L’approche systémique de l’agresseur sexuel intra-familial
avec sa famille
J’ai reçu, il y a six mois, la lettre suivante, envoyée par un collègue psychologue qui travaille dans une prison Centrale:
"Je travaille sur un projet de parloir "médiatisé" qui permettrait de "réunir" dans une même séance un père et sa fille, dans une situation de post-inceste. Ces deux personnes ont maintenu une relation par un courrier abondant, implicitement conflictuel, mais très affectueux pour l'un comme pour l'autre. Ils se sont rencontrés au parloir et se parlent toutes les semaines au téléphone depuis plus de cinq ans.
J’ai rencontré la jeune femme (qui a 22 ans). Elle est en demande de cette rencontre en présence d’un psychologue, « tiers neutre ». Elle dit à son père qu’elle aurait certaines choses à parler avec lui, dans ces conditions seulement. Lui, de même.
Cela m’a demandé un certain temps pour établir ces éléments et recevoir cette demande. J’ai ensuite proposé mon projet à l’équipe (UCSA), entre autres pour pouvoir demander les autorisations diverses auprès de l’A.P.
Le psychiatre qui intervient à la Centrale a semblé assez réticent. Il s’interroge sur le bien-fondé d’une rencontre « agresseur-victime » et argue qu’il n’a aucune connaissance que cela se soit fait dans un autre établissement de France, voire du Canada puisqu’il est très « canadien » dans son approche…..
J’ai appris que vous conduisiez des consultations de ce type au CD de CAEN. Je m’autorise à vous solliciter pour votre expérience, votre témoignage…"
Même si, il y a cinq ans, un article de la presse locale titrait à propos de mon travail sur « Une expérience unique en France », je ne suis pas le seul à pratiquer des entretiens familiaux en milieu carcéral avec des auteurs d’agressions sexuelles, en particulier lorsque ces agressions sexuelles sont intra-familiales. Cela se fait aussi dans l’Oise et également à Val-de-Reuil. D’ailleurs, la conférence de consensus organisée par la Fédération Française de Psychiatrie en 2002 sur « la psychopathologie et les traitements actuels des auteurs d’agressions sexuelles » consacre un chapitre aux psychothérapies familiales et systémiques :
Dans de nombreuses situations, une perspective systémique dans le cadre d’un travail familial ou de couple peut s’avérer pertinente.
Plutôt que de me livrer à une analyse critique de ce texte (je ne suis pas en accord avec la totalité de ce texte), je vais tenter de vous raconter ce que je fais, en vous présentant :
-1. Mon cadre d’intervention
-2. Comment faire des entretiens familiaux en prison
-3. Et enfin, pour faire quoi = quelles finalités, quels objectifs.
I. Mon cadre d’intervention
Je suis psychologue et thérapeute familial systémique. Mais je ne parlerai pas de « psychothérapies familiales ». Je resterai dans le cadre du titre de cette intervention : j’essaie d’avoir une approche systémique de personnes condamnées pour des agressions sexuelles intrafamiliales. Je fais pour cela des entretiens familiaux, plutôt que des « thérapies » au sens habituel du terme.
Je suis salarié d’une association : l’A.T.F.S., Association de Thérapie Familiale Systémique, située à CAEN. Cette association a passé une convention avec le CHS de CAEN pour mes interventions au Centre Pénitentiaire de CAEN, et une autre avec le Centre Psychothérapique de l’Orne, CHS d’ALENCON, pour mes interventions au Centre de Détention d’ARGENTAN.
À CAEN, je travaille en équipe avec le SMPR, sous la responsabilité de son chef ici présent, Philippe PLICHARD.
Je n’interviens dans ces deux établissements qu’auprès de personnes condamnées pour des agressions sexuelles intra-familiales. C’est plus long à dire que « pères incestueux » ou « agresseurs sexuels », mais j’ai besoin de cette appellation plus développée pour rappeler (voire me rappeler ?) qu’ils ne sont pas que cela, condition nécessaire pour entreprendre quelque travail thérapeutique que ce soit.
Je pratique d’une part des thérapies de groupe, et d’autre part - quand c’est possible - des entretiens familiaux. Quand c’est possible, c’est-à-dire quand des contacts sont maintenus entre le détenu et sa famille, et ensuite quand la famille - et le détenu - sont évidemment d’accord pour ce genre de rencontres.
Les participants à ces entretiens peuvent être le conjoint, les parents, des membres de la fratrie, les enfants non victimes, la ou les victimes. Les auteurs d’agressions sexuelles peuvent être le père, le beau-père, le frère, le grand-père, l’oncle…
Les entretiens sont parfois des entretiens suivis, réguliers (à un rythme mensuel en général) ou ponctuels, épisodiques, voire uniques. Dans un certain nombre de situations, le travail familial se limite à des contacts par téléphone ou par courrier, ou à une aide au détenu pour parler ou écrire à la famille ou à la victime…
Par exemple, j’ai rencontré à ARGENTAN plusieurs situations où le détenu, participant au groupe thérapeutique, reconnaît les faits, parle de sa culpabilité, s’inquiète pour sa victime, mais sa femme, sa mère, ses frères, persistent à nier la réalité des faits et rejettent la victime comme la perverse ou la folle qui a fait condamner un innocent. Dans ces situations, un véritable travail de réparation s’opère quand le détenu parvient à s’affirmer, en affirmant à sa famille qu’il est condamné avec raison, qu’il est bien le seul coupable et que la victime ne mérite pas qu’on la rejette.
Les entretiens sont organisés à l’intérieur des murs de la prison. Ils peuvent aussi avoir lieu à l’extérieur, lors de permissions de sortie, pendant les chantiers extérieurs ou les libérations conditionnelles, ou dans le cadre de suivis socio-judiciaires.
À ce jour, j’ai rencontré à CAEN et à ARGENTAN 140 détenus. (Je travaille environ une demi-journée par semaine en prison). Un suivi s’est mis en place pour 80% d’entre eux. Et sur ces 110 détenus « suivis », 63 ont participé aux groupes thérapeutiques, et pour 55 d’entre eux un « travail familial » a été entrepris. 36 détenus ont bénéficié d’entretiens familiaux (ce qui représente environ 200 entretiens) et 16 victimes ont participé, au cours de 65 entretiens.
Je précise enfin qu’avant de travailler à l’A.T.F.S., j’ai travaillé pendant 30 ans dans un service d’Action Éducative en Milieu Ouvert, et j’ai pratiqué des expertises à la demande de Juges des Affaires Familiales. C’est dire que j’ai l’habitude, en tant que psychologue, du travail sur « commande », ou sur mission judiciaire.
II. Conditions pour la réalisation d’entretiens familiaux.
La formation de l’intervenant
Première condition fondamentale pour l’intervenant : avoir une formation aux entretiens familiaux, que cette formation ait été acquise dans un institut de formation ou au terme d’une longue pratique. Il est certes préférable d’être deux pour animer ces entretiens, et si possible un homme et une femme. Dans ce cas, il me paraît nécessaire que l’un des deux au moins ait cette formation, quelle que soit la formation initiale. Je suis formé à l’intervention systémique et je vous parle de cette approche. Mais j’accorde trop d’importance à la nécessité des entretiens familiaux avec des auteurs d’inceste pour demander que les systémiciens aient l’exclusivité de ces entretiens. Les thérapeutes familiaux psychanalytiques me semblent tout aussi compétents pour ce type de travail.
Pour ma part, je travaille souvent seul, mais mon grand âge et mon expérience ne m’empêchent pas d’avoir besoin occasionnellement d’une supervision pour certaines situations embarrassantes.
Les deux directeurs successifs de la prison de CAEN ont été tout de suite intéressés, voire emballés, par cette proposition d’entretiens familiaux.
Par contre, à ARGENTAN, le premier directeur rencontré a opposé un veto catégorique à l’idée de mettre en présence un agresseur et sa victime. Son successeur partait avec des dispositions similaires et s’opposait à toute idée d’entretiens avec la famille. Mais le dialogue s’est révélé possible, grâce à la situation particulière d’un détenu que je souhaitais rencontrer avec sa fille. Il était condamné pour agressions sur deux petits-fils, l’un âgé de10 ans, fils de sa fille, mère célibataire, l’autre, âgé de 7 ans, fils de son fils aîné, marié. Le garçon de 10 ans n’avait rien révélé. C’est la seconde victime qui a parlé à sa mère, laquelle a aussitôt porté plainte. Pendant l’instruction, il s’est révélé que le père de l’enfant de 10 ans n’était autre que le grand-père lui-même. Or, la mère de l’enfant venait très régulièrement à la prison avec sa mère pour voir son père. Il me semblait important de travailler – en direct – les relations manifestement enchevêtrées qui régissaient cette famille, non pas pour le plaisir d’organiser une réunion familiale, mais bien au contraire pour aider à la prise de distance. Nous avons donc appris au Directeur du CD que cet homme recevait très régulièrement la première victime de ses agressions sexuelles, à savoir sa fille. Il a été facile dès lors de lui faire admettre l’intérêt d’un travail familial. À partir de là, j’ai pu obtenir l’autorisation d’organiser des entretiens familiaux, à condition toutefois d’en faire une demande écrite à chaque fois.
À CAEN, le principe est admis depuis longtemps. J’ai simplement à informer le chef de détention des dates et heures de ces entretiens, afin que je puisse avoir accès à une salle d’audience et que soit prévue la présence d’un surveillant dans la pièce voisine.
Outre la direction, il n’est pas inutile d’expliquer aux surveillants l’intérêt de ces entretiens de manière à s’assurer leur compréhension et leur coopération.
Il est souhaitable de disposer d’un local adapté. Le parloir bruyant où se retrouvent toutes les familles, à peine séparés par un box à mi-hauteur, est évidemment complètement contre-indiqué.
Les parloirs, style parloirs avocats ou visiteurs, où l’on ne peut disposer que de deux chaises, et qui n’ont d’autre ouverture que la porte, ne permettent évidemment pas de recevoir une famille avec quatre enfants plus ou moins remuants, ou mal à l’aise dans l’enfermement de la prison.
Je dispose à CAEN d’une salle d’audience qui sert aussi de salle de classe. Les jouets qui sont dans la pièce sont souvent un obstacle à la concentration, et facteurs de bruits gênants pour la circulation de la parole, voire sources de sanctions de la part des parents. Ils ont toutefois l’avantage de permettre des observations intéressantes sur la capacité – en particulier – du père à faire preuve d’autorité et à prendre sa place de père, alors que souvent il ne sent plus le droit de se manifester en tant que tel du fait de ses actes criminels sur des enfants.
Il sera de toute façon difficile d’avoir un local parfaitement adapté à ces entretiens. Ce sera le plus souvent à nous de nous adapter (Dans cette salle de classe, à chaque entretien, je repousse les tables pour installer les chaises en rond au centre de la pièce). Et j’ai renoncé à toute idée d’utilisation de vidéo ou de glace sans tain comme j’en ai eu l’habitude dans d’autres lieux (mais je ne les utilise plus non plus dans mon cabinet de consultation).
L’accord des différents membres de la famille est évidemment nécessaire. Dans mon expérience, lorsque des entretiens sont mis en place, l’adhésion de la famille a été obtenue d’emblée. En règle générale, la proposition est faite à la famille par le détenu. Je prépare cette proposition avec le détenu en veillant à e qu’il n’exerce pas de pression, ou d’emprise pour obtenir cette adhésion. Et il n’est pas rare que cette adhésion devienne demande de la conjointe ou de la victime, en raison de leur désir de comprendre, ou d’exprimer des questions, des sentiments qui nécessitent la présence d’un médiateur.
Il arrive aussi que la demande émane d’un ou des enfants (victimes ou non) du détenu, demande portée par un travailleur social (AEMO, ASE…). Il me paraît alors essentiel d’associer le travailleur social aux entretiens. C’est lui qui pourra reprendre avec les enfants le contenu des séances et les émotions générées par ces rencontres.
Poser la question du rythme, c’est confirmer que nous ne sommes pas dans un contexte de thérapie structurée. Cette fois, il faut savoir s’adapter aux possibilités des familles. Certaines familles éloignées (300 à 400 km) ne viennent qu’épisodiquement, tous les 2 ou 3 mois. Il faudra bien dans ces cas se limiter dans le nombre de séances, et si la famille ne peut venir que durant les week-ends, il faudra accepter de travailler le samedi après-midi, voire (très exceptionnellement, c’est-à-dire si j’y tiens vraiment !) le dimanche.
III. Des entretiens familiaux, pour quoi faire ?
Je ne fais pas de « thérapie » parce que je ne considère pas ces détenus comme des « malades », comme des « sexopathes » (je rappelle que ma clientèle est délibérément composée uniquement d’auteurs d’abus sexuels intra-familiaux). J’ai même du mal à parler de « patients » selon la terminologie habituellement utilisée par tous mes collègues du S.M.P.R. La plupart de ces détenus ne présentent pas de pathologie avérée, comme le confirment d’ailleurs les rapports d’expertise.
Pour moi, ce sont des personnes qui ont présenté à un moment donné des conduites sexuelles déviantes (parfois accompagnées d’autres formes de violence, qu’il importe de rechercher), déviantes parce qu’adressées à des enfants. Ces conduites expriment un dysfonctionnement familial, avec souvent la reproduction de comportements violents subis dans le passé, violences pas nécessairement sexuelles, et parfois subies, non par l’agresseur lui-même, mais par sa conjointe ou par sa mère ou par quelqu’un de son entourage.
Dès lors l’objectif des entretiens (mais j’accepte néanmoins de parler de travail thérapeutique) consiste à faciliter un changement du mode de fonctionnement familial. La plupart de ces familles présentent un fonctionnement « enchevêtré », selon l’expression de Salvador MINUCHIN, ou « incestuel » selon l’expression de RACAMIER. Ce sont des familles fermées sur l’extérieur, mais à l’intérieur, les frontières inter-individuelles et plus encore inter-générationnelles sont très floues, voire inexistantes. En fait, personne n’est à sa place.
L’expression des émotions, des ressentis, est inconnue, ou interdite, si bien que la communication se fait essentiellement sur un mode non-verbal. Les coups, ou les frottements, les « attouchements » les « pénétrations » remplacent les mots, par impossibilité d’exprimer ou de contrôler actes et émotions, ou au contraire avec un excès de contrôle et d’emprise de l’auteur sur son entourage. Les secrets sont typiquement aussi un mode non-verbal de communication, secrets sur la relation incestueuse, mais secrets aussi qui concernent l’histoire de la famille.
L’aide au changement (dans le travail de groupe comme dans les entretiens familiaux) va se situer à ces différents niveaux.
L’instruction et le procès ont commencé un premier travail de mise en mots des actes abusifs, en même temps qu’ils ont rappelé que la Loi sociale devait s’appliquer dans cette cellule fermée de la famille qui s’était créé ses propres lois. Cette mise en mots des actes est un premier pas important. Pour l’un des derniers détenus que j’ai rencontrés, « faire une pipe », ce n’était pas grave, ce n’était évidemment pas un viol. Apprendre au commissariat et au tribunal que cela s’appelle une fellation rend l’acte beaucoup plus important dont la gravité commence à apparaître…
Le travail thérapeutique individuel permet de poursuivre ce travail de mentalisation. Il présente toutefois le risque d’enfermer le psy et son client dans un cocon de confidentialité qui s’apparente, dans une certaine mesure, au fonctionnement familial antérieur où les secrets étaient de mise.
Les entretiens familiaux, et l’association avec le travail de groupe (et le travail individuel) permettent d’apprendre à la famille à se débarrasser, non pas de tous ses secrets, mais de ce fonctionnement basé sur la règle prévalente du secret.
Par exemple, l’entretien familial permet au père de parler à ses enfants des raisons de son incarcération. Les enfants les connaissent. Le père sait qu’ils savent. Mais au parloir, tout le monde fait comme s’il ne s’était rien passé. La règle du secret est respectée. La médiation du thérapeute va aider la famille à parler des faits, de la faute, de la sanction. Et le père (ou le beau-père…) va pouvoir reprendre une place de père en expliquant à ses enfants comment éviter de faire les mêmes erreurs, et même, comment se protéger de telles agressions.
Et lorsqu’un détenu peut dire à sa fille victime qui se sent encore coupable d’avoir envoyé son père en prison : « Tu n’as pas à te sentir coupable. Tu as bien fait d’avoir eu le courage de me dénoncer. Grâce à toi, j’ai pu changer », on peut être sûr que quelque chose s’est transformé dans les modes de communication familiale.
Il s’agit ainsi d’aider chaque membre de la famille à exprimer avec des mots ses émotions, ses peurs, mais aussi ses joies (par exemple pour les enfants, leurs inquiétudes de la récidive, ou leur désir de voir le père rentrer à la maison, ou leur colère devant les abus subis).
L’évolution des entretiens permet d’entendre un jour par exemple un détenu constater : « Avant, je me comportais comme un enfant avec mes enfants ; je passais mon temps à jouer avec eux. Maintenant, je me rends compte que je peux les conseiller, les aider. J’ai l’impression de découvrir ce que c’est qu’être père ».
Les frontières générationnelles commencent alors à être rétablies. C’est dire que l’objectif des entretiens familiaux n’est pas de réunir à tout prix des groupes familiaux séparés par l’incarcération d’un des membres. L’entretien familial peut avoir pour but de séparer, de mettre de la distance, là où régnait la confusion des places et des rôles.
La finalité de ces entretiens n’est donc pas d’abord la prévention de la récidive (d’ailleurs statistiquement fort peu répandue). C’est plutôt la prévention de la répétition des abus à la génération suivante, en rendant le détenu acteur de cette prévention, en cherchant à lui redonner une place de père (ou de beau-père, de grand-père…).
Les changements recherchés visent les modes de communication, la distance entre les générations, et le contrôle des actes et des émotions.
Il est finalement très peu question de sexualité dans ces entretiens. Il y est essentiellement question du fonctionnement familial.
M. SUARD
A.T.F.S.
ROUEN, 21 novembre 2002
Journées régionales de l’ARTAAS (Ass. pour la Recherche et le Traitement des Auteurs d’Agressions Sexuelles)