Je ne sais pas si j’ai raison. En fait, bien sûr que je pense que j’ai raison ! mais ce n’est pas en fonction d’une théorie a priori ou en application de lectures d’ouvrages de spécialistes, mais c’est simplement à la suite de mon expérience clinique que je pense préférable d’être autant à l’écoute des victimes que des auteurs de violences sexuelles.
Il y a une trentaine d’années, un juge m’a demandé de recevoir un jeune homme. Grand adolescent, « jeune majeur », il avait commis des abus sexuels sur le petit-fils de l’assistante maternelle chez qui il vivait depuis l’âge de 3 ans. Les entretiens ont mis en évidence des violences dont il était témoin chez ses parents lors des visites chez eux, aux périodes de vacances. Mais ce jeune homme m’a finalement révélé qu’il avait été contraint, chez l’assistante maternelle, d’avoir des « jeux sexuels » avec un autre jeune gardé, sous la direction très active d’un gendre de l’assistante maternelle, précisément le père de l’enfant qu’il avait abusé. Ce jeune a ainsi été le premier à m’apprendre qu’on pouvait être auteur d’abus après avoir été victime. Devais-je le traiter en tant qu’auteur ou en tant que victime ? J’ai appris à cette occasion que la violence agie pouvait être un message (et ici en forme de vengeance) adressé à l’ancien agresseur.
À la même époque, j’ai reçu en consultation une femme d’une cinquantaine d’années, qui était empêtrée dans son histoire d’inceste ancien. Victime d’abus – et son récit des abus subis était fort impressionnant – par son père, elle avait prévu de porter plainte à sa majorité (21 ans à l’époque). Elle n’en avait pas eu le temps. Il était mort, pratiquement dans ses bras, quand elle avait 18 ans. Elle a ensuite connu un long passage d’« amnésie traumatique », et n’avait retrouvé tous les souvenirs des violences subies qu’à la naissance de son fils. Lorsqu’elle a voulu parler de ce passé à ses frères et sœurs, ils n’ont jamais pu la croire puisqu‘elle était la « préférée du père » ! Et depuis, elle s’est sentie coupable de tout, coupable de la mort de son père, puis plus tard de sa mère, coupable du moindre détail qui ne marchait pas dans ses responsabilités associatives ou municipales, coupable d’avoir raté l’éducation de son fils unique (mention très bien au bac, et aujourd’hui chirurgien !). Bien sûr, le « sentiment de culpabilité » est bien différent de la culpabilité d’un acte réellement commis. Mais j’ai appris ainsi que les notions de victime et de coupable pouvaient être très liées.
Plus tard, j’ai proposé mes services à la prison de Caen, pour y animer un groupe thérapeutique pour des auteurs d’inceste (ils étaient nombreux à la prison de Caen). Or, dès la deuxième séance, un homme condamné a conseillé à un de ses collègues du groupe qui voyait sa fille victime régulièrement au parloir, de ne la rencontrer qu’en présence du psychologue. C’est ainsi que j’ai commencé, alors que ce n’était pas prévu dans mon programme de départ, à médiatiser des rencontres entre un homme condamné et sa ou ses anciennes victimes, à condition bien sûr qu’elles acceptent ou, le plus souvent, qu’elles en fassent la demande. Quelques-unes ont pu révéler qu’elles avaient accusé leur père à tort, et pourquoi elles l’avaient fait. Pour d’autres, une rencontre unique leur a permis une explication et a en quelque sorte officialisé la rupture. Certaines, par contre, ont pu renouer des liens. Dans leur ensemble, ces victimes se sont senties réparées, l’auteur des abus devenant un véritable tuteur de résilience quand il déculpabilisait la victime en énonçant qu’il était le seul responsable, et qu’elle avait bien fait de révéler les abus.
À la prison, il est arrivé qu’on me demande (la direction, le service social, le service médico-psy, la famille elle-même) d’élargir la rencontre à l’ensemble de la famille. En outre, quelques familles sont venues à ma consultation pour parler d’une histoire d’inceste ancienne.
Ces différentes expériences, que je n’ai jamais programmées à l’avance, ne m’ont pas permis de prendre parti pour telle ou telle victime contre le monstre auteur du viol, ni pour tel ou tel auteur victime d’un complot induit par sa femme et par sa fille. Les rencontres avec des victimes, avec des auteurs, avec les deux ensemble, voire avec toute la famille, m’ont permis d’être à l’écoute des uns et des autres, et de travailler à redresser l’image de l’autre, faussée par les actes incestueux. Sans jugement.
Sans jugement ? Est-il possible de ne pas éprouver du dégoût, de la haine, face à tel auteur qui parle du viol commis sur son enfant, qu’il s’agisse d’un ou une ado ou d’un bébé ? Ce n’est possible que si je décide que la personne que je rencontre ne se définit pas uniquement par les actes interdits, mais plutôt comme un être humain qui a lui-même vécu des violences, violences qui n’excusent en rien le crime ou le délit commis, mais qui seront un point de départ pour commencer à comprendre la répétition de la violence, peut-être même à comprendre que la violence agie est une mise en acte de la violence subie, une façon de « parler » de la violence subie, indicible. Une telle attitude est plus facile à adopter si l’auteur est capable d’exprimer des regrets, des remords. C’est plus difficile s’il se présente comme la victime d’un complot, ou s’il présente la personnalité d’un égocentrique manipulateur (que beaucoup appellent « pervers narcissique »). Dans ces cas-là, le travail thérapeutique peut se révéler tout à fait inutile.
C’est difficile aussi lorsque, sans connaître l’auteur, on ne rencontre que la victime et que son récit nous émeuve et nous trouble, voire nous horrifie, et surtout si elle manifeste un besoin de sanction ou de vengeance à l’égard de l’auteur. Là se trouve d’ailleurs un danger important pour les thérapeutes et les organismes qui ne reçoivent que des victimes : le risque que l’empathie éprouvée pour la victime se transforme en une identification à la victime au point de partager son désir de vengeance et de devenir des militants contre la corporation des auteurs, avec l’impossibilité affichée de rencontrer un auteur. On peut noter d’ailleurs que les thérapeutes qui ne reçoivent que des victimes ne reçoivent pas n’importe quelle victime. Il y a une catégorie clairement rejetée : les personnes qui ont été victimes dans le passé et qui sont devenues infracteurs. Pour ces anciennes victimes, seule la répression est envisagée.
Avoir dans sa patientèle aussi bien des victimes que des auteurs constitue une garantie pour éviter de telles dérives. Cela suppose de se doter de deux attitudes apparemment contradictoires. D’une part, il importe de se donner la capacité d’une proximité émotionnelle avec le ou la patiente, auteur ou victime. On est loin de la « neutralité bienveillante » rogerienne longtemps valorisée. La rencontre thérapeutique est en effet d’abord un partage émotionnel. La mise en mots des émotions ressenties de part et d’autre va ainsi se révéler un outil important. Mais, d’autre part, et en même temps, une prise de distance est nécessaire qui permette d’observer à la fois le sujet lui-même et dans ses relations, et surtout la relation entre moi et lui (ou elle). C’est là ma définition de l’empathie.
Cette nécessaire prise de distance peut se trouver facilitée lorsque l’intervenant peut être accompagné d’un co-intervenant, ou s’il peut bénéficier d’une supervision.
Et si j’évoque l’observation du sujet et de ses relations, c’est que ma formation systémique, et tout particulièrement mon expérience d’entretiens conjoints auteur-victime, m’ont appris à me préoccuper, lorsque je rencontre un auteur, de la victime, de ce qu’elle a pu ressentir, de ce qu’elle peut penser et vivre, du vécu des autres membres de la famille. De même, lorsque je rencontre une victime, je questionne aussi la nature des relations passées avec l’auteur, et aussi l’attitude du reste de la famille, nécessairement impactée, ce que les uns ou les autres ont vu ou su, les éventuelles tentatives pour en parler, ou les manœuvres pour garder le secret imposé…
Dans le travail thérapeutique avec un auteur, il est habituel de rechercher et de développer son degré d’empathie pour sa victime. Le thérapeute qui ne travaille qu’avec des victimes aura bien du mal, par contre, à aborder la question du vécu de l’auteur des abus. Il faut évoquer ici le petit livre intitulé « Présumé coupable » dans lequel Isabelle Guso, ancienne victime, se met entièrement à la place d’un auteur d’abus et raconte son parcours, à la première personne. Sur un plan différent, la fondatrice de l’association L’Ange Bleu, Latifa Benari, qui a subi dans son enfance, des violences sexuelles de la part d’un proche de la famille, a d’abord voulu venir en aide à des victimes, puis s’est vite rendu compte qu’il était important de s’intéresser avant tout aux auteurs. Elle est ainsi à l’écoute, au téléphone ou en direct, depuis 1998, avec des personnes attirées sexuellement par des enfants pour les aider à ne pas passer à l’acte. Et elle anime des groupes de parole composés d’auteurs potentiels, d’hommes accros aux sites pédopornographiques, condamnés ou non, mais aussi de victimes, de parents de victimes, de conjoints d’auteurs, en orientant tel ou tel, en cas de besoin, vers une prise en charge individuelle. Ces deux exemples montrent qu’il est possible, même pour quelqu’un qui a été victime, de ne pas avoir peur des auteurs. Car ce qui frappe chez les thérapeutes qui ne reçoivent que des victimes, c’est précisément la peur de se confronter aux auteurs, perçus comme des monstres incurables, alors que l’aide aux victimes devrait leur permettre de se débarrasser de leur peur de l’auteur, autrement que par sa seule incarcération.
Il est intéressant de noter une évolution sensible du côté des thérapeutes d’auteurs. C’est ainsi que les CIFAS (congrès internationaux francophones sur l’agression sexuelle), qui se réunissent tous les deux ans, depuis 20 ans, soit en Europe soit au Québec, se préoccupaient au début uniquement des auteurs et de leur devenir. Puis l’essentiel des communications a porté sur la prévention du risque de récidive. Mais les derniers congrès ont accordé une place importante aux soins aux victimes. De même, les CRIAVS (Centres régionaux pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles) répondent de plus en plus à des demandes directes de victimes. Ces évolutions montrent bien l’intérêt, pour le traitement de la violence, de se préoccuper à la fois des auteurs et des victimes. Intérêt aussi pour le thérapeute lui-même qui peut ainsi, en s’approchant tantôt des victimes, tantôt des auteurs, conserver une distance objective face à ces situations complexes.
Une étape supplémentaire consiste à rencontrer ensemble un auteur et sa victime, ce qui oblige à accorder autant d’écoute, d’attention, et d’empathie pour chacun, le souci premier de venir en aide à la victime n’empêchant pas alors de comprendre les souffrances passées de l’auteur exprimées dans ses passages à l’acte. Et cela amène nécessairement à s’intéresser aux dysfonctionnements de leur groupe d’appartenance, c’est-à-dire à la famille dans son ensemble. Toutes les fois que je peux pratiquer de telles rencontres, j’ai la satisfaction (c’est important pour le narcissisme de l’intervenant !) de constater l’apaisement ressenti aussi bien par la personne qui a été victime que par son ancien agresseur, qu’il y ait ou non par la suite une reprise des contacts entre eux. Les exemples les plus marquants ont été lorsque l’auteur a remercié la victime (le plus souvent sa fille) de l’avoir dénoncé, stoppant ainsi les abus, et reconnaissant en même temps la légitimité de la sanction. Ou bien lorsqu’une victime m’a dit avoir vécu cette rencontre comme une « renaissance ». Ces rencontres médiatisées entre un auteur et sa victime constituent une des formes de la « justice restaurative » qui permet l’expression des émotions et des besoins de chacun, et qui se révèle un bon moyen de réparation des dommages psychologiques.
Dans le domaine voisin des violences conjugales, ma participation à l’animation de groupes de parole au Centre d’Information sur les Droits des Femmes et des Familles du Calvados me confirme l’intérêt et l’importance de travailler avec des victimes et avec des auteurs, puisque le groupe de parole de victimes existe depuis 1998, et que ce sont les participantes de ce groupe qui ont demandé qu’un travail identique puisse se faire avec des auteurs. Le groupe de responsabilisation d’auteurs de violences conjugales a fonctionne depuis 2007. Nous utilisons dans chacun de ces groupes les témoignages et les ressentis formulés dans l’autre groupe, au point que les auteurs de violences conjugales nous demandent maintenant, de plus en plus, de rencontrer une ancienne victime dans leur groupe afin de se confronter directement au vécu des victimes. Nous n’avons pas encore envisagé de réunir dans un même groupe un nombre égal d’auteurs et de victimes comme cela se fait dans les « conférences condamnés-victimes » mises en place dans les actions de la justice restaurative dans les situations de crimes. Mais la réflexion fait son chemin. Nous avions déjà noté dans un article qui date de 2011 (sur ce blog, page 23-1, 23-2, et 23-3 « Prise en charge des victimes, et Prise en charge des auteurs) tout l’intérêt de recevoir aussi bien des victimes que des auteurs.
Décidément, je pense avoir raison de défendre ce point de vue, même si certaines personnes continuent à estimer qu’avoir de l’empathie pour un auteur empêche la relation avec une victime. Les soins pour la victime sont essentiels, certes, mais cela ne saurait priver de traiter en même temps la souffrance de l’auteur qui est bien souvent une ancienne victime, et parce que la prévention de la récidive reste une protection indispensable de sa victime.