Un monde sans violence ? On peut rêver.
On peut rêver d’un monde parfait, d’une société sans violence, d’une fraternité universelle, d’un paradis terrestre… Mais si l’on y réfléchit bien, si l’on regarde ce qui nous est raconté dans le livre de la Genèse, on s’aperçoit que l’homme est à peine installé dans le jardin d’Eden, que Dieu est amené à l’en chasser parce qu’il a désobéi à la seule injonction divine. Il a voulu prendre la place de Dieu et s’est trouvé condamné à vivre à l’extérieur de ce paradis. L’homme a alors créé la société humaine en composant la première famille. Et les deux premiers enfants ont commencé par s’entretuer. Et, ce que ce poème de la genèse ne nous dit pas, c’est que, pour avoir une descendance, Caïn a bien dû coucher avec sa mère. Dès l’origine, le meurtre et l’inceste sont associés à la vie sociale humaine.
Et encore… ce récit apparaît très « soft » auprès des cosmogonies gréco-latines par exemple.
En quelques mots, je ne résiste pas à l’envie de vous rappeler comment les grecs racontent les débuts de l’histoire du monde. Du chaos, serait sortie la déesse terre, mère nourricière : Gaïa, ainsi qu’Eros, une sorte de principe d’attraction qui pousse les éléments à s’agréger et à se combiner. Gaïa va engendrer Ouranos, qui devient son époux. De toute façon, le début de la vie ne peut être qu’incestueux : l’Unité primordiale, qu’elle soit déesse ou cellule, doit s’autoféconder pour se diviser, pour passer à trois avant de pouvoir se multiplier à l’infini. Ouranos va avoir beaucoup d’enfants avec Gaïa : les Titans, les Cyclopes, les Géants. Mais pour conjurer le risque d’être détrôné par ses fils, il les faisait disparaître après leur naissance, « en les précipitant dans le sein de la terre ». Gaïa, la terre-mère, lasse de voir ses enfants disparaître les uns après les autres, décide de châtrer son mari. C’est le dernier né des Titans, Kronos, qui va s’en charger. Ouranos prédira ensuite à son fils qu’il sera à son tour évincé par un de ses enfants.
Kronos épouse sa sœur Rhéa. Ils vont avoir beaucoup d’enfants, qu’il avale au fur et à mesure de leur naissance pour ne pas être éliminé un jour par eux (inceste oral). Comme sa mère, Rhéa voudrait bien sauver au moins un de ses enfants, et sur le conseil d’Ouranos et de Gaïa, elle accouche en cachette d’un certain Zeus, puis apporte à son mari une pierre emmaillotée qu’il s’empresse d’avaler.
Kronos, rescapé d’un premier génocide, devient lui-même génocidaire. Zeus rescapé d’un second génocide, va devenir le maître de l’Olympe. Lui aussi, va épouser sa sœur, Héra, qu’il va tromper allègrement, faisant des enfants à droite et à gauche, et séduisant aussi les enfants qu’il aura eues de ses conquêtes.
Ce que nous disent ces récits mythologiques, c’est que la violence est au cœur de l’homme. Et c’est la culture qui nous apprend à canaliser cette violence, pour la limiter à une agressivité de bon aloi, et même si elle est trop ancrée en nous pour pouvoir l’éradiquer complètement.
Mais la culture peut-elle aider à réparer les violences qui apparaissent donc comme inévitables ?
Il est intéressant de jeter un regard sur des pratiques rituelles dans des sociétés très anciennes, les hurons ou les iroquois, chez lesquels on a pu observer des cérémonies réparatrices après des actes criminels. La vengeance étant considérée par eux comme le plus grand des maux, c’est le chef qui prend la responsabilité de la faute, et qui offre, en public, des dons à la famille de la victime, pour faire la paix, « pour essuyer le sang de la plaie , pour aplanir les chemins, pour calmer ceux qui voudraient venger la victime, pour guérir la mère de la victime… ». Chez les Iroquois, la chanson des condoléances et les dons ont pour but de « essuyer les larmes, essuyer le sang, dissiper l’obscurité, niveler la terre sur la tombe, rallumer le feu du conseil, chasser la folie de l’esprit ».
Ce qui frappe dans ces rites, c’est que la réparation concerne le public. Elle est la restauration d’un ordre à la fois individuel et collectif. Et c’est la parole du chef qui est réparatrice et unificatrice. Le chef porte la responsabilité de la faute… Chez nous, il semble que lors d’un crime, le chef (le patron, le préfet, le chef d’état…) présente ses condoléances à la famille, mais il s’exonère de toute responsabilité en se situant plus comme victime que comme responsable. Il porte plainte lui aussi, ou se porte partie civile. Il demande justice.
Chez nos indiens d’Amérique, la violence n’est pas valorisée mais reconnue et le chef porte la responsabilité de ce mal collectif. Chez nous, où nous rêvons d’une société sans violence, le chef condamne et rejette la responsabilité sur l’individu. Et quand notre chef d’état reconnaît 50 ans après la responsabilité de l’état français dans la déportation des juifs, tout le monde s’extasie tant ce geste est inhabituel.
On peut rêver…
Alors, peut-on rêver de fonctionnements dans lesquels la société chercherait plus à réparer la victime qu’à punir le coupable, et même des fonctionnements dans lesquels le coupable serait sollicité pour proposer un mode de réparation à sa victime ? Peut-on rêver de rituels où par exemple un agresseur, entouré de ses proches, rencontre sa victime, elle-même entourée de ses proches, avec un policier qui rappellerait les faits d’agression, et avec un « médiateur » qui inviterait l’agresseur et ses proches à proposer un mode de réparation, accepté ou refusé par la victime et ses proches. Et en cas d’acceptation, il n’y aurait pas d’autre procédure judiciaire….
On peut rêver. Et pourtant, à l’autre bout de la planète, en Nouvelle-Zélande, cela se pratique couramment en particulier dans la Justice des Mineurs.
Nous avons bien sûr chez nous des tentatives dans ce sens. Maryse VAILLANT, lorsqu’elle était psychologue à la Protection Judiciaire de la Jeunesse, a cherché à promouvoir, dans sa pratique professionnelle et dans ses livres, des sanctions qui soient en même temps une réparation. Mais ces expériences restent centrées sur le coupable et non sur la victime. Cf : De la dette au don : la réparation pénale à l’égard des mineurs (ESF1994) et La réparation : de la délinquance à la découverte de la responsabilité (Gallimard 1999).
Et encore à un autre bout de la planète, on expérimente ce genre de pratique. Par volonté gouvernement ale, la Justice est désormais « orientée vers la réparation ». Ce pays étranger, éloigné, c’est la Belgique, où les ministères de la Justice des trois communautés, wallone, flamande et bruxelloise, ont mis en place des actions, en prison et hors la prison pour rapprocher le coupable et sa victime, et pour chercher, avec une médiation, comment le coupable peut entrer en relation avec sa victime pour réparer le tort commis, et cela non seulement dans les cas de délits mineurs, mais dans toutes les formes de délinquance et de criminalité.
La Belgique n’est pas le paradis terrestre, loin s’en faut. Mais les belges sont en avance sur nous en matière de réflexion et d’action en particulier en ce qui concerne l’approche des agressions sexuelles, quoique l’on puisse penser de l’affaire Dutroux.
Après l’affaire Dutroux et la « marche blanche », une commission nationale « contre l’exploitation sexuelle des enfants » a été instituée par le conseil des ministres, commission composée d’experts des trois communautés et de responsables politiques. Voici quelques extraits du rapport de cette commission.
« La question du signalement est une question délicate et difficile pour l’intervenant, mais aussi pour l’enfant qui décide de parler, dans la mesure où il est pris dans une relation d’ambivalence vis-à-vis de l’auteur. L’enfant demande uniquement que la violence ou la maltraitance cesse, mais il ne demande pas nécessairement à être séparé de l’un de ses parents, ni que l’un d’eux soit envoyé en prison….
Face à une telle situation, la Commission estime qu’il y a lieu de responsabiliser les différents acteurs… en refusant d’instaurer une obligation de signalement. L’obligation de signalement risque de déresponsabiliser les intervenants qui, une fois le signalement effectué, ne s’estimeraient plus concernés.
Soit la personne considère qu’elle est à même de prendre en charge la situation en dehors de la sphère judiciaire et elle décide de ne pas révéler les faits. Dans cette situation, il lui appartient d’assumer cette responsabilité dans le temps par une intervention offrant suffisamment de garanties.
Soit l’intervenant estime que son action ne peut rencontrer de façon appropriée la situation problématique et il lui appartient de renvoyer la situation à d’autres organismes (ceci ne doit pas nécessairement prendre la forme d’un recours à la justice pénale)….
Dans les situations d’abus sexuel intra-familial, il faut réfléchir sur les effets, désirables ou non de l’intervention judiciaire, de la sanction éventuelle de l’abuseur sur sa famille et ses enfants, y compris la ou les victimes. Dans certaines situations où l’incarcération de l’abuseur peut entraîner des conséquences dommageables pour sa famille, on doit encourager d’autres mesures, des peines alternatives, ou d’autres modalités d’intervention plus adaptées au contexte. Lorsqu’il existe un rapport de parenté ou de familiarité entre l’abuseur et sa victime, certaines phases du traitement doivent s’articuler de manière dynamique et comprendre la constellation familiale. La question de la réconciliation entre l’abuseur et la victime reste ouverte. Selon le cas des rencontres à visée thérapeutique, entre l’abuseur et sa victime, peuvent s’organiser. Enfin, la famille de l’abuseur doit également être incluse dans ce processus thérapeutique, surtout lorsqu’il s’agit d’une situation d’inceste. Tout en respectant les désirs de la victime, l’intervention thérapeutique peut viser une certaine restauration sinon des relations humaines entre les protagonistes, au moins celle de l’histoire de celui qui a commis l’abus sexuel et de celle qui l’a subi. »
Les gouvernements belges ont donc suivi les préconisations de cette commission, et le signalement des maltraitances et des abus sexuels n’est pas obligatoire. Ceci suppose qu’il y ait des centres spécialisés capables de traiter ce genre de situations. C’est le cas des Centres de médecins-confidents créés par Catherine Marneffe en 1986. Dans ces centres, à leur création, 2% des personnes qui venaient consulter, venaient spontanément. 8 ans après, 38% de leur clientèle était composée de demandes directes des familles. Il s’agit donc de familles qui viennent parler des violences et particulièrement des abus sexuels commis à l’intérieur de la famille et qui vont bénéficier de soins sans intervention judiciaire. Cela suppose évidemment que les violences s’arrêtent et que l’auteur des violences participe activement au traitement. Mais il est assez impressionnant de constater que lorsque la possibilité de soins est offerte au public, l’auteur des violences ou des abus est capable de faire lui-même la démarche de demande de soin.
La réparation financière.
Nous n’en sommes pas là en France. Si une médiation pénale est possible pour des délits mineurs, dans les cas d’agressions sexuelles, outre la condamnation à une peine de réclusion criminelle pour l’auteur, assortie éventuellement d’une peine de suivi socio-judiciaire à la sortie de prison, seule la réparation financière est envisagée pour la victime. Or, ce dédommagement financier pour des rapports sexuels subis par la victime n’est pas dénué d’ambiguïté. La victime, ou son représentant, réclame de l’argent à l’auteur, pour des relations sexuelles… Les sommes accordées à la victime, pour un viol, tournent en général autour de 15ooo€ (mais peuvent atteindre près de 100 000€ pour 4 victimes). J’avais finalement accepté cette « nécessité » d’une réparation financière en considérant que c’était là une manière pour l’agresseur de financer les soins dont la victime avait besoin, précisément pour se réparer. Mais la loi de juin 1998 a décidé que les soins des victimes d’agression sexuelle seraient payés par la société, c’est-à-dire non pas par le chef de la communauté, mais par la Sécurité Sociale. Si bien que je ne vois plus très bien quel sens donner à cette indemnisation.
Pourtant, la plupart des auteurs condamnés acceptent bien le principe de cette indemnisation, qu’ils considèrent comme un moyen de réparer et d’aider la victime à démarrer dans sa vie d’adulte. Mais beaucoup d’entre eux regrettent de ne pouvoir payer plus vite… en travaillant à l’extérieur de la prison, c’est-à-dire en gagnant un salaire « normal » et non pas les mini-revenus que procure le travail d’atelier en milieu pénitentiaire
Ils n’apprécient pas non plus les pressions qui leur sont faites par le Fonds de Garantie qui a payé la somme totale à la victime et qui réclame ensuite, avec les intérêts, les sommes avancées. Le Fonds de garantie cherche en effet à récupérer ces fonds au plus vite, parfois en envoyant un huissier en prison, pour annoncer la saisie du bateau, de l’héritage qui vient de tomber, d’un rappel de retraite… De plus, le Fonds de Garantie n’informe qu’après coup des augmentations (doublement du montant parfois) dues par exemple à un appel de la partie civile. Ces situations ne facilitent pas, bien au contraire, une éventuelle reprise de contact pour reparler de ce qui s’est passé…
Si les auteurs acceptent (il est vrai qu’ils n’ont pas le choix) le principe de cette indemnisation, qu’en pensent les victimes ? Il m’est difficile de répondre à cette question, dans la mesure où je n’en ai jusqu’ici jamais osé parler avec les victimes. Je sais que certaines victimes ont trouvé le montant de l’indemnisation insuffisant au point de faire appel pour obtenir une augmentation. Je sais aussi qu’une victime a « claqué » en une semaine les 15000€ qu’elle avait perçus, laissant entendre qu’il s’agissait là d’un argent « sale ». Il me semble qu’en général, cet argent crée chez la victime un certain malaise.
Alors que la révélation, l’instruction, le jugement ont permis de mettre publiquement des mots sur les abus commis par l’auteur, et subis par la victime, il apparaît que l’indemnisation financière devient source d’un nouveau secret, d’un non-dit, même entre auteur et victime qui se sont retrouvés. Je me suis rendu compte que lors des rencontres auteur-victime où j’interviens comme médiateur, il m’est assez facile de reparler des abus, mais jamais je ne peux évoquer dans l’entrevue la question des dommages et intérêts. J’en parle lors des entretiens individuels avec les auteurs. Mais je n’en parle jamais avec les victimes. Et un homme condamné me faisait remarquer récemment que lorsqu’il rencontre sa fille, qui lui a pardonné ses agissements criminels, il souhaite l’aider financièrement en lui donnant de l’argent pour s’acheter ce dont elle peut avoir besoin. Il a constaté que sa fille se bloque alors et refuse l’argent liquide. Elle veut bien qu’il achète des objets, mais refuse l’argent. Et il faisait l’hypothèse que sa fille était mal à l’aise avec ce problème des dommages et intérêts qu’elle a dû percevoir, à moins qu’elle ne les ait pas touchés et que ce soit la mère qui les ait utilisés. Mais il se sentait incapable de poser directement la question à sa fille. Comme si le secret sur la relation incestueuse se trouvait remplacé par un nouveau secret, cette fois, sur le prix de cette relation incestueuse.
Je peux aussi citer le cas d’une autre victime qui m’a dit avoir refusé de toucher l’indemnisation demandée par son avocat, et qui néanmoins refuse d’entendre parler de son père et donc toute tentative de « médiation ».
Je conclurai de tout cela que la victime n’est pas réparée par la judiciarisation. Le procès, la reconnaissance du statut de victime, la réparation financière, ne permettent pas à la victime de se reconstruire.
Beaucoup de pays, surtout anglo-saxons, cherchent à développer une justice orientée vers la réparation, pas seulement financière. Un travailleur social de l’administration pénitentiaire a fait récemment son mémoire de fin d’études sur « le rôle du travailleur social dans l’orientation de la peine de prison vers la restauration du lien auteur-victime », en présentant longuement les expériences belges. Il écrit qu’ « il n’existerait actuellement, en France, qu’un seul programme de médiation restauratrice. Toutefois, il convient de préciser que ce programme n’est pas nommé comme tel par son concepteur et animateur, M. SUARD ». En fait je ne suis pas le seul à médiatiser des rencontres entre auteur et victime d’agressions sexuelles en prison. Mais il est vrai que nous ne sommes pas très nombreux et que cela provoque souvent de fortes résistances, de la part des familles, de la part de travailleurs sociaux, de thérapeutes, de magistrats, de directeurs de prison…
A ce jour, j’ai pu médiatiser 104 rencontres entre 40 victimes et leurs agresseurs, (sur les 199 auteurs d’inceste que j’ai rencontrés).
Je vais évoquer quelques situations d’entretiens avec des victimes devenues adultes et aussi avec des victimes encore mineures. C’est bien sûr pour ces victimes encore mineures que les résistances des intervenants sont les plus fortes. Mais je dois préciser que si la direction du Centre pénitentiaire de CAEN a toujours été très favorable à ce genre de rencontres, je me suis heurté à un refus catégorique de la part d’un directeur du Centre de Détention d’Argentan, pour qui il était impensable de mettre en présence auteur et victime. Son successeur a fini par accepter, mais avec beaucoup de réticences et des conditions qui rendaient ce travail quasi impossible.
Je parlerai d’abord de deux situations dans lesquelles il n’y a eu qu’un entretien à la demande de la victime, peu avant la sortie de prison de l’agresseur. Ces deux victimes faisaient la même demande. Elles voulaient se confronter à leur propre peur qui était restée la même qu’à l’époque des abus, commis 20 ans plus tôt pour l’une, 10 ans plus tôt pour la seconde. Dans les deux cas, les violences subies étaient à la fois physiques, psychologiques et sexuelles.
Annick m’a écrit une longue lettre après cette rencontre difficile avec son ex beau-père. J’en extrais un passage : « Il y aura eu le procès, où j’ai pu lui dire ce que j’avais sur le cœur, cela m’a soulagé, mais je ne me suis pas reconstruite avec, car mes rapports avec les hommes n’ont pas toujours été faciles. Mais le fait de l’avoir affronté en prison et lui dire ce que je pensais, même si cela n’a pas été facile au début, je n’arrivais pas à le regarder, la petite fille que j’étais a refait surface, je tremblais, mais en pensant à mes enfants et mon mari, je n’avais pas le droit de capituler. Là, je me suis ressaisie intérieurement et j’ai pu lui demander pourquoi, et quelle ne fut pas sa réponse, que c’était à cause de ma mère car il n’avait pas assez d’amour avec elle. Quelle belle connerie ces excuses, je ne veux pas faire peur, mais son regard n’a pas changé, c’est toujours le même manipulateur, la même grande gueule, et, désolé, mais c’est toujours pour moi la même personne. J’ai un doute du fait qu’il ressorte. Ce que je voulais dire, et que vous pouvez dire si vous le voulez lors de conférences ou autres, c’est que le procès ne suffit pas, même si c’est 10 ans après, l’affrontement est la meilleure thérapie. Je ne fais que des débuts de thérapie à droite et à gauche, et toujours la même excuse, je ne veux pas continuer pour rabâcher toujours la même chose. Le fait de l’avoir affronté, je savais que c’était la meilleure des choses pour m’en sortir. J’ai aujourd’hui 35 ans, et je me suis reprise en main d’une force, je ne me sens plus voûtée sous le poids des années de souffrance, et surtout je me sens fière de moi. Ce qui ne m’était jamais arrivé. Je peux enfin souffler.
Suite au procès, on commence à se reconstruire, mais le meilleur, c’est l’affrontement. Toute personne qui dira qu’il ne faut pas les revoir, c’est faux. Si jamais vous faites lire ma lettre à quelqu’un, je voulais vous remercier encore…. car vous m’avez soutenu dans ma démarche, même si au début ma démarche vous a paru bizarre, mais si vous saviez le bien que ça fait. Dites leur bien, il est sûr que chaque personne réagit différemment, mais cela permet d’avancer, en mettant ces horreurs dans un tiroir fermé à clé, on peut y replonger par moments, mais ce n’est que pour survoler, sans avoir trop mal. Vous remerciant de votre soutien… ».
Les deux pages qui précèdent cet extrait racontent en détails la nature des abus subis. Autrement dit, Annick affirme que cette rencontre l’a réparée. Mais il n’est pas question de pardonner, et encore moins d’oublier ce qui s’est passé. Mais elle peut maintenant vivre avec ces souvenirs, qu’elle a « enfermés dans un tiroir », et qui ne l’envahissent plus à chaque instant de sa vie.
Pour Mariette, la demande est la même. Cette fois, il s’agit de son père, qu’elle refuse d’appeler père. Contrairement à Annick, elle a vu le changement d’attitude. Cet homme n’était plus le même. Quelques semaines après, elle m’a dit au téléphone que pour elle cette rencontre avait été une « renaissance ». Et elle m’a écrit 6 mois plus tard la lettre suivante :
« Tout d’abord je vous remercie de m’avoir accompagnée et aidée dans ma démarche, car depuis, je revis.
J’ai repris confiance en moi, j’ai mûri et grandi, je suis plus forte et fière d’affronter mes peurs.
Je suis guérie de la peur que j’avais de mon père.
Depuis ce jour, je vais au bout de mes désirs. J’ai repris contact avec ma grand-mère paternelle, mes tantes et mes cousines. Cela me rend heureuse, car c’est des gens que j’aime et qui ne m’ont jamais oubliée.
Depuis plusieurs jours, je croise mon père en ville. Il respecte ce que je lui ai demandé, il passe son chemin, en regardant droit devant lui. Moi aussi, je passe mon chemin, mais en le regardant vivement.
Pendant plus de 8 ans, je lui souhaitais plein d’horreurs. Aujourd’hui, je veux et je souhaite qu’il reprenne une vie normale, car c’est un homme détruit et après tout, il a presque payé.
Aujourd’hui, je souhaite à toute personne qui a subi une injustice, de dénoncer les faits, d’aller au-delà de leurs peurs et de faire toute démarche pour mieux vivre la vie que l’on souhaite. Veuillez agréer… »
J’avais demandé à Mariette si le procès l’avait aidée à se réparer. Elle a été catégorique. Le procès pour elle n’avait fait qu’augmenter son malaise et sa culpabilité d’avoir envoyé cet homme en prison « parce que c’était quand même mon père »…
Ces deux personnes se sont senties « réparées » après un seul entretien avec leur agresseur. Quels sont donc les points communs à ces deux entrevues ? Elles ont eu lieu à la demande courageuse des victimes, mais ces deux jeunes femmes se sont heurtées à des pressions de leur entourage qui leur déconseillait cette démarche. Leur désir a été facilité par la démarche du Juge d’Application des Peines qui prend systématiquement contact avec les victimes avant la sortie du condamné en libération conditionnelle. Cette annonce, en même temps qu’elle réactive la douleur des souvenirs, voire la terreur, a encouragé ces deux femmes à faire la demande de rencontre. Cette rencontre a eu lieu dans le cadre protégé de la prison et en présence d’un médiateur qui avait préparé la rencontre avec la victime et avec l’auteur des abus. Mais surtout, le père (ou beau-père) a reconnu la réalité des faits devant la victime. Il a dit ses regrets, sa conscience d’avoir commis des dégâts. Et il s’est engagé à ne pas chercher à lui nuire dans l’avenir ni à se venger d’avoir été condamné.
On voit là la différence avec les violences conjugales dans lesquelles la victime peut plus difficilement se réparer parce que l’auteur des violences a souvent reconnu ses actes et a souvent demandé pardon, mais dans le privé du couple, sans médiation, sans témoin extérieur, et qu’il a donc recommencé après chaque bouquet de fleurs offert pour se faire pardonner . Il apparaît donc beaucoup plus difficile pour la victime de croire au changement.
Il est assez impressionnant de constater qu’un seul entretien a suffi pour permettre cette renaissance. Je ne prends pas pour modèle la mythologie grecque, mais cela ressemble à la situation des enfants de Kronos qui « renaissent » dès que le père admet que Zeus existe et va effectivement prendre sa place un jour…
Annick, comme Mariette, se sont réparées, grâce à leur courage, grâce aussi aux paroles de leur agresseur qui a reconnu ses abus et l’existence propre de la victime. Mais elles n’ont pas pardonné. Ce qui prouve que la réparation est possible sans le pardon.
(Mais pourrait-on envisager une possibilité d’offre de médiation bien avant la sortie ? )
Je vais évoquer maintenant la situation de victimes qui en plus ont pardonné, ont repris des contacts amicaux avec leur agresseur, mais qui voudraient bien qu’on cesse de les considérer comme des victimes à vie.
Aline, Brigitte et Christine ont subi l’emprise psychologique de leur père et des abus sexuels. Elles se sont senties très coupables de l’avoir dénoncé, ce qui a entraîné son incarcération. Leur culpabilité s’est trouvée aggravée quand leur mère est morte, d’une cirrhose, deux mois après l’incarcération du père. Le procès les a d’autant moins aidées à se reconstruire que le père a nié les faits. (La reconnaissance du statut de victime par la société à travers le procès ne répare en rien la victime tant que l’auteur ne reconnaît pas lui-même la réalité de ses abus). Ce n’est qu’après quelques années de détention qu’il a commencé à prendre conscience de la gravité de ses actes et qu’il a pu écrire à ses filles pour reconnaître la réalité des abus et leur demander pardon. Peu après son arrivée à Caen, les contacts, par courrier, puis par téléphone se sont rétablis, d’abord avec Brigitte puis avec Aline. Et Brigitte a souhaité la première rencontrer son père. Un deuxième entretien a rassemblé les trois filles et le père.
Brigitte a pu dire à son père tout ce qu’elle avait à lui reprocher : l’autoritarisme excessif, le contrôle permanent et l’emprise et la manipulation. Les abus sexuels ne font pas partie des reproches faits au père.
Les trois filles ont pu exprimer leur souffrance de la négation des faits par le père pendant le procès. Ce qu’elles voulaient, c’est qu’il reconnaisse qu’il leur avait fait du mal. Mais elles se sont senties coupables de l’incarcération, qu’elles n’avaient pas demandée, et ce d’autant plus qu’elles ont perdu leur mère presque en même temps.
Elles sont satisfaites de voir que leur père reconnaît maintenant sa culpabilité et qu’il s’est engagé à ne pas interférer dans leur vie familiale. Elles sont de ce fait prêtes à le recevoir et à donner ainsi un grand-père à leurs enfants. M. C est par ailleurs prêt à expliquer aux petits-enfants les raisons de son incarcération et la gravité de sa faute.
Brigitte reste l’élément « central » de la famille. C’est elle qui a convaincu Christine de la nécessité de « tourner la page » et de « regarder vers l’avant ». Brigitte, mais aussi son mari, qui était un ami de M. C. et qui a eu un rôle important pour convaincre les maris des filles du fait que M. C. certes avait commis des crimes, mais qu’il était aussi un homme capable de choses positives. Les filles confirment les souvenirs positifs du père, à côté de ses comportements d’emprise, physique, psychologique et sexuelle.
Récemment, Christine, qui est guérie de son agoraphobie depuis la rencontre avec son père, (une rencontre et les symptômes qu’elle présentait ont disparu) m’a expliqué très clairement, en présence de son père, qu’auparavant elle avait peur de la sortie de son père. Se sentant coupable de l’incarcération qu’elle n’avait pas souhaitée (ce qu’elle voulait c’était faire cesser les abus et non pas envoyer son père en prison), elle pensait inévitablement que son père devait la considérer comme responsable de son incarcération et donc lui en vouloir et donc sans doute vouloir se venger, puisqu’elle avait le souvenir d’un homme violent. Là encore, c’est la rencontre en direct, et la parole déculpabilisante du père, qui ont « réparé » cette jeune femme et même guérie ses symptômes phobiques.
Le père a donc repris des contacts réguliers avec ses filles et va déjeuner chez l’une ou chez l’autre lors de ses permissions. Mais lors de sa demande de libération conditionnelle, une nouvelle enquête sociale auprès des « victimes » leur a fait « revivre la haine qu’elles n’ont plus ». Elles ont parlé du passé à l’enquêtrice qui a noté leurs propos comme s’il s’agissait encore du présent. Ce rapport d’enquête a conduit la juridiction à refuser à cet homme sa libération conditionnelle et même à lui interdire de rencontrer « les victimes », qui se sont à nouveau senties coupables du maintien en prison de leur père puisque ce sont leurs propos qui ont fait refuser la sortie du père. On voit dans cette situation la justice fonctionner comme si les victimes ne pouvaient que rester victimes et donc les auteurs rester auteurs d’abus, alors que les trois filles, leurs conjoints, leurs enfants et le condamné étaient en train de reconstruire une famille où , cette fois, les distances entre les générations étaient respectées, où les individus étaient considérés comme des personnes à part entière, et où la parole peut circuler librement et en vérité. C’est en tous cas ce que je constate dans les entretiens familiaux que j’ai pu continuer de médiatiser lors des permissions de sortie. Et il a fallu que Brigitte vienne expliquer au J.AP. son désaccord avec les conclusions de l’enquêtrice pour que des contacts avec le père se rétablissent, en attendant une nouvelle étude de la demande de libération conditionnelle.
Il est certainement difficile d’admettre pour beaucoup que des victimes d’abus sexuels puissent reprendre des relations normales avec leur agresseur. Or c’est bien là le but de mon propos, c’est de vous dire que cela existe, et que c’est possible, parce que la réparation est possible. Et ce que je souhaite c’est que l’opinion publique évolue, c’est que les professionnels de la justice, du travail social, du soin, acceptent cette réalité et ne s’opposent pas, au nom de la protection des victimes ou de la protection de l’enfance, à cette possibilité de réparation. Voici maintenant deux exemples de travail difficile, voire conflictuel, avec les intervenants, à propos de victimes mineures.
1. L’éducatrice d’AEMO ne comprenait pas que les trois enfants victimes demandent à voir leur beau-père. Elle n’acceptait pas que la mère des enfants se soit mariée avec l’agresseur trois ans après la condamnation, et elle était convaincue que c’était la mère qui avait poussé les enfants à demander à revoir le beau-père. Le Juge des Enfants considérait que la décision d’une rencontre entre le beau-père et les enfants n’était pas de sa compétence, mais il s’interrogeait sur l’opportunité d’une reprise de la vie commune de toute cette famille à la sortie de prison du beau-père. Le Juge d’Application des Peines ne pouvait accepter de donner son autorisation que si le père des enfants était d’accord. Heureusement le père a donné son accord. Car les enfants avaient clairement exprimé leur besoin de voir leur beau-père afin « de voir s’il avait vraiment changé » avant d’envisager d’accepter qu’il revienne à la maison. Les enfants et les familles sont parfois plus logiques, et moins affectifs, que les intervenants. Un entretien a finalement pu avoir lieu au cours d’une permission de sortie il y a un an. La jeune fille 12 ans, principale victime, m’a écrit après la rencontre : « Je vous écris cette lettre pour vous dire ce que j’ai pensé de la rencontre avec mon beau-père. Malgré quelques pleurs qui sont normales après ces nombreuses années, je pense que cette rencontre s’est bien passée. J’aimerais savoir s’il serait possible d’aller voir mon beau-père à la prison car cela permettrait de reprendre les liens en douceur, parce que se voir tous les trois mois, ça ne fait pas avancer beaucoup les choses. Et j’aimerais que la permission de Noël se passe à la maison en famille… J’espère que vous tiendrez compte de mes souhaits. Je vous remercie de votre compréhension ». Elle trouvait par ailleurs qu’un entretien d’une heure ne permettait pas de se rendre vraiment compte du changement du beau-père. Elle demandait à passer une journée entière avec lui. J’ai obtenu l’autorisation d’accompagner les enfants avec leur mère et leur beau-père une journée complète pendant la permission suivante. Ce qui était noté de la façon suivante sur le laissez-passer du détenu : « autorisation de passer une journée avec M. SUARD et les trois enfants. Interdiction de se rendre à X et d’entrer en contact les victimes ». Il s’agissait bien sûr d’une erreur du greffe, mais qui avait tout de même suffi pour paniquer le détenu et qui me paraît symptomatique de la difficulté à imaginer la possibilité de ce genre de rencontres auteur-victimes. Quant à la permission de Noël dernier à la maison avec les enfants, elle a été refusée, et je vous lis le point de vue des experts qui ont revu cet homme tout récemment (mais qui ne connaissent pas les enfants) : « …Il n’y a sans doute pas de problème de dangerosité matérielle et criminologique. Mais au plan psychologique c’est évidemment autre chose. C’est peut-être à d’autres que nous qu’il revient de s’interroger sur le retour de M. H. sous le toit où vivent mes enfants (beau lapsus !..) qui ont été ses victimes et sur les effets que ce retour peut avoir sur eux… Bien entendu, la fin de peine n’est pas très éloignée et ce ne sont pas les réserves énoncées actuellement qui mettront obstacle au choix de l’intéressé une fois qu’il aura recouvré sa liberté. Il nous semble que la signification de sa restauration en position de père n’aura pas le même sens et peut-être pas les mêmes conséquences psychologiques si elle survient actuellement avec l’aval de la Loi et des magistrats, ou si elle est le fait d’une décision de personnes agissant de leur propre chef. De toutes façons, le Juge des Enfants aura sans doute son avis à donner. »
M. H a été condamné pour viol de la fille aînée et pour agression sexuelle sur les deux autres enfants. Il a toujours reconnu le viol de sa belle fille et nié les agressions sexuelles, ce qui lui est bien sûr fortement reproché. Or les deux enfants en question m’ont dit lors de notre dernière entrevue qu’ils n’avaient pas subi d’attouchements de la part du beau-père et viennent de me le confirmer par écrit « J’ai menti à propos de H. Je voulais que mon père et ma mère revivent ensemble ». Au total, sur les 40 « victimes » rencontrées lors de ces entretiens familiaux, 6 m’ont finalement assuré, et de manière « crédible », qu’ils avaient accusé leur parent à tort.
2. Dans une autre affaire, l’éducatrice chargée du suivi du placement familial avait bien constaté que Julien, le garçon, 9 ans (frère de Laura, 14 ans, la fille victime) n’allait pas bien et qu’il réclamait son père. Mais lorsque le père a écrit une lettre à ses enfants, (septembre 2003) il a fallu plus de 6 mois avant que cette lettre soit communiquée aux enfants, (mars 2004) parce que l’éducatrice n’était pas convaincue que le père était bien l’auteur de la lettre (peut-être était-ce le thérapeute ?), parce que le père avait adressé la lettre à l’éducatrice sans passer par le Juge des Enfants, parce que l’ASE attendait l’avis du Juge et parce que le Juge attendait l’avis de l’ASE, parce qu’il fallait que la mère donne son accord, parce que le pédopsychiatre qui suit le garçon estime que cet enfant est schizophrène, donc en dehors de la réalité et que lorsqu’il réclame son père, ce n’est pas son père qu’il réclame…
La psychologue de l’ASE a pu finalement montrer la lettre aux enfants et utiliser cette lettre du père pour confirmer à la fillette, victime, qu’elle n’était pas coupable de l’incarcération de son père. Voici un extrait de cette lettre : « …En premier lieu je voudrais te demander pardon et te dire mes regrets pour les gestes déplacés que j’ai eus envers toi. Ton papa n’avait pas le droit de faire des choses pareilles, c’est donc pour cela que je voudrais que tu saches, maintenant que tu es en âge de comprendre, que tu n’es en rien responsable si je suis en prison aujourd’hui. Mais bien au contraire, je trouve que tu as eu raison d’en parler et même si cela te paraît bizarre mais si tu n’avais rien dit, la justice ne serait jamais intervenue et peut-être que ton père aurait fait des choses beaucoup plus graves, alors comme tu peux le voir c’est un service que tu m’as rendu car je profite d’être en en prison pour me soigner pour ne plus jamais refaire des choses pareilles. Quoi qu’il en soit je tiens à te dire que je ne vous oublie pas et que je vous aime toujours, autant sinon plus car malgré cette bêtise que ton papa a faite, vous êtes ce qui m’est arrivé de mieux dans ma vie. Le plus dommage, c’est que ton père a fait l’idiot et de ne pas avoir réagi en homme et papa normal…
…Quand je serai dehors, papa fera tout ce qui sera possible et nécessaire pour refaire une vie normale et ainsi devenir un homme mais aussi un papa raisonnable, sûrement le papa que vous auriez aimé avoir… »
Nous, travailleurs sociaux, thérapeutes, nous pouvons bien sûr aider un enfant victime à ne pas se sentir coupable. Mais c’est quand même bien plus efficace quand c’est l’auteur lui-même qui explique à l’enfant que c’est lui le coupable. C’est lui qui peut le mieux aider à la « réparation » de la victime.
Après avoir pris connaissance de ces courriers, les deux enfants ont été très émus, ont posé des questions sur la situation du père. La fille a pu dire sa satisfaction de savoir que son père bénéficiait de soins. Les deux enfants ont demandé à répondre à leur père. Mais la pédo-psychiatre qui ne peut supporter la reprise de contact est intervenue auprès du Juge pour Enfants et le droit de visite du père (sorti de prison en fin de peine en novembre 2004) est toujours suspendu.
De quoi a-t-on peur ? Et qui protège-t-on ?
Il est très probable qu’un monsieur qui écrit une telle lettre, lettre qui ne fait que confirmer l’authenticité de l’évolution constatée dans le travail thérapeutique (individuel et de groupe), fait partie des 97% de non récidivistes plutôt que des 3% de récidivistes. Au début de la thérapie, la culpabilité était totale, et le sentiment d’indignité ne lui permettait pas d’envisager de revoir un jour ses enfants. Puis, progressivement est venu le temps du désir de réparation. Comment réparer sinon en parlant aux enfants et d’abord en leur écrivant ? Et cela devient une évidence quand on se rend compte que les enfants sont en souffrance, et qu’ils expriment que leur souffrance (et leurs symptômes) est liée à l’absence du père, ou à la culpabilité provoquée par son incarcération. La demande des enfants correspond avec leur intérêt et avec leurs besoins. Bien sûr des précautions sont nécessaires. Bien sûr l’évaluation du discours des enfants est nécessaire. Mais ne projetons pas sur eux nos propres inquiétudes. Ne nous servons pas d’eux pour justifier nos peurs.
Drôle d’époque où lorsqu’un enfant énonce qu’il a été abusé par son père, son discours est pris au pied de la lettre (« la parole d’un enfant, c’est sacré ! » , même si on va être peut-être un peu plus prudents depuis le jugement d’Outreau), et lorsque le même enfant abusé réclame de rencontrer son agresseur, on peut dire que ce n’est pas sa véritable demande, qu’il est manipulé, qu’il est en dehors de la réalité…. Alors que c’est à partir de la rencontre qu’il pourra réellement se réparer.
La réparation de la victime passe donc par une rencontre avec l’agresseur, bien évidemment à condition que celui-ci se montre capable de reconnaître la réalité des abus commis, des dommages subis par la victime, et lorsqu’il est en capacité d’exprimer ses regrets, et même s’il ne peut pas vraiment « expliquer » le pourquoi de ces agissements criminels.
Et je suis d’autant plus satisfait de voir ces victimes aller mieux, se reconstruire, « renaître », que, en même temps, je constate que l’auteur condamné lui aussi se trouve aller mieux après ces rencontres, puisque c’est son image de père qui se trouve restaurée à ses propres yeux, en même temps qu’elle se restaure aux yeux des enfants, qui ont bien évidemment besoin de retrouver, derrière les comportements agressifs et déviants, les comportements paternels adéquats qu’il a eus nécessairement et qu’il est capable de retrouver. Ce que dit très bien une enfant à son beau-père incarcéré depuis peu : « Dans un sens, tu vois, je t’aimais bien puisqu’on mangeait avec toi et aussi tu nous aidais à faire nos devoirs ; on sortait ensemble, on allait à la pêche, au loto, au jardin, chez papi et mami, etc… Mais dans l’autre, non, parce que avec les actes de viol…. ».
- C’est parce que je suis thérapeute familial systémique que j’ai appris à m’intéresser, quel que soit le problème de violence intra-familiale, à l’ensemble du système familial concerné : l’auteur, la victime et les tiers, actifs ou passifs. Quand je rencontre un auteur, je m’intéresse autant au sort de la victime qu’au sort de l’auteur. Quand je rencontre une victime, je m’intéresse autant à la compréhension du comportement de l’auteur qu’au vécu de la victime. De même que je m’intéresse à la place et au rôle des tiers (conjoint, fratrie, parents…)
- Il y a bien sûr d’autres façons pour la victime de se reconstruire, de « rebondir » après le traumatisme subi, parce que la rencontre avec l’auteur n’est pas toujours possible : dans les cas de négation de la réalité des faits, ou lorsque l’auteur est mort, ou bien encore quand la victime s’est trouvée rejetée par l’ensemble de la famille. La résilience reste heureusement possible grâce à d’autres rencontres avec ceux que Cyrulnik nomme des « tuteurs de résilience », ou bien par exemple grâce à la création artistique. Dans ses ouvrages, Cyrulnik évoque ainsi la « résilience » de Barbara, de Niki de St Phalle ou de La Callas. C’est aussi dans cette voie que travaille l’association « Les ateliers de l’espoir » à Caen.
- Pourquoi avoir parlé de « réparation », terme très « mécanique », et non pas de résilience, puisqu’il s’agit bien de la même chose ? J’ai préféré utiliser le terme de « réparation » en raison du rôle actif joué par l’auteur des abus dans les processus que j’ai décrits. L’auteur joue en fait ici le rôle d’un « tuteur de résilience ». Or, la résilience est un processus, mais ce terme s’emploie comme substantif, et aucun verbe d’action ne lui correspond. Je ne peux pas dire que l’auteur a « résilié » sa victime. Le terme deviendrait même très ambigu. Et pourtant, l’auteur a participé à la résilience des victimes, et dans un processus très interactif, on peut dire qu’il est devenu lui-même résilient. (le terme de restauration – médiation restauratrice – ne me convient pas non plus)
- Ce que je souhaite - on peut rêver -, c’est que notre justice, ou plutôt notre société, passe de la répression-exclusion à la réparation. Mais, j’ai essayé de montrer que des comportements de réparation sont possibles et qu’ils peuvent aider auteur et victime à se reconstruire et à ne plus être ni auteur, ni victime. Et je souhaite que si quelqu’un a subi des abus, qu’il soit mineur ou majeur, et qu’il demande à revoir son agresseur, nous tous, professionnels et familles, nous acceptions l’idée que c’est possible et que cela peut être utile et efficace pour la victime comme pour l’auteur (« N’ayez pas peur !») Les conditions de ces rencontres sont simples. Il faut que l’auteur reconnaisse les faits qui ont traumatisé la victime ; il faut que la proposition de rencontre soit faite à la victime (mais pas par l’auteur) ; et il faut que cette rencontre soit préparée et médiatisée par un tiers, judiciaire ou non.
- Une dernière situation : Une personne, prénommée Romain, est condamnée pour avoir eu des relations incestueuses avec sa fille aînée. Un enfant, Bob, est né de cette relation incestueuse. La fille aînée a toujours gardé le contact avec son père, qui a souhaité revoir son fils-petit-fils. J’ai accepté de médiatiser cette rencontre à condition que l’enfant soit au préalable bien informé de sa filiation. C’est grâce à l’action des bénévoles de l’association La Lucarne et de l’équipe d’AEMO du Calvados que la jeune femme a finalement accepté d’expliquer à son fils sa filiation. La rencontre a eu lieu. Le père-Grand-père a pu dire à l’enfant « C’est moi qui t’ai fait avec ta mère. Ce n’est pas bien du tout. C’est pour ça que je suis en prison et c’est normal. Mais je suis content que tu sois né et c’est Yann, l’ami de ta mère qui est maintenant ton père (cet homme l’a reconnu et lui a donné son nom). Moi, je veux être ton papi » L’auteur de l’inceste (ainsi que la victime) ont su rétablir la hiérarchie des générations. Et cet enfant, qui n’est pas « victime » mais « produit » de l’inceste… s’est montré dès le lendemain plus calme à la maison et ses notes à l’école se sont améliorées. Il ne s’agit pas de rêve, mais de la réalité.
Caen, 11 mai 2005