THÉRAPIES DE FAMILLE ET DE GROUPE AUPRÈS D’AUTEURS D’ABUS SEXUELS, AU SEIN DE LA PRISON, (ET À L’EXTÉRIEUR DE LA PRISON)
article paru dans Les Cahiers de l’AFIREM n° 39 Janvier 2002 sur le thème :
La Loi du 17 juin 1998 : Le suivi socio-judiciaire des auteurs d’agressions sexuelles sur mineurs
Cet article comporte deux parties :
1°- le suivi de détenus pendant leur incarcération, en sachant qu’ils ne sont pas soumis à une obligation de soins, mais qu’ils subissent de très fortes pressions (du Juge d’Application des Peines, de l’Administration Pénitentiaire, du Service d’Insertion et de probation, du service médical parfois).
2°- l’obligation de soins après l’incarcération, dans le cadre soit d’une libération conditionnelle, soit d’un suivi socio-judiciaire, puisque je rencontre aussi quelques ex détenus – certains connus en détention et qui ont souhaité continuer avec moi, d’autres qui m’arrivent sur le conseil d’un Conseiller d’Insertion et de Probation -. C’est une telle situation clinique – particulière et originale – que je vous présenterai dans cette seconde partie.
Je précise, en préambule, que, du fait de ma formation de thérapeute familial systémique, je ne m’occupe que d’auteurs d’abus sexuels intra-familiaux. Je ne les regarde pas comme des personnes présentant des « troubles des conduites sexuelles », avec une psychopathologie personnelle, une organisation mentale qu’il faudrait soigner. Je les considère comme des personnes dont les actes abusifs peuvent être entendus, du moins en première hypothèse, comme une demande sociale d’intervention, d’arrêt, de sanction, voire de soins. Ce sont des personnes dont les abus sont survenus au sein d’un dysfonctionnement familial, voire plus que familial, et pas seulement des personnes qui ont nécessairement déjà subi elles-mêmes un traumatisme d’ordre sexuel.
1. Le travail thérapeutique en prison
J’ai déjà eu l’occasion de présenter mon travail lors de journées ou de congrès de l’AFIREM et de l’ISPCAN, à LILLE et à ANGERS en particulier, avec un compte-rendu dans les actes de ces congrès.
Je me contenterai de rappeler simplement le contexte de ces interventions en milieu carcéral, et pour vous présenter un aspect des « résultats » de ce travail, je vous lirai une production d’un détenu, une lettre qu’il a écrite à sa victime.
J’interviens en prison, d’une part au Centre Pénitentiaire de CAEN, où 70 % des détenus sont condamnés pour des crimes sexuels (dont 150 environ pour inceste), avec une convention entre mon association employeur et le CHS de CAEN qui gère le Service Médico-Psychologique Régional de CAEN. J’interviens aussi au Centre de Détention d’ARGENTAN, avec une convention passée avec le CHS d’ALENçON. Dans chacun de ces deux établissements pénitentiaires, j’anime un groupe de thérapie pour des « personnes condamnées pour des abus sexuels intra-familiaux ». Si je préfère parler ainsi plutôt que de dire « groupe d’abuseurs ou de pères incestueux », c’est parce qu’ils ne sauraient être définis par cette seule appellation. Ce sera même une donnée importante du travail thérapeutique que de rechercher ce qu’ils sont d’autre, quelles compétences – y compris parentales – ils peuvent encore mettre en jeu. Je m’oppose en cela au courant de pensée qui considère qu’un « père abuseur » ne doit plus être considéré comme un père et devrait être systématiquement déchu de l’autorité parentale.
Outre le travail de groupe (animé à ARGENTAN avec le Dr SOYRIS ici présente), qui n’exclut pas les entretiens individuels en cours de thérapie, j’essaie toutes les fois que c’est possible de faire un travail d’entretiens ou au moins de contacts avec la famille lorsque celle-ci a gardé des contacts avec le condamné. Cela m’a donné l’occasion de réaliser même un certain nombre d’entretiens thérapeutiques particulièrement « forts » réunissant l’auteur d’abus et sa ou ses victimes.
Voici maintenant un résultat concret du travail thérapeutique de groupe. Un détenu a écrit une lettre à sa victime. Il s’agit de sa sœur qu’il n’a pas revue depuis le procès. Il a été condamné à 7 ans de prison pour viol sur cette sœur. Il est venu « à reculons » dans le groupe, vivement incité par le médecin psychiatre. Très timide, il regardait souvent la porte de la salle se demandant s’il n’allait pas pouvoir s’échapper. Il fallait, dans les premières séances, « aller le chercher » pour qu’il parvienne à s’exprimer. Et à la neuvième séance (les séances ont lieu au rythme de 2 par mois) il a timidement sorti de sa poche un papier qu’il nous a tendu pour que nous le lisions. Invité à le lire lui-même au groupe, il nous a lu ceci, qu’il nous a autorisé ensuite à utiliser dans des rencontres comme celle d’aujourd’hui.
Lettre de confession et d’analyse après 8 séances de thérapie avec Mme SOYRIS et M. SUARD que je remercie pour leur métier.
Pour ne pas t’offusquer davantage, je ne pense pas que tu puisses recevoir ou lire cette lettre un jour, mais je me dois de l’écrire pour t’exprimer tous mes regrets car mes actes sont impardonnables, lâches et inqualifiables. J’ai agi comme un égoïste en ne pensant qu’à mon plaisir personnel sans me préoccuper de ta souffrance et de ton angoisse quotidienne à laquelle tu étais contrainte. Ce sont mes actes et moi seul qui est le responsable dans cette histoire, ma situation actuelle n’est que justice comparé à tout le mal que j’ai pu te faire pendant toutes ces années.
Mon manque de franchise a été de ne pas reconnaître les faits lorsque tu les as dénoncés devant toute la famille et par mon manque de courage tu as été mise à l’écart de toute la famille qui t’a fait passer pour une menteuse car personne ne pouvait s’imaginer que de tels faits avaient pu se produire au sein même du milieu familial.
Je ne peux te demander de me pardonner car moi-même je ne pourrai jamais me pardonner ce que je t’ai fait subir contre ta volonté, car ton silence et ton impuissance à me repousser étaient liés à une très grande angoisse provoquée par mon comportement malsain et incompréhensible..
Je souhaite que mes aveux et mon jugement te permettront de vivre un peu mieux et que ton état psychologique aille de mieux en mieux. Je suis actuellement dans un groupe de parole. Après plusieurs séances, j’ai pris conscience que ma timidité, mon immaturité, et la peur de m’exprimer ont pu contribuer à de tels agissements mais que cela ne justifie en rien la responsabilité qui m’incombe.
Maintenant que j’ai compris pas mal de choses, mon plus grand souhait est de réparer tous les dégâts que j’ai occasionnés autour de moi, en commençant si tu le veux bien par te réhabiliter au sein de la famille, en leur disant toute la vérité « chose qui ne sera pas facile pour moi ». Mais c’est à moi de leur dire et surtout de les persuader à 100 % que c’est moi et moi seul le responsable de toute cette affreuse histoire.
En espérant que les choses redeviennent pratiquement comme avant, il faudra être patient et surtout beaucoup de temps pour cela car les faits de cette histoire s’atténueront un peu mais ne s’effaceront jamais de nos mémoires.
Je regrette qu’au sein de notre famille le manque de communication évident et les mensonges incessants entre nous ont créé une atmosphère malsaine où l’autorité constante et le manque d’écoute prédominaient sur le temps qui aurait dû être consacré à notre éducation….
J’espère que cette dure épreuve de la vie que je vis en ce moment m’apportera un peu plus de maturité pour que je puisse affronter les gens qui m’entourent et les petits tracas de la vie quotidienne. Sans oublier le plus important à mes yeux qui est la communication car sans elle on ne peut évoluer normalement…
Après qu’il ait lu cette lettre dans le groupe, les autres membres du groupe lui ont vivement conseillé de ne pas la garder pour lui mais bien de l’adresser à sa sœur. En fait, non seulement il a adressé cette lettre à sa sœur, mais il en a envoyé une copie à ses parents et à ses autres frères et sœurs. Sa sœur ne lui a pas répondu, mais elle a repris contact par téléphone avec ses parents et elle a pu leur exprimer sa colère. L’auteur de la lettre a pu par ailleurs reparler de tout cela avec ses parents lors d’une permission
Cette lettre présente l’intérêt de contenir la plupart des thèmes abordés dans le travail thérapeutique : la reconnaissance des faits, le sentiment de culpabilité, à assumer seul sans la projeter sur la victime, la conscience des dommages psychologiques causés à la victime, la prise de conscience du manque de communication intra-familiale (la lettre est plus qu’une prise de conscience, c’est un changement majeur dans le mode de communication),
Le besoin de « réparer » au-delà de la seule réparation financière représentée par le versement de dommages-intérêts peut prendre une autre forme, lorsque les faits n’ont pas été niés par la famille, comme dans le cas ci-dessus. Il s’agit alors de remercier la victime pour avoir dénoncé les faits. Un autre détenu a écrit ceci à sa victime : « … Je tiens à ce que tu saches que je n’ai absolument aucun reproche à t’adresser, bien au contraire. En effet, c’est grâce à ton courage que les choses ont pu changer, pour toi, mais pour moi aussi, et je t’en remercie du fond du cœur. Grâce à ton intervention, j’ai pu entreprendre une thérapie dès mon incarcération et qui se poursuit encore maintenant. J’en tire de grands bénéfices, je ne suis plus celui que j’étais, je suis devenu un homme responsable qui veut être un père, un vrai père et j’entends bien y parvenir et le rester.
Avec l’aide de mon psychologue, j’avance dans la bonne direction. Grâce à toi, j’ai pu resserrer des liens familiaux avec mes sœurs et mes parents, bien plus forts qu’auparavant. On peut dire que j’ai des frères, des sœurs et des parents qui m’ont retrouvé tel que j’aurais dû être et que je suis devenu, c’est-à-dire un homme responsable… ».
Je terminerai cette première partie en évoquant la situation d’un autre détenu venu me voir sur pression du Juge d’Application des Peines (il faut bénéficier d’un suivi pour avoir droit à une permission de sortie).Cet homme a des contacts avec ses 4 fils, mais n’en a plus avec ses deux filles aînées, victimes de ses abus sexuels. Il reconnaît la réalité des abus mais pas autant que ce qui a été dit par les victimes (nature des actes, durée). Il admet cependant complètement sa culpabilité et la légitimité de sa peine. Il explique l’exagération des victimes par la pression d’une de ses sœurs qui a elle-même été abusée par son propre père et qui a dit de lui (lequel ? son père ou son frère ?) : « il ne paiera jamais assez pour ce qu’il a fait ». Le père avait été condamné à l’époque à un an de prison. Ce patient, qui était bébé à l’époque, ne l’a su qu’au moment de son propre procès. Les abus sur ses deux filles ont été commis après divorce et en état d’alcoolisation ancienne et lourde.
Il dit aujourd’hui qu’en dénonçant les abus à leur majorité (5 ans après les faits), ses filles lui ont « sauvé la vie », c’est-à-dire aidé à guérir de son alcoolisme. Il a maintenant envie de vivre.
Selon les informations qu’il a de ses filles par leurs frères, elles semblent avoir une vie sociale satisfaisante. Mais je m’interroge sur leur devenir affectif, sur les soins qu’elles ne demandent pas, (surtout si à la culpabilité « normale » s’ajoute une culpabilité d’avoir exagéré les faits, peut-être pour être crues, comme le suggère leur père). On sait que l’ami de l’aînée lui interdit de revoir son père, de lui écrire.
L’auteur d’abus a droit à des soins obligés. Que peut-on faire pour les victimes ?
Dans ce cas, mon projet est qu’au moins l’auteur puisse écrire à ses victimes pour les remercier de lui avoir sauvé la vie.
2. Suivi socio-judiciaire avec obligation de soins – cas clinique
Un couple marié avec 2 enfants. Jessica a 7 ans, et Alain 4 ans au moment des faits. Jessica a dit à sa nourrice que son père « touchait sa nénette », puis plus tard, elle dira qu’ elle lui a « touché sa quéquette et qu’un liquide blanc en est sorti ». La nourrice en a parlé à la mère qui a eu du mal à croire. Elle a emmené sa fille chez une psychologue qui, après plusieurs entretiens a informé le Parquet. Pendant l’enquête, le père a complètement nié les accusations portées contre lui. La fillette a confirmé sa version aux policiers, à l’expert psychiatre. Le père n’a pas été incarcéré. Mis sous contrôle judiciaire, il a été interdit de contact avec sa femme et ses enfants et est allé vivre chez un frère à 25 km pendant les 18 mois de l’instruction. Au cours de l’instruction, Jessica se rétracte, y compris devant deux autres experts psychiatres. Mais cette rétractation est perçue comme « floue ». La première accusation est considérée comme la plus crédible.
Néanmoins, le jugement ne sera pas sévère : un an de prison avec sursis et 3 ans de suivi socio-judiciaire avec obligation de soins (bien que les experts aient conclu à l’inutilité de soins compte tenu du déni de l’auteur). Le père revient donc vivre au foyer, les deux parents étant rassurés par la rétractation de leur fille.
Le père demande au Juge d’Application des Peines (sur le conseil du C.I.P.) que les soins individuels obligés soient transformés en thérapie familiale.
Je suis sollicité, flatté par une demande aussi originale, sans en voir le piège. En effet la demande des parents est double : Tout d’abord, ils demandent une aide pour reconstruire la famille après 18 mois de séparation, et avec les difficultés qu’on imagine (rancœurs, incompréhension…). Mais ils demandent en outre à savoir pourquoi leur fille a menti.
J’ai accepté la première demande, mais j’ai dû refuser la deuxième, en expliquant que je ne savais pas si elle avait menti ou plutôt quand elle avait menti, et en me référant aux expertises que l’on m’avait adressées. J’ai pris en compte toutefois le fait que Jessica devait porter un poids bien lourd pour elle et qu’elle pourrait m’en parler le moment venu, à sa demande et en confidence.
Le travail thérapeutique a pu se mettre en place sur cette base, sans aucune difficulté et avec une excellente coopération de toute la famille. Les parents et les enfants ont pu travailler sur leur fonctionnement familial, sur le partage des tâches entre les parents (la mère est infirmière, le père peintre en bâtiment, illettré, ancien élève d’IME, placé très tôt à l’ASE), sur la place des enfants (le jeune garçon se comporte comme un petit tyran à la maison). On a pu assister progressivement à une restitution « structurale » de la place de chacun. On a pu évoquer sans difficulté des questions autour de l’illettrisme, l’autorité, mais aussi de la sexualité. Les enfants ont été rassurés sur la solidité du couple des parents qui ne se dispute plus (dans le passé, des retours tardifs du père, alcoolisé, étaient à l’origine de nombreux conflits).
Après un an de rencontres, je rappelle à Jessica ma proposition de la voir seule, et je lui fixe un rendez-vous, où, sans lui poser de questions, j’évoque les deux hypothèses auxquelles je suis confronté : réalité des abus puis rétractation, ou invention d’une histoire. Je lui explique que je penche pour la première explication, la rétractation visant sans doute à éviter l’éclatement de la famille, et je valorise une telle attitude de sa part. Mais avant que j’aie terminé, elle se met à pleurer et me dit que son père ne lui a rien fait. Je n’ai pas voulu refaire une investigation approfondie des raisons de son allégation, mais c’est elle-même qui m’a dit : « vous vous rendez compte, tous les matins, ma nourrice me demandait si mon père m’avait touchée… ».
Que faut-il en penser ?
J’ai relu attentivement les expertises psychiatriques de la fillette. On s’aperçoit que la parole de l’enfant, lorsqu’elle se rétracte, est perçue comme instiguée par le père. Le père a nié, il s’est fâché, il a évoqué la possibilité qu’un autre que lui ait pu commettre des abus sur Jessica, il a évoqué une cousine de Jessica qui avait été abusée par son père. La rétractation de Jessica reprenait ces arguments.
Mais personne ne s’est posé la question du processus de la révélation à la nourrice, ni pourquoi la fillette a parlé à la nourrice et pas à la mère, alors que les relations nourrice-famille étaient loin d’être bonnes (la mère a toujours eu le sentiment que la nourrice lui « raptait » sa fille), et que les relations mère-fille étaient tout à fait satisfaisantes (on constate souvent des relations difficiles entre la mère et la fille dans les situations incestueuses).
J’ai failli alerter le Juge d’Application des Peines pour lui dire que cet homme était innocent et que l’obligation de soins n’était pas justifiée. Mais après réflexion, j’ai pensé que je n’étais pas absolument sûr du discours de la fillette, et que de toute façon je n’avais pas à remettre en cause les décisions de justice. Et surtout, il m’est apparu que le travail avec cette famille n’était pas terminé. Il reste à travailler sur l’inquiétudede Jessica que son père lui en veuille toujours , sur la « culpabilité » de la fillette, et sur la manière dont la famille va gérer tout cela.
Conclusion
1. Pour les psy qui, intra-muros comme extra-muros, sont appelés à travailler avec des auteurs d’abus, il n’est pas possible de se cantonner dans l’attitude trop classique de l’attente de la demande. Il faut se renseigner de façon précise sur les motifs de la condamnation (avoir communication des expertises, voire de l’acte d’accusation) pour savoir de quoi on aura à parler, ou peut-être de quoi on devrait parler. Il faut ensuite aller chercher les informations auprès du patient lui-même. Un détenu d’ARGENTAN disait cela d’une manière originale : « Vous, vous nous tire-bouchonnez, ça fait des fois un peu mal, mais ça fait avancer… ».
La raison de cette attitude, c’est qu’il ne peut y avoir de « demande » verbale claire et directe de la part du patient puisque le passage à l’acte est précisément l’expression de l’impossibilité d’une communication claire et directe. Aussi est-il utile de partir de l’hypothèse que le passage à l’acte était un appel à l’aide, souvent en même temps qu’un appel à la sanction.
2. Pour conclure sur la situation de suivi socio-judiciaire évoquée en deuxième partie, et pour boucler la boucle du thème abordé par l’AFIREM sur la loi de juin 1998, c’est-à-dire pour revenir aux auditions d’enfants, je ne dirai que 3 mots : 1 : prudence, 2 : prudence, 3 : prudence.
Michel SUARD Psychologue
A.T.F.S. CAEN
19/10/01