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  • : Le site web de l'association de thérapie familiale systémique - Caen (14)
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                                           ARSINOE
Colloque ARSINOE NANTES octobre 2002

 

 

INTRODUCTION

 

Lorsque j’ai été sollicité par l’équipe d’ARSINOE pour intervenir dans ce colloque, j’ai été tout de suite intéressé parce qu’attiré par cette idée de porter un « autre regard » sur l’inceste. Mais, à la réflexion, cette idée peut se révéler dangereuse si elle consiste à démolir ou à critiquer ce que disent, pensent ou font les « autres » professionnels. Il y a tout juste vingt ans que nous acceptons la réalité de l’inceste, que les professionnels ont commencé à porter un autre regard que celui du fantasme installé par la théorie freudienne. Mais la connaissance des mécanismes incestueux est encore trop imparfaite et imprécise pour qu’on puisse s’asseoir sur des théories sûres. Nous sommes en face d’une connaissance sans cesse en devenir, en mouvement. C’est donc aujourd’hui en refusant toute idée de certitude qu’on pourra poser cet autre regard sur l’inceste.

 

Par exemple, cela ne me convient pas du tout d’entendre certains professionnels, thérapeutes, affirmer de façon péremptoire, qu’un homme qui a eu des rapports incestueux avec sa fille n’a plus le droit d’être père, et qu’il devrait être systématiquement déchu de ses droits parentaux. Pourtant, les cas sont suffisamment nombreux où l’enfant victime sait faire la différence entre les actes commis, inacceptables, voire impardonnables, et la personne auteur de ces actes, mais aussi d’attitudes parentales tout à fait adéquates, pour que l’on évite de prendre des positions définitives.

 

Je souhaite aussi que l’on puisse porter un autre regard sur les auteurs d’actes incestueux que celui de notre ministre de la reconstruction, qui a déclaré dans une interview au journal Le Monde : « Il nous faut réfléchir aux peines de substitution. Mais il reste que, pour beaucoup de délinquants - criminels et délinquants sexuels -, il n’existe guère d’alternatives à l’incarcération ». Il serait souhaitable d’y réfléchir avant d’être aussi catégorique.

 

L’ « autre regard » sur l’inceste, c’est aussi le nom même de l’association :.ARSINOE. Cela m’intéresse bien de ne pas limiter l’inceste à la seule relation père-fille, puisque cette reine égyptienne Arsinoé II Philadelphe, de la dynastie des Lagides, avait épousé son frère Ptolémée II Philadelphe, sur lequel, selon mon Larousse, « elle eut une grande influence ».  (J’ai cru comprendre toutefois que l’association Arsinoé ne prônait pas pour autant la légalisation de l’inceste ou le mariage entre la victime de la relation incestueuse et son auteur !). Mais, là encore, la théorie œdipienne nous a surtout sensibilisés à ce que Pierre LEGENDRE nomme « un crime contre la généalogie », c’est-à-dire une relation sexualisée entre deux personnes de la même lignée, et nous pensons surtout à la relation entre un père et sa fille, encore que l’histoire d’Œdipe soit en fait une histoire de relation entre un fils, majeur, et sa mère, ce que notre code pénal n’a d’ailleurs pas prévu de condamner.  

 

Il est sans doute important de rappeler que l’inceste n’existe pas dans notre code pénal français. Ce qui est pénalisé, c’est toute forme d’atteinte ou d’agression sexuelle visant des mineurs ou des personnes dites vulnérables, avec des facteurs aggravants lorsque l’auteur d’abus est détenteur d’autorité sur la victime (parent, éducateur, prêtre…).

 

Plutôt que de parler d’inceste, je préfère d’ailleurs parler d’abus sexuels intra-familiaux. Je travaille en effet en prison avec des personnes condamnées pour avoir commis des agressions sexuelles ou des viols sur des membres de leur famille. Les victimes peuvent être des fils, des filles, des beaux-fils ou des belles-filles, des petits-enfants, des neveux ou nièces, des cousins ou cousines, des frères et des sœurs.

 

L’ « autre regard » que propose ARSINOE vise notamment à prendre en compte la victime, le parent incestueux et son conjoint. C’est bien ce regard global que j’essaie de porter en tant que thérapeute familial systémique. Dans un livre intitulé La douleur invisible de l’enfant, Jorge BARUDY évoque très justement, à côté de l’auteur et de la victime de violence, le rôle joué par les tiers, tiers actifs plus ou moins instigateurs de la relation abusive, mais aussi tiers passifs, c’est-à-dire tous ceux qui sont témoins mais qui ne bougent pas pour arrêter ce type de relation. Et l’ensemble de la famille (et pas seulement le conjoint) est acteur du jeu relationnel à l’intérieur duquel s’installe la relation incestueuse.

 

Je ne souhaite pas d’ailleurs limiter ma réflexion à la seule violence sexuelle, mais bien l’élargir à toutes les formes de maltraitance intra-familiale. Autrement dit, je regrouperai volontiers pour l’analyse, des situations de violence physique ou psychologique et des situations d’inceste, plutôt que des situations de viols incestueux avec des viols pédophiles.

 

Je m’intéresse aux fonctionnements familiaux générateurs de violences, quelles que soient les formes de la violence, physique, psychologique ou sexuelle. Mais j’éviterai néanmoins de parler de «famille maltraitante » comme le propose le titre d’un ouvrage de Stefano CIRILLO. Outre le fait que ce qualificatif porte un jugement de valeur, il importe de constater (et cela fait partie du travail thérapeutique) que la famille maltraitante est en même temps maltraitée, de même qu’il est nécessaire de rechercher dans l’histoire de l’auteur d’agressions sexuelles, quelles sont les situations où il a été victime, non pas nécessairement d’agressions sexuelles, mais de violence en général, non pas pour excuser ses passages à l’acte, mais simplement pour comprendre ce qui s’est rejoué.

 

 

Plutôt que de familles maltraitantes, ou incestueuses, je préférerai parler de familles à transactions violentes. Ces familles sont le plus souvent des familles « enchevêtrées », selon l’expression de MINUCHIN. Familles fermées sur l’extérieur, mais qui ne présentent pas de frontières claires à l’intérieur. Familles ou « personne n’est à sa place ». Familles aussi qui ne savent pas communiquer sur leurs émotions, et où les passages à l’acte physiques ou sexuels sont à comprendre comme des modes de communication non-verbale.

 

RACAMIER parle de familles « incestuelles » lorsque ce type de fonctionnement ne va pas jusqu’au passage à l’acte incestueux. Il faut en effet préciser que la plupart des familles avec passages à l’acte incestueux sont des familles « incestuelles », c’est-à-dire qu’elles présentent un fonctionnement « enchevêtré », mais que toutes les familles incestuelles ne développent pas nécessairement des passages à l’acte.

 

Par ailleurs l’appellation « incestuelle » présente l’inconvénient de focaliser le regard sur l’aspect sexuel des relations intra-familiales, alors qu’il me semble que ce type de fonctionnement peut générer aussi bien de la violence physique que de la violence sexuelle.

 

J’insiste dans cette introduction sur l’importance des mots que nous utilisons, car ils sont toujours porteurs de sens, porteurs de représentations qu’il importe de préciser. C’est ainsi qu’en écrivant sur mon ordinateur un courrier concernant un détenu, je tapais la phrase suivante : « je rencontre le père avec ses enfants, dont les garçons victimes ». Le correcteur d’orthographe m’a alors signalé que « ce groupe nominal est féminin pluriel » et il m’a proposé de remplacer « garçons victimes » par « filles victimes ». Le fait que « victime » soit un substantif féminin et que « agresseur » n’ait pas acquis de féminin lors de la féminisation récente de notre vocabulaire montre bien que la représentation habituelle des abus veut que l’auteur d’abus soit un homme et la victime une femme….

 

C’est pourquoi, quand je parle de mon travail, j’essaie d’éviter de parler d’ « abuseurs » ou de « pères incestueux », puisque je ne vois pas que des pères d’une part et que d’autre part ils ne sont pas qu’abuseurs.

 

Je travaille donc en prison, en Normandie, à CAEN et à ARGENTAN, avec des personnes condamnées pour des crimes sexuels ou des délits intra-familiaux. Je les vois en groupe ou/et avec leur famille. Je suis salarié d’une association : l’association de thérapie familiale systémique à CAEN, qui a passé une convention avec le CHS de CAEN et le CHS d’ALENCON, pour que je travaille d’une part avec le S.M.P.R. de CAEN depuis 1995, d’autre part avec l’U.C.S.A. d’ARGENTAN depuis 1998. J’interviens aussi à l’extérieur des murs de la prison lorsque je rencontre des détenus, seuls, en couple ou en famille, au cours de permissions de sortie, quand ils sont en libération conditionnelle ou en chantier extérieur.

 

PREMIERE PARTIE

 

La réflexion que je souhaite mener avec vous s’articulera autour d’une question : Pourquoi y a-t-il si peu de récidives d’inceste ?

 

J’emploie le terme « récidive » dans son sens judiciaire : je parle donc des personnes qui ont commis un crime incestueux, qui ont été condamnées à une peine de réclusion criminelle, qui sont sorties de prison, qui ont commis un nouveau crime de même nature et qui ont été à nouveau condamnées. Et j’emploie le terme « inceste » au sens évoqué tout à l’heure d’abus sexuel intra-familial, au sens large.

 

Cette question peut paraître curieuse, puisque selon les médias, il semble bien que tous les auteurs d’agressions sexuelles sont présentés comme des récidivistes. Or une recherche récente (1997) de l’administration pénitentiaire, portant sur le parcours pénal de tous les condamnés pour viol ou attentat à la pudeur entre 1984 et 1995, révèle que le taux de récidive de viol varie entre 2,5 et 4 % selon l’année étudiée. Ce qui signifie que plus de 96 % des condamnés ne récidive pas. Cette étude ne distingue pas entre les viols sur des personnes adultes, les viols incestueux et les viols pédophiles. Or on sait que les personnes condamnées pour actes pédophiles récidivent plus que les personnes qui s’en prennent aux enfants de la famille. Le taux de récidive des situations d’inceste est donc très certainement inférieur à ce chiffre. En ce qui concerne les agressions sexuelles (les anciens « attentats à la pudeur ») le taux est de 8,5 à 10 %.

 

Or on a tellement l’habitude de considérer que ces hommes qui ont commis des crimes aussi odieux sont des malades, incapables de contrôler leurs pulsions, qu’on a du mal à croire, à admettre qu’ils ne recommenceront pas après leur sortie de prison.

 

Nos parlementaires ne viennent-ils pas, en 1998, de voter une loi qui oblige à des soins pendant plusieurs années après la sortie de prison de ces condamnés. Ce suivi socio-judiciaire assorti d’une obligation de soins parle bien de la peur de la récidive, pour tous les condamnés suite à des agressions sexuelles sur mineurs.

 

Les plus grands spécialistes du traitement des agressions sexuelles, réunis récemment dans une conférence de consensus sur ce sujet, mettent d’ailleurs en doute cette recherche, en considérant que les taux sont fortement biaisés par l’absence de prise en compte des périodes d’incarcération qui suivent nécessairement la première condamnation. Mais pourquoi ne pas admettre que l’incarcération peut être un facteur de non-récidive ?

 

Le Professeur COUTANCEAU parlait récemment à la télévision d’un taux de récidive de 10 % pour les cas d’inceste et d’un chiffre supérieur pour les cas de pédophilie.

 

En ce qui me concerne, j’ai rencontré depuis 1995 environ 130 détenus condamnés pour viols ou agressions sexuelles intra-familiaux. Seulement deux personnes en étaient à leur seconde condamnation pour le même genre de délit. Il s’agissait de personnes condamnées pour agression sexuelle. Aucun de mes patients condamné pour viol n’est un récidiviste.

 

Une recherche faite par un psychiatre du SMPR de CAEN sur les troubles psychiatriques de la population du Centre Pénitentiaire de CAEN en 2000, nous apprend que sur les 400 détenus étudiés, 278 le sont à la suite de condamnations pour « affaires de mœurs ». 218 pour viols de mineurs de moins de 15 ans, dont 156 à l’intérieur de la famille. 5 % de ces 218 (donc crimes incestueux + pédophiles) sont condamnés pour la deuxième fois pour un crime similaire.

 

Donc, de toute façon, nous sommes dans une fourchette qui varie entre o et 10 % de récidive de viols incestueux. C’est bien sûr beaucoup trop, mais c’est sans commune mesure avec les 65 % de taux de récidive des autres formes de criminalité (braquages, meurtres..).

 

Je me permets donc d’affirmer que les auteurs d’agressions sexuelles sur mineurs récidivent très peu après qu’ils aient été condamnés. Et lorsque ces agressions ou ces viols se produisent à l’intérieur de la famille, le taux de récidive est encore plus faible.

 

Nous avons donc à faire à des crimes et des délits particuliers, beaucoup moins récidivants que les autres formes de criminalité, et qui néanmoins sont condamnés aussi sévèrement sinon plus, et pour lesquels sont prévus des soins qui veulent éviter la récidive, alors qu’il n’y a que très peu de récidive.

 

J’ouvre une parenthèse, parce que je sais que dans la salle se trouvent des travailleurs sociaux qui sont confrontés à des situations difficiles, je veux parler des « non-lieu » décidés par le Juge d’Instruction et des « classement sans suite » du parquet. Situations dans lesquelles des abus révélés par un enfant n’ont pas pu être poursuivis pénalement faute d’éléments ou de preuves. Les abus peuvent alors se répéter. Mais nous ne sommes pas dans la situation de la « récidive » au sens judiciaire.

 

J’ai bien dit que la récidive était très faible, après condamnation. C’est dire l’importance de l’intervention judiciaire pour l’auteur de l’acte incestueux. C’est-à-dire que c’est l’intervention judiciaire, la sanction sociale, qui permet d’éviter la récidive, et non pas nécessairement le soin.

 

Mais il faut très vite nuancer cette affirmation. Tout d’abord, si la sanction apparaît nécessaire, justifiée et souvent bénéfique pour l’auteur, il me semble que ce ne soit pas aussi vrai pour la victime. La plupart des victimes que j’ai rencontrées demandaient trois choses : que les faits s’arrêtent, qu’on les croie lorsqu’elles en parlent et que l’auteur reconnaisse la réalité des faits. Mais en règle générale, elles ne demandent pas l’incarcération de l’auteur. Souvent même, on note un sentiment de culpabilité d’avoir parlé précisément parce qu’elles ne voulaient pas que leur agresseur soit mis en prison. Dans quelques cas seulement, les abus ont tellement détruit la victime que la condamnation vient utilement remplacer le désir de vengeance ou de mort de l’agresseur ressenti par la victime.

 

D’autre part, en ce qui concerne l’auteur, ce qui lui a été profitable, c’est que les choses ont été dites, que des mots ont été mis sur les actes qu’il a commis. Et je suis frappé par le nombre important de condamnés qui ont reconnu les faits dès leur arrestation, contrairement à ce qui se véhicule couramment. Et, plus encore, presque tous les détenus que j’ai rencontrés m’ont dit leur sentiment de soulagement lorsqu’ils ont été interpellés par la police ou la gendarmerie. Plusieurs m’ont dit, textuellement, qu’ils se sentaient « libérés » en prison. C’est dire qu’au moment de la commission des actes abusifs, ils savaient, plus ou moins confusément, qu’ ils transgressaient un interdit. Et c’est la parole qui les libère, au moins autant que la sanction elle-même, que tous mes patients estiment nécessaire, même si tous jugent la condamnation trop longue.

 

Il est vrai que la France est en Europe le pays le plus répressif à l’égard des auteurs de délits et de crimes sexuels. C’est chez nous que les condamnations sont les plus nombreuses et les plus lourdes. En France 95% des condamnés pour viols sont condamnés à une peine d’emprisonnement ferme (comme en Angleterre ou en Suède), mais 59% seulement en Allemagne ou 68% en Suisse où l’on a adopté une attitude différente avec des soins beaucoup plus développés. Par ailleurs nous détenons le record de la longueur des peines. Des peines de 5 ans et plus sont prononcées dans 81% des condamnations par nos tribunaux. Ce pourcentage n’est que de 12% en Allemagne et 15% en Suisse.

 

Nous avons donc un élément de réponse important à notre question initiale : le faible taux de récidive de viols sur mineurs de moins de 15 ans peut s’expliquer par le fait que l’arrestation, l’enquête, l’instruction, le jugement, ont permis de mettre des mots sur ces actes interdits, actes que l’auteur savait interdits mais dont il ne pouvait parler lui-même.

 

Mais alors deux questions se posent, si le risque de récidive est objectivement si mince :

1° pourquoi des peines aussi longues ? et 2° à quoi servent les soins ?

 

Pourquoi des peines aussi longues ? Le code pénal prévoit en effet en cas de viol des peines de réclusion criminelle d’une durée maximale de 15 ans, et de 20 ans en cas de facteurs aggravants (viol sur mineur de 15 ans, viol sur personne vulnérable, viol par personne ayant autorité…). Si l’administration pénitentiaire sait qu’il y a très peu de récidive, l’opinion publique ne le sait pas, et ses représentants, que sont nos législateurs, ne veulent sans doute pas le savoir. Et puis, s’ils sont peu nombreux, il y en a qui récidivent, et ceux-là font souvent la une des journaux écrits et parlés, et le principe de précaution qui figure en bonne place parmi les principes fondamentaux de la gouvernance moderne, conduit à punir de la même manière tout le troupeau même s’il n’y en a que quelques-uns de très atteints. Il est vrai par ailleurs que nous ne savons pas encore bien distinguer, sur un plan diagnostique, parmi les auteurs d’abus sexuels, ceux qui sont franchement pervers et ceux qui ne le sont pas.

 

À quoi servent donc les soins ?  Et pourquoi est-ce que je crois en leur utilité ?  La mise en mots, commencée dans le cadre judiciaire, doit être poursuivie dans le cadre thérapeutique, c’est-à-dire dans un cadre non jugeant, pour aider à comprendre que ces actes abusifs, ces violences agies, sont un mode de communication non-verbale qui parle d’autres violences, pas nécessairement sexuelles, qui ont été subies par l’auteur ou dans sa famille.

 

L’objectif du travail thérapeutique, c’est qu’il devienne possible de parler de la violence, mais aussi de tout ce qui est de l’ordre émotionnel, si possible avec la famille, de façon à ce que ce soient les règles mêmes du fonctionnement familial qui se trouvent modifiées. L’objectif est donc de prévenir les risques de reproduction de la violence, quelle que soit sa forme, à la génération suivante.

 

D’où l’intérêt de travailler avec la famille du détenu, toutes les fois que c’est possible.

 

Lorsque les enfants, victimes ou non victimes, de la personne condamnée viennent au parloir de la prison, on parle de tout et de rien, mais surtout pas des raisons pour lesquelles le père est incarcéré. Tout le monde est, bien entendu, au courant, mais tout le monde fait comme s’il ne s’était bien passé. La règle du secret est ainsi préservée. C’est cette règle qu’il importe de modifier. Les entretiens familiaux ont alors pour but d’aider le détenu à parler des abus qu’il a commis, d’aider aussi les enfants à poser des questions, en particulier lorsqu’ils craignent la récidive. La mise en mots de ces questions et de ces réponses constitue un changement important dans les habitudes de la famille. Elle permet l’apprentissage d’un nouveau mode de fonctionnement familial qui constitue une garantie supplémentaire de la non-récidive pour l’auteur. Mais c’est surtout une garantie de la non-reproduction de tels abus chez les enfants lorsqu’ils deviennent adolescents ou adultes.

 

L’entretien entre un père incarcéré et ses enfants permet aussi que cet homme s’autorise à reprendre une place de père. Nombre d’hommes condamnés pour des abus sur des enfants pensent qu’ils n’ont plus le droit d’exercer la moindre autorité sur leurs enfants. C’est le cas de Max, qui a abusé de ses deux garçons aînés. Ils n’ont pas parlé des abus subis, mais ils ont agi ce qu’ils avaient subi sur leur jeune sœur, qui a dénoncé les faits. C’est ce qui a amené la condamnation du père à 12 ans de prison, et le placement des deux garçons en foyer. Une mesure d’AEMO a été décidée pour l’ensemble de la famille, et l’éducatrice a réussi à convaincre la mère de la nécessité pour les enfants de rendre visite à leur père. Nous avons pu ainsi pendant 2 ans organiser à chaque période de vacances une dizaine d’entretiens entre le père et ses enfants, avec l’éducatrice. Ce père a pu parler des raisons de son incarcération, mais il n’osait pas intervenir pour mettre de l’ordre lorsque les enfants se disputaient. Je sais d’ailleurs qu’avant l’incarcération, il n’avait pas plus d’autorité. C’était sa femme qui détenait l’autorité, sur lui et sur les enfants. Il se situait au même niveau que ses enfants, voire s’interposait entre la mère et les enfants lorsqu’il estimait les punitions trop sévères. Lors des entretiens en prison, il a commencé à apprendre à intervenir pour faire la police. Il a surtout réussi à expliquer aux aînés qu’ils n’avaient pas à rabaisser leur sœur comme ils avaient tendance à le faire. Et ses consignes ont été en grande partie respectées. Certes, tout n’est pas parfait, et je trouve que cet homme a toujours tendance à faire une différence entre les garçons et les filles. Mais il est clair que quelque chose a changé dans les relations père-enfants, avec un plus grand respect de l’autorité de la part des enfants. Et ce « père abuseur » a réussi à reprendre une place de père, reconnue par les enfants, sauf peut-être par la fille victime de ses frères qui ressent encore un sentiment de honte devant les actes commis par son père.

 

Ces actes interdits justifient une sanction, mais si ces crimes sont aussi différents des autres formes de criminalité, ne faudrait-il pas réfléchir à d’autres formes de sanction que ces trop longues incarcérations assorties d’une forte incitation à des soins que le faible taux de récidive ne justifie pas ?

 

 

Je reviens à la question des « classements sans suite » vécue douloureusement par les travailleurs sociaux, et plus encore par les victimes qui ont le sentiment de ne pas avoir été entendues. Je crois que nous sommes là face à une sorte d’effet pervers de notre système judiciaire.

 

Tout d’abord, il faut revenir sur l’obligation de signalement. Dans les pays où il existe l’obligation de signaler un abus, plus de la moitié des cas de maltraitance d’enfant dénoncés n’ont pu être confirmés par l’enquête du Parquet. Par ailleurs, il s’écoule beaucoup de temps entre le signalement, l’enquête et les décisions de justice. Pour la victime, il s’agit là d’une situation très préjudiciable. Le placement de l’enfant paraît être un bon moyen d’assurer sa sécurité. Une enquête scientifique récente a toutefois démontré que dans certains cas, l’abus continue lors des droits de visite ou qu’il n’est que provisoirement interrompu. L’illusion d’un filet se refermant inexorablement sur tous les abuseurs sexuels ne doit pas être entretenue par la conviction selon laquelle l’obligation de signaler les abus serait la réponse parfaite.

 

Dans de nombreux pays, il existe une obligation de signaler les abus. Aux  Etats-Unis, le nombre de cas signalé annuellement continue de croître, mais le pourcentage de cas non-confirmés suit le même mouvement.

 

Je viens de citer là un court passage d’un rapport d’une commission nationale belge contre l’exploitation sexuelle des enfants. C’est cette commission mise en place après l’affaire Dutroux et la fameuse « Marche blanche » qui préconise l’instauration d’un droit de signalement et non une obligation de signalement, avec des protocoles de collaboration entre le secteur judiciaire et le secteur de l’aide sociale. Nous n’en sommes pas en France à imaginer que le secteur social puisse intervenir directement dans des situations d’abus sexuels puisque l’usage veut que l’autorité administrative transmette systématiquement au Parquet tous les signalements concernant des abus sexuels, même seulement suspectés. Mais il faut savoir que plus nous « signalons », plus nous provoquons de « classements sans suite » ou de « non lieu » à poursuite pénale.

 

D’autre part, je suis frappé par l’étrangeté d’un certain nombre de décisions judiciaires. Les classements sans suite interviennent essentiellement lorsque l’auteur présumé nie les accusations portées contre lui. Je constate par ailleurs que certaines personnes qui ont nié les faits tout au long de l’enquête et lors du jugement sont néanmoins condamnées, mais le plus souvent à des peines minimum, alors que ceux qui ont reconnu les faits vont être condamnés au maximum de la peine prévu par le Code. Il semblerait donc, si ce raisonnement est juste, qu’un auteur d’abus a tout intérêt à nier les faits dont on l’accuse, sauf bien sûr s’il se sent suffisamment coupable pour éprouver du soulagement dans l’aveu des faits et même dans sa condamnation. Mais n’aurions-nous pas moins de dénis et donc moins de classements sans suite si les auteurs d’abus sexuels avaient une assurance d’indulgence de la justice en cas d’aveu des faits ?…

 

 

 

DEUXIEME PARTIE  Cas cliniques

 

Pour clore cet exposé, je voudrais évoquer trois situations dans lesquelles la peur de la récidive a été un obstacle à un travail familial.

 

Jean-Jacques est condamné pour avoir abusé de ses trois jeunes sœurs. Ses parents et son frère viennent le voir régulièrement au parloir. J’ai pu les rencontrer une fois, mais il n’a pas été possible de faire parler les parents sur les abus dont le fils s’est rendu coupable. La page doit être tournée. On n’en parle plus. Jean-Jacques a très bien compris que c’est précisément le manque de communication, la règle du secret, qui a, entre autres, conduit à ses débordements. Et il s’inquiète pour le devenir affectif de ses sœurs, devenues majeures, avec qui il voudrait bien pouvoir s’expliquer. J’ai donc écrit aux trois sœurs pour tenter un premier contact avec elles :

 

Mesdemoiselles,

Je suis le psychologue qui rencontre régulièrement votre frère au C.D. de CAEN. Je l’ai vu récemment avec vos parents et votre frère Lucien. Vos parents nous ont parlé de vos inquiétudes pour le jour où Jean-Jacques sortira de prison. Il m’a semblé nécessaire de vous écrire pour vous préciser plusieurs choses : Contrairement à ce qui se dit dans la presse ou à la télé, des études très sérieuses montrent que les personnes qui ont été condamnées pour des crimes sexuels recommencent très rarement. Lorsqu’il s’agit de relations sexuelles à l’intérieur de la famille (inceste), le nombre de récidives est encore plus faible. Et enfin, je pense que ceux qui récidivent sont seulement ceux qui nient leurs actes et qui ne veulent pas se soigner. Jean-jacques présente donc très peu de risques de recommencer. De plus depuis que je le vois, je trouve que votre frère évolue de manière très positive. Il a beaucoup mûri. Il regrette profondément les actes qu’il a commis. Il a compris beaucoup de choses sur le fonctionnement de la famille. Il souffre surtout de ne pouvoir avoir de nouvelles de ses enfants, et il s’inquiète sincèrement de ce que peuvent penser aujourd’hui ses sœurs, les trois aînées comme les trois plus jeunes. Il se sent coupable et n’a aucune idée de vengeance contre personne. Il a appris depuis qu’il est en prison l’importance de parler de ce qui s’est passé dans la famille, et de parler de ses sentiments, sans faire de secrets, ce qui me semble une habitude familiale très ancienne. Je souhaite que vous parliez entre vous trois de cette lettre, et que, si vous vous posez d’autres questions sur le devenir de votre frère et de votre famille, vous en parliez ensemble et que vous me les écriviez ensemble. J’essaierai de vous répondre.

 

Voici la réponse que j’ai reçue :

 

Nous avons discuté. Nous nous inquiétons de sa sortie, car nous ne voulons plus le voir. Pour nous, nous n’avons plus de grand frère, en parlant de Jean-Jacques. Nous voulons qu’il nous fiche la paix et qu’il nous laisse vivre. Il ne doit pas venir chez chacune d’entre nous. Vous dites qu’il ne faut pas écouter la presse, mais nous ne nous fions pas à ceci, mais à ce qui a été dit au procès : « il y a risque de récidive ». Vous dites que le risque de récidive est très faible. Qui vous dit qu’il fait partie des très faible. Vous ne pouvez pas assurer qu’il ne recommencera pas. Vous dites qu’il regrette. C’est facile à dire (on ferait tout pour sortir de là). Il faut réfléchir ; ce n’était pas un enfant, et il savait que c’était des choses interdites. Et puis pour nous, il n’existe plus. C’est plus la peine de nous écrire, sauf si il sort, il faut nous prévenir. Quand vous dites que nous parlons de nos sentiments dans notre famille, cela est totalement faux, nos parents ne nous ont jamais parlé de ce qui s’est passé, ni répondu à la question : « pourquoi n’ont-ils pas pu nous protéger ? ». Nous sommes maintenant majeures, nous retournons voir nos parents, nous parlons de la pluie et du beau temps, mais jamais de ce que nous avons éprouvé pendant notre enfance, nous n’avons jamais eu aucune communication comme dans d’autres familles, nous nous exprimons mieux sur papier. Ils ne savent pas comme nous avons souffert, ils n’ont pas réalisé ce qui s’est passé, je crois qu’ils ont été mis à l’écart, je crois qu’il aurait fallu qu’ils aillent voir une personne comme vous. Ils vont voir leur fils comme s’il n’avait fait aucun malheur. C’est à vous que nous écrivons et pas à lui, vous ne devez pas montrer cette lettre à qui que ce soit. Nous ne voulons plus voir cet homme et c’est très clair dans notre tête, nous voulons que l’on nous prévienne quand il sortira, car nous aurons peut-être des enfants, et le sachant dehors, nous avons le devoir de protéger nos enfants. Cette lettre n’est pas un accord pour qu’il sorte, si c’est ce que vous désirez, car nous ne sommes pas naïves, vous êtes son psychotre, et vous voulez qu’il sorte, mais mettez vous de notre côté… Il doit purger sa peine totalement. Nous, ce qu’il nous a fait, on s’en souviendra toute notre vie. Lui, c’est pour quelques années.

 

Jean-Jacques est sorti en libération conditionnelle. J’ai fait un nouveau courrier aux trois sœurs pour leur donner des informations sur les conditions de la sortie et pour leur rappeler ma conviction de l’absence de risque de récidive.

 

 

Patrice a été condamné pour le viol de sa fille. J’ai écrit à la mère de la victime la lettre suivante :

 

Madame, je suis le psychologue qui rencontre M. Patrice M., le père de Sylvie, depuis son arrivée au Centre Pénitentiaire de CAEN. Dans le cadre de son évolution, très positive, revient souvent le besoin d’écrire à sa fille, pour tenter de s’expliquer, voire lui demander pardon, même s’il a bien conscience que les actes commis restent impardonnables. Je viens vous solliciter pour savoir si vous accepteriez de parler de ce projet de lettre avec Sylvie, et de me répondre pour me dire dans quel état d’esprit elle recevrait un tel courrier. Il est bien évident que mon premier souci, de même que celui de M. M, est de ne pas perturber votre fille. Mais peut-être ressent-elle de son côté le besoin, devenue adulte, de connaître les sentiments actuels de son père, voire de pouvoir lui exprimer ses propres sentiments – et ressentiments – actuels à son égard. Vous pouvez me répondre par courrier ou par téléphone. Sylvie peut aussi prendre contact directement avec moi, par lettre ou téléphone.

 

Elle ne m’a pas répondu, mais elle a écrit au Procureur de la République la lettre suivante :

 

….M.M a été condamné à 12 années d’incarcération… Ces évènements restent un extrême traumatisme pour ma fille et également pour moi-même. Ma fille Sylvie est actuellement suivie en psychiatrie. Ce jour, je reçois un courrier du psychologue M. SUARD… Ce psychologue se permet de m’écrire afin de tenter une approche pour M. M. auprès de ma fille et de moi-même. Ce genre de courrier me perturbe énormément. Je ne désire pas répondre à cette missive, dont je vous joins la copie. Je sollicite de votre part, M. le Procureur de la république, de bien vouloir faire en sorte que cessent définitivement les agissements quelque peu anormaux du psychologue M. Suard. Je ne vois pas de quel droit il se permet d’écrire aux victimes d’un psychopathe qu’il ne semble pas très bien cerner. À mon avis, il s’agit de pression psychologique exercée sur les victimes. Je vous prie de bien vouloir trouver ci-joint le jugement concernant M. M. rendu par la Cour d’Assises, accompagné de la lettre de M. SUARD psychologue qui m’a tout l’air de subir l’influence de son patient. Dans l’espoir qu’il sera mis un terme à tout cela, je vous prie…

 

Réponse du Procureur dont il m’a donné connaissance : … Je comprends votre émotion… Toutefois, il ne m’apparaît pas que l’envoi de cette lettre puisse constituer une faute ou une maladresse de la part de ce professionnel, certaines familles ayant une réaction différente de la vôtre.  Je vais informer M. SUARD de votre refus.

 

Dans ces deux cas, le travail avec la famille n’a pas été possible parce que la famille a considéré que l’auteur d’abus ne pouvait pas changer. Et pourtant, Jean-Jacques a réussi à recréer, dans la famille, un noyau, avec une sœur aînée et son frère Lucien, qui a compris la nécessité de méta-communiquer et qui le fait très bien. Quant à Sylvie, la fille de Patrice, elle a attendu d’être matériellement indépendante de sa mère pour reprendre des contacts avec son père. Elle a pu lui dire que ce qu’elle lui reproche le plus ce ne sont pas les abus sexuels, mais le fait qu’il ait demandé, après son arrestation, à ce qu’elle retourne vivre avec sa mère plutôt qu’en foyer (le couple était séparé et la mère n’avait plus de contact avec sa fille depuis plusieurs années au moment des faits)

 

Le travail avec la famille n’est vraiment possible que si la famille est d’accord. Et en pratique, je n’organise des entretiens familiaux que lorsque la famille a gardé des contacts avec son détenu, et même lorsqu’elle vient lui rendre visite.

 

C’est le cas de Paul. Dans cette situation ce n’est pas la famille qui craint la récidive, mais l’environnement professionnel. La famille de Paul vient régulièrement lui rendre visite et ce sont d’ailleurs ces visites régulières de toute la famille, y compris la victime, qui ont inquiété l’équipe du SMPR après l’entretien systématique proposé aux arrivants, et qui ont justifié mon intervention.

 

Paul a abusé de sa fille aînée, alors scolarisée en IME, dans une phase d’alcoolisation aiguë. Il s’est rendu compte de sa conduite, en a parlé à sa femme, qui lui a demandé d’arrêter et de faire une cure de désintoxication. Ce qu’il a fait. Et il est resté sobre pendant deux ans. Puis il a rechuté. Et là, la sœur cadette, qui voulait devenir gendarme, est allée à la gendarmerie par crainte que son père ne recommence à abuser de la sœur aînée.

 

Lors du premier entretien avec toute la famille : la mère, les deux sœurs et leur petit copain (l’aînée est maintenant en CAT, de même que son ami), et le jeune frère de 17 ans, entretien accepté sans problème par toute la famille, il était effectivement surprenant de percevoir la chaleur du climat relationnel entre tous les membres de la famille, au point que je suis intervenu pour leur dire : est-ce que cela veut dire que vous avez tous pardonné à votre mari, votre père et beau-père, ce qu’il a fait à  Sylvie. Et tous, unanimement, m’ont dit : « Mais non, on ne lui a pas pardonné. Et il sait bien qu’il n’aurait pas intérêt à recommencer. Mais c’est mon mari, c’est notre père, et c’est un bon père, et on l’aime… ». Je me suis réjoui d’entendre de tels propos, et je rêve que tous les professionnels du secteur social et médico-social parviennent à porter un tel regard sur l’auteur d’abus, un regard qui sait dissocier l’acte commis et la personne qui a commis l’acte, un regard qui considère que la personne a des ressources, des compétences, autres que les actes criminels, même impardonnables.

 

Ces auteurs d’abus incestueux m’ont d’ailleurs appris que le pardon n’était peut-être pas nécessaire : « Je ne peux pas lui demander pardon, puisque je ne pourrai moi-même jamais me pardonner ». Et puis, demander pardon à sa victime, cela risque vite de devenir : imposer à la victime de pardonner, c’est-à-dire à nouveau exercer une emprise, qui pour n’être pas sexuelle, peut être tout aussi invalidante.

 

Mais en fait il est bien possible que la famille de Paul avait déjà pardonné. Jacques RICOT est un philosophe qui exerce dans cette bonne ville de NANTES. Il analyse ses réflexions sur le pardon dans un ouvrage intitulé : Peut-on tout pardonner ? Et il fait une différence tout à fait utile entre le pardon et l’oubli. Le pardon est un don gratuit, toujours possible, quelque soit l’acte commis, mais qui n’exclut pas le travail de mémoire toujours nécessaire. La famille de Paul n’a rien oublié de ce qui s’est passé, elle reconnaît l’existence de la faute commise, mais elle a renoncé à la sévérité et a même sans aucun doute donné son pardon à l’auteur des faits.

 

Mais si la victime a pardonné à son père, je ne suis pas sûr qu’elle-même se soit pardonnée d’être en quelque sorte à l’origine de l’incarcération de son père, ou même peut-être d’avoir pris du plaisir dans cette relation incestueuse. Toujours est-il qu’elle ne va pas très bien. Son obésité, qui date de l’incarcération du père, et ses cauchemars, en témoignent. Mais elle refuse d’en parler. Et lors d’un parloir où elle était avec son ami, son père lui a proposé, à sa sortie, de faire du footing dans le bois qui se trouve derrière la maison familiale pour l’aider à maigrir. Mais de retour au CAT, le copain de Sylvie a rapporté à un éducateur que le père avait regardé dans le corsage de sa fille et lui avait annoncé qu’il l’emmènerait faire un tour dans le bois. Inquiétude au CAT, et lettre du médecin psychiatre, qui a « entendu » Sylvie confirmer les propos de son ami, au Centre de Détention, d’où privation de permission pendant 6 mois. Je suis intimement convaincu que Paul n’a fait aucune proposition malhonnête à sa fille, mais on peut comprendre que l’ami cherche à mettre de la distance entre Sylvie et son père. Mais les professionnels ne sont pas obligés d’entrer dans ces inquiétudes. À la suite de cet incident, le père a décidé de ne plus accepter de rencontres avec sa fille.

 

Un drame est alors survenu dans la famille. Le fils est mort dans un accident de circulation. Il rentrait de son travail de nuit, à mobylette et il a été renversé par une voiture qui doublait un camion. Et par la suite, la petite amie du fils a demandé un permis de visite pour venir voir Paul au parloir. Paul a parlé avec beaucoup d’émotion de cette démarche au psychiatre consulté pour le contrôle du traitement anxiolytique. Et à nouveau la suspicion d’une relation ambiguë entre Paul et cette jeune fille est apparue. En fait, cette jeune fille vient au parloir avec son père qui est un ami de longue date de Paul. Ces parloirs pour évoquer le souvenir du fils disparu n’ont véritablement rien d’ambigu, mais on voit bien à travers ces différentes situations combien il est difficile de se départir d’une attitude suspicieuse, et en retour combien il est difficile pour l’auteur condamné d’adopter une attitude qui ne prête pas aux interprétations de l’entourage.

 

Des changements importants sont intervenus dans la situation de la famille de Paul : le jeune couple de la fille victime a trouvé un logement indépendant du foyer du CAT. Le couple de la fille cadette a quitté la maison familiale pour prendre son indépendance. Le couple formé par Paul et sa femme va déménager de la maison complètement isolée qu’ils occupaient depuis 20 ans pour habiter à l’intérieur d’un village. Paul a pris la décision de ne pas demander de permission de sortie pour Noël, de façon que sa femme puisse fêter Noël avec ses deux filles, puisqu’il a décidé de ne pas se remettre en contact avec sa fille aînée.

 

Ces différents changements sont dus au jugement, aux conséquences du décès du fils, aussi un peu au travail thérapeutique réalisé avec la famille. Mais n’aurait-on pas obtenu des résultats plus rapides, et plus économiques, en particulier pour la victime, si les abus avaient pu être « traités » en famille, dès qu’ils ont été révélés par le père à sa femme, en même temps que la cure pour l’alcool ?

 

Il ne s’agit pas pour autant de préconiser le remplacement de la répression par le soin. Les actes incestueux sont des délits ou des crimes punissables par la loi. La vertu du procès, avec son dispositif réglé, consiste à mettre victime et bourreau à distance l’un de l’autre, à organiser leur rencontre sous le contrôle de la loi et, par la médiation du juge, à permettre le déploiement d’une narration à plusieurs voix où la parole remplacera la violence que le tribunal a pour fonction de suspendre, enfin à dire le droit en assignant à chacun sa place (victime, coupable ou innocent) et à prononcer éventuellement une sanction…

 

Ayant pour fonction de se substituer à la vengeance et de proportionner la peine infligée aux torts causés, la justice contribue puissamment à maintenir, par la parole qu’elle permet durant les débats et par celle qu’elle prononce pour dire le droit, l’humanité de la victime et celle du bourreau. La sanction infligée au coupable signifie une double reconnaissance : reconnaissance du plaignant comme victime, reconnaissance de l’accusé comme coupable. La victime est reconnue comme ayant été offensée et rétablie dans l’estime de soi. Symétriquement le coupable est punissable parce que d’abord il est reconnu comme être raisonnable et libre, et donc pleinement humain.

 

La sanction n’a pas pour seul objectif de satisfaire aux enjeux de la loi, de remplacer dans l’opinion publique le désir de vengeance par le souci de la justice, de réparer autant que possible le tort subi par la victime, elle vise aussi la réhabilitation du coupable qui, au terme de l’exécution de sa peine, est rétabli dans sa capacité de redevenir un citoyen à part entière, retrouvant l’estime publique et privée et tous ses droits juridiques et civiques après la phase d’exclusion de la période carcérale. (Jacques RICOT)

 

Il nous reste donc, à nous tous, à ne pas avoir peur de la récidive…

 

NANTES, le 22 octobre 2002

Michel SUARD, A.T.F.S. CAEN

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