La loi Taubira du 15 août 2014 :
Contrainte pénale, libération sous contrainte et justice restaurative
1. Contrainte pénale
La loi sur le mariage homosexuel, qui a été présentée et défendue brillamment devant le Parlement par la Garde des Sceaux, Christiane Taubira, fait encore l’objet de débats et de manifestations passionnés, ce changement culturel étant vécu par certains comme une atteinte à des valeurs importantes de notre société. Et le nom de Christiane Taubira est souvent associé à cette seule loi votée au cours de l’exercice de son mandat ministériel. Or, Christiane Taubira a été à l’origine d’une autre loi, tout autant sinon plus révolutionnaire, mais dont on parle beaucoup moins. Cette loi, qui concerne l’exercice de la justice, s’intitule « loi relative à l’individualisation des peines et renforçant l’efficacité des sanctions pénales ». Elle a été préparée pendant plusieurs années par des contacts avec de nombreux professionnels de la justice, de l’administration pénitentiaire, du soin et du monde associatif, et a donné lieu en 2013 à une « conférence de consensus », méthode de travail couramment utilisée dans le domaine du soin, mais pour la première fois dans le domaine de la justice. Le jury de cette conférence de consensus a formulé un certain nombre de propositions qui ont été reprises dans le projet de loi, voté par le parlement le 15 août 2014. Qu’y a-t-il de révolutionnaire dans cette loi ? Tout d’abord la création d’une nouvelle peine, dite « contrainte pénale », qui présente l’originalité de s’exercer « dans la communauté », c’est-à-dire en milieu ouvert, et sans faire référence à la prison. Habituellement, les peines prononcées pour sanctionner délits et crimes sont des peines d’emprisonnement, ferme ou avec un sursis et une « mise à l’épreuve ». Quand un condamné énonce qu’il a « pris 6 mois de sursis », cela veut bien dire qu’il a été condamné à 6 mois d’emprisonnement, mais qu’il bénéficie d’un sursis et qu’il n’ira en prison que s’il commet une nouvelle infraction durant la durée de la mise à l’épreuve ou s’il ne remplit pas les obligations et interdictions qui lui ont été formulées. De même lorsqu’on parle de peines « alternatives », telles que les Travaux d’Intérêt Général, les TIG, il s’agit bien d’alternatives à la prison. La prison reste la peine de référence.
Ce que la « contrainte pénale » apporte de complètement nouveau, c’est l’absence de référence à la prison. Un délinquant peut aujourd’hui être condamné à autre chose que la prison ou à un substitut de la prison. C’est là un changement culturel fondamental. Il reste certes une ambiguïté puisque la contrainte pénale est donnée au délinquant pour des délits qui ne justifieraient pas plus de 5 ans d’emprisonnement dans le modèle pénal traditionnel. On fait donc encore référence à la prison ! (Toutefois, la loi prévoit d’étendre la possibilité d’utiliser la contrainte pénale pour des délits relevant de peines de prison plus longues, à partir de 2017.). Deux ans après le vote de la loi, la contrainte pénale est encore très peu utilisée par les tribunaux, dans la mesure où nombre de magistrats considèrent que cette nouvelle peine est pratiquement identique au « sursis avec mise à l’épreuve ». Certes, si le délinquant qui a bénéficié d’une contrainte pénale ne remplit pas les obligations ou ne respecte pas les interdictions qui accompagnent cette peine, un nouveau jugement peut aboutir à une nouvelle sanction qui pourra éventuellement comporter cette fois une incarcération. Pourtant, il s’agit d’un changement de paradigme important. Et d’ailleurs, une commission présidée par M. Cotte, commission chargée par la Garde des Sceaux de réfléchir à la simplification du système pénal, préconise très clairement, en 2015, de supprimer le sursis avec mise à l’épreuve pour permettre l’avancée de la nouvelle contrainte pénale.
Lorsqu’un autre Garde des Sceaux, Robert Badinter, a fait voter en septembre 1981 l’abolition de la peine de mort, ce changement radical a été immédiatement mis en application par les cours de justice (et il s’agissait bien d’une volonté politique courageuse, alors que l’opinion publique n’y était pas majoritairement favorable). La contrainte pénale ne peut pas avoir le même résultat puisqu’il ne s’agit pas pour autant de supprimer les peines de prison. La prison reste une « nécessité pour la république » comme l’indique le sous-titre d’un livre intitulé « La prison » écrit par Pierre-Victor Tournier, le principal initiateur de l’idée de la contrainte pénale, qu’il aurait souhaitée nommée encore plus clairement « contrainte pénale exercée dans la communauté ». Et par ailleurs, les magistrats, qui tiennent à leur indépendance, gardent le choix entre les peines qui sont à leur disposition. Sans un effort pédagogique courageux de la part du monde politique, l’opinion publique continuera à faire pression pour que la prison reste la sanction de référence… Et la surpopulation dans les prisons continuera d’augmenter et les gouvernements, de droite comme de gauche, continueront à prévoir des constructions nouvelles de prisons, alors que d’autres pays parviennent à diminuer le nombre de leurs prisons.
2. Libération sous contrainte
La libération sous contrainte est une autre innovation mise en place par cette loi. Jusqu’à présent une personne condamnée à une longue peine avait la possibilité de demander une « libération conditionnelle » avant le terme de son incarcération. Cet aménagement de la peine pouvait être accordé par le juge de l’application des peines lorsque le condamné avait un comportement satisfaisant en prison, qu’il remplissait ses obligations d’indemniser la victime, et qu’il avait un projet professionnel et d’accueil à sa sortie de détention. Un suivi par le service d’insertion et de probation est alors mis en place, accompagné d’un certain nombre d’obligations et d’interdictions jusqu’à l’échéance de la fin officielle de la peine. Toutes les études montrent que les personnes sorties de prison avec une mesure de libération conditionnelle récidivent moins que les « sorties sèches », c’est-à-dire en fin de peine et sans aucun suivi à la sortie. Et pourtant, très peu de détenus bénéficient d’une telle mesure, même lorsqu’ils la sollicitent. Là encore, la pression d’une certaine partie de l’opinion qui voudrait que les peines de prison soient exécutées intégralement sans « remises de peine » et sans libérations conditionnelles, vient sans doute freiner les magistrats pour accorder des sorties pourtant bénéfiques à la société.
La loi Taubira innove en prévoyant de systématiser l’étude de la possibilité de libération avant la fin de peine :
Lorsqu’une personne détenue a exécuté les deux tiers de sa peine d’emprisonnement, elle pourra désormais bénéficier du nouveau dispositif de libération sous contrainte prévu par l’article 720 du Code de procédure pénale.
Il s’agit d’une mesure qui permet à une personne détenue de purger le temps de peine qu’il lui reste en dehors du centre de détention, et ce, sous forme d’un aménagement de peine « classique » à savoir :
•une semi-liberté (la personne dort en prison, et sort en journée),
•un placement à l’extérieur (régime proche de la semi-liberté),
•une libération conditionnelle (libération anticipée à condition de respecter un certain nombre d’obligations),
•ou un placement sous bracelet électronique.
En principe, la personne n’aura pas besoin d’adresser une demande spécifique au Juge de l’application des peines car en vertu de la nouvelle loi, le Juge de l’application des peines, assisté de la Commission de l’application des peines (composée de différents représentants de l’établissement pénitentiaire) devra automatiquement examiner la situation des personnes condamnées qui ont exécuté les deux tiers de leur peine et dont le quantum global de la peine restant à purger est inférieur ou égal à 5 ans. L’idée est bien d’accompagner le détenu dans la fin de sa peine, afin qu’il se réinsère progressivement.
3. La justice restaurative
Troisième élément totalement innovant : des mesures de justice restaurative, qui existent dans de nombreux pays depuis une trentaine d’années, sont désormais possibles en France. Voici l’article de loi qui la définit :
A l'occasion de toute procédure pénale et à tous les stades de la procédure, y compris lors de l'exécution de la peine, la victime et l'auteur d'une infraction, sous réserve que les faits aient été reconnus, peuvent se voir proposer une mesure de justice restaurative.
Constitue une mesure de justice restaurative toute mesure permettant à une victime ainsi qu'à l'auteur d'une infraction de participer activement à la résolution des difficultés résultant de l'infraction, et notamment à la réparation des préjudices de toute nature résultant de sa commission. Cette mesure ne peut intervenir qu'après que la victime et l'auteur de l'infraction ont reçu une information complète à son sujet et ont consenti expressément à y participer. Elle est mise en œuvre par un tiers indépendant formé à cet effet, sous le contrôle de l'autorité judiciaire ou, à la demande de celle-ci, de l'administration pénitentiaire. Elle est confidentielle, sauf accord contraire des parties et excepté les cas où un intérêt supérieur lié à la nécessité de prévenir ou de réprimer des infractions justifie que des informations relatives au déroulement de la mesure soient portées à la connaissance du procureur de la République.
La justice pénale traditionnelle est une justice « rétributive » qui sanctionne la transgression d’une norme juridique. Le crime est un acte qui porte atteinte à l’Etat. L’infracteur a transgressé la Loi de l’Etat. C’est l’Etat qui est la victime principale. La justice met l’accent sur la responsabilité abstraite de l’infracteur, sur le passé de la faute et applique la peine prévue par la loi, cette peine devenant juste en elle-même, le respect des règles l’emportant sur le résultat. La personne victime n’est qu’une victime secondaire qui va pouvoir cependant demander une indemnisation financière des dommages subis. Mais l’inflation pénale actuelle qui tend au « tout répressif » est le symptôme d’un système judiciaire qui s’essouffle. « Le taux moyen de récidive est anormalement élevé, sauf à observer qu’il concerne presque uniquement les délits, la récidive criminelle demeurant exceptionnelle. Le recours récent aux dispositifs ultra-sécuritaires (allongement des délais de prescription, peines plancher, rétention de sûreté, y compris pour les mineurs) ne changera rien à cette instrumentalisation de la politique criminelle à des fins de pénalisation massive de la pauvreté socio-culturelle et économique de la plupart de nos concitoyens concernés par le crime. Sinon à davantage remplir encore nos prisons » (Robert Cario 2010).
La justice pénale peut malgré tout avoir aussi une fonction réhabilitative lorsqu’elle permet à l’infracteur de se responsabiliser, de se corriger et de retrouver une place dans la société. La prison en elle-même, lieu d’exclusion, est rarement conçue pour faciliter cette réhabilitation. C’est pourtant le travail des conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation. Et c’est tout particulièrement l’objectif de la protection judiciaire de la jeunesse qui fournit aux mineurs délinquants des moyens de responsabilisation et de réparation personnelle. Mais le plus souvent la victime reste la grande oubliée.
La philosophie restaurative considère que le crime est d’abord une atteinte aux personnes et aux relations interpersonnelles. C’est un conflit qui porte atteinte à la paix sociale. Cette forme de justice va donc donner une place centrale à la victime et se concentrer sur sa souffrance et les dommages subis, et sur les besoins autant de la victime que de l’infracteur. Or, la victime, qui a souvent vécu ces dommages comme un trauma, a besoin de parler de ses émotions et d’être restaurée en ayant la confirmation qu’elle n’est pas la responsable de ce qui lui est arrivé. Et pour cela, la reconnaissance des faits par l’auteur est un point de départ indispensable. Quant à l’auteur, il importe de ne pas le considérer a priori comme un danger, mais de lui donner la possibilité d’entreprendre des actions positives et d’affirmation de soi. Les actions de justice restaurative vont donc chercher à identifier les besoins et les obligations de chacun des protagonistes concernés (l’auteur, la victime mais aussi la communauté), en permettant la réciprocité de la parole, le partage des émotions et la recherche de solutions consensuelles, tournées vers l’avenir, permettant la réparation de tous les préjudices. Ceci implique bien évidemment de la part de l’auteur la reconnaissance de la faute commise, et par ailleurs une participation volontaire de tous les protagonistes.
La justice restaurative a ainsi un triple objectif :
-Réparation de la victime
-Responsabilisation de l’auteur
-Rétablissement de la paix sociale.
La Belgique parle de justice « réparatrice », le Québec a choisi l’appellation de justice « restauratrice », les pays anglo-saxons disent : « restorative » justice. La France a finalement retenu le terme anglo-saxon de justice restaurative, sans doute afin de bien mettre l’accent sur la restauration du lien, qui a été rompu par l’infraction, qu’elle soit délictueuse ou criminelle.
Les deux formes principales que peut prendre la justice restaurative sont d’une part la rencontre directe entre l’infracteur et sa victime, en présence d’un médiateur, facilitateur de la rencontre, éventuellement avec le concours de membres de la communauté, et d’autre part des médiations indirectes regroupant des auteurs d’infraction et des victimes, mais qui ne sont pas les victimes de ces infracteurs, et toujours en présence de facilitateurs, accompagnés de représentants de la société civile.
La loi du 15 août 2014 prévoit explicitement la possibilité de telles actions, à l’occasion de toute procédure pénale et à tous les stades de la procédure. C’est dire que la justice restaurative ne s’oppose pas à la justice pénale traditionnelle, « rétributive » ou punitive, mais en est un complément.
Cette loi se heurte cependant, dans notre « millefeuilles législatif », à d’autres lois qui en limitent les possibilités. Michelle Alliot-Marie, Garde des Sceaux en 2010, a fait voter une autre loi pénitentiaire intitulée « loi tendant à réduire le risque de récidive ». On notera la grande prudence des termes employés : il ne s’agit pas d’une loi pour éviter la récidive, mais une loi d’espérance qui tend seulement à en réduire le risque… Un article de cette loi donne au juge de l’application des peines la possibilité d’interdire à un condamné de s’approcher de sa victime à la sortie de la détention, en fonction de la nature du délit et de la personnalité de l’infracteur. Mais cette interdiction devient systématique pour les crimes et les délits de nature sexuelle. Et bien souvent l’interdiction de contact entre l’auteur de délit ou de crime sexuel et sa victime est déjà formulée lors du jugement lui-même, et ne fait que prolonger l’interdiction décidée au début de la phase d’instruction. Cette idéologie de la coupure du lien, que l’on peut comprendre pendant le temps de l’instruction de l’affaire, est exactement à l’opposé de la philosophie de la restauration du lien prônée par la justice restaurative. Certes, il est prévu que le juge de l’application des peines puisse, de manière exceptionnelle et clairement motivée, lever cette interdiction. Mais le code de procédure pénale ne prévoit pas de manière claire si et comment la victime peut demander la levée de cette interdiction. Cet article de loi vise bien entendu à protéger « la victime », comme s’il n’existait qu’un type de victime toujours apeurée devant l’infracteur, et sans se poser la question des besoins individuels réels de telle ou telle victime. Or, en ce qui concerne les personnes qui ont subi des agressions sexuelles intrafamiliales, certaines souhaitent clairement reprendre des contacts avec le parent qui les a agressées[1]. Alors, plutôt que poser une interdiction systématique avec quelques exceptions, et afin de pouvoir appliquer les modalités de la justice restaurative, il serait préférable de poser d’abord le principe de la possibilité de rencontres entre auteur et victime lorsque la victime le demande et que l’auteur reconnaît les faits et a déjà fait un travail personnel sur la compréhension de ses comportements (rencontres à réaliser seulement lorsque l’un et l’autre donnent leur accord, et toujours en présence d’un médiateur), et de prévoir l’interdiction de contacts seulement dans les autres cas. Mais la peur de la récidive est telle dans l’opinion et chez nos élus qu’il paraît difficile d’envisager une modification de la loi en ce qui concerne délits et crimes sexuels.
Depuis deux ans donc, quelques expériences se font jour en France, à l’initiative de services publics dépendant de la justice (Services pénitentiaires d’insertion et de probation, protection judiciaire de la jeunesse), d’associations d’aide aux victimes, et avec le soutien d’organismes tels que l’Institut Français de la Justice Restaurative dont le siège est à Pau, ou l’ARCA (association pour la recherche en criminologie et victimologie appliquées) dont le siège est à Tours, qui assurent aussi des formations sur la justice restaurative. L’ARCA vient d’organiser une conférence européenne sur la justice restaurative le 21 novembre dernier à Paris, et les 18 et 19 janvier 2017, c’est l’IFJR qui organise une conférence internationale sur le sujet au Palais de l’Unesco à Paris. Mais déjà, en 2013, l’Ecole Nationale de la Magistrature avait organisé un séminaire de formation sur la justice restaurative à destination de magistrats.
Dans notre département du Calvados, nous participons à un projet avec la Protection Judiciaire de la Jeunesse. Projet tout à fait innovant en France, mais qui copie des pratiques belges ou néo-zélandaises qui datent de plus de 20 ans. Lors de ces « conférences restauratives » animées par un médiateur, le mineur délinquant est invité, accompagné de personnes proches de son choix (parents, éducateur…) à rencontrer sa victime, elle-même accompagnée de proches (dont par exemple le service d’aide aux victimes). Des rencontres individuelles préalables ont permis de confirmer leur accord pour participer à cette rencontre en même temps que la réalité de l’infraction. La rencontre commence par un échange sur le vécu de l’infraction par les deux protagonistes et doit permettre ensuite au groupe victime + ses proches de proposer des actions pour réparer les dommages subis par la victime. Si la victime accepte les propositions du mineur, un protocole d’accord est signé et l’effectivité des réalisations est vérifiée dans les mois qui suivent. La présence et la participation des proches constituent une garantie et un soutien du jeune pour la réalisation des actions prévues. Et le magistrat est informé du résultat de cette « conférence restaurative ». L’infracteur et la victime sont enfin questionnés sur l’intérêt qu’ils ont trouvé à cette mesure.
Ce projet pourrait se concrétiser en 2017. Il est porteur de beaucoup d’espoir autant pour une meilleure prise en compte du vécu des victimes que pour une meilleure individualisation des besoins du délinquant. Espoir et crainte en même temps, car nous ne savons pas, bien que cette loi soit votée depuis deux ans, si les futurs gouvernements mettront l’accent sur la réparation ou sur la répression.
Michel SUARD
ATFS
30 novembre 20216
[1] Les pages n° 3, 5, 7, 8, 24 de ce blog présentent notre expérience de rencontres entre auteurs et victimes de crimes sexuels intrafamiliaux (inceste)