Dans le travail thérapeutique auprès d’auteurs de violences sexuelles soumis à une obligation de soins, ou une injonction ou une incitation, se pose toujours la question des relations entre le soin et la justice. Ce sont même de nombreuses questions qui viennent à l’esprit : peut-on soigner dans le cadre d’une obligation ? le patient dit-il la vérité au thérapeute ? le thérapeute a-t-il besoin de connaître la vérité des faits incriminés pour intervenir ?
Avant d’aborder ces questions, il est nécessaire en préalable de se demander : qu’est-ce que la Vérité ?
Il importe de se rappeler que la Justice ne dit pas « la Vérité ». Elle prononce un « ver-dict », c’est-à-dire qu’elle dit que ce qu’elle dit est la vérité. Ce n’est pas la même chose. La vérité judiciaire, parfois décidée par un vote, peut-être différente de la vérité avec un grand V. N’oublions pas qu’on représente habituellement la Justice comme une femme les yeux bandés, avec dans une main une balance pour peser les arguments de l’accusation et de la défense, et dans l’autre un glaive pour trancher et sanctionner.
Je vais prendre quelques exemples cliniques, dans ma pratique professionnelle, qui ne concerne que des situations de crimes et délits sexuels intrafamiliaux :
Un homme arrive dans mon groupe thérapeutique en prison, et explique qu’il est condamné pour le viol de ses 4 filles, mais s’il reconnaît des relations sexuelles avec les 3 aînées, il affirme n’avoir jamais touché à la plus jeune. Après avoir vérifié certains aspects de l’histoire et l’âge des enfants concernés, je m’aperçois que 3 ou 4 victimes, cela ne change rien à la gravité du viol, et cela n’aurait rien changé au quantum de sa peine. Il y a de fortes chances qu’il dise la vérité. J’ai su, après sa sortie de prison, que la plus jeune de ses filles avait été la seule à souhaiter le revoir…
Un autre détenu est condamné pour avoir violé une fille de sa compagne et pour des agressions sexuelles sur les deux autres enfants, le frère aîné et une sœur plus jeune. Il reconnaît le viol, mais pas les agressions sexuelles. C’est curieux, car on voit plus souvent une tentative de banalisation des faits les plus graves, du genre : « oui, je l’ai caressée, mais je ne l’ai pas pénétrée ». Là, par contre, il reconnaît le plus grave et nie le moins grave. J’ai eu confirmation, au cours d’entretiens avec toute la fratrie, que le frère et la sœur avaient répondu positivement aux questions des enquêteurs après la révélation des viols par la victime, parce qu’ils n’avaient pas accepté l‘arrivée de ce beau-père dans la famille. La vérité était donc bien conforme aux propos de cet homme, et non au verdict de la justice.
Dernier exemple, inverse : un homme a été condamné par un tribunal correctionnel à 5 ans de prison pour des agressions sexuelles sur ses deux filles aînées. Avant d’être incarcéré, le jeune frère, questionné par un psy sur les raisons de la baisse de ses résultats scolaires, révèle des viols par son père. Celui-ci va être rejugé aux Assises et totaliser 12 ans de prison. Les examens physiques n’étaient pas concluants, mais la parole de l’enfant, après celle de ses sœurs, a suffi pour faire condamner le père. Celui-ci a toujours reconnu, avec beaucoup de culpabilité et de souffrance, les abus sur ses filles, mais il a toujours nié avec véhémence le viol de son fils. J’ai rencontré ce garçon peu avant la sortie de prison du père. Il m’a assuré n’avoir jamais été agressé sexuellement par son père. « vous savez, m’a-t-il dit, quand il y a eu l’histoire avec mes soeurs, moi, je n’existais plus à la maison, alors… ».
On s’aperçoit ainsi que les enfants victimes se trouvent enfermés dans le secret (jusqu’à ce qu’ils puissent s’en libérer) et que les enfants non victimes peuvent se trouver enfermés dans le mensonge.
J’ai rencontré d’autres situations où les propos des auteurs me sont parus plus vrais que les décisions judiciaires, mais toujours toutefois dans des cas où il y avait eu néanmoins des abus commis, qui justifiaient de toute façon une condamnation.
Dans ma pratique, j’ai besoin de connaître cette vérité judiciaire, c’est-à-dire les motifs de l’inculpation et la nature du jugement. C’est une base de départ, mais je ne la considère pas comme la vérité absolue. La vérité du patient a autant de valeur pour moi, d’autant plus que, de ma place de psychologue, je n’interviens pas d’abord auprès d’un « auteur de violences sexuelles », mais auprès d’un être humain qui, dans son parcours, a été condamné pour avoir commis un ou des délits ou crimes sexuels. J’avais apprécié un jour qu’un patient perçoive cette différence en me disant : « je n’ai pas bien vécu l’entretien avec le psychiatre à mon arrivée. Il a refait le procès en me disant que ce que j’avais fait n’était pas bien. Comme si je ne la savais pas ! Mais avec vous, au moins, on se parle « d’homme à homme » ». La connaissance préalable du jugement permet de travailler avec le patient sur le décalage éventuel entre ce qu’il dit des actes commis et ce qu’en a dit la justice, mais aussi sur l’oubli fréquent de la sentence et de ses décisions adjacentes (interdictions et obligations diverses). Je n’interviens plus en prison depuis dix ans, mais je reçois encore un certain nombre de personnes dans la cadre d’obligations de soins, soit pendant leur contrôle judiciaire (avant le jugement) soit après l’incarcération, pendant leur suivi socio-judiciaire. Et dans ce cadre il m’est possible de demander non seulement la copie du jugement mais aussi les expertises dont a bénéficié le patient. Ce sont là des informations importantes à confronter avec le discours et la « vérité » du patient, de même qu’avec sa perception et ses sentiments à l’égard des décisions judiciaires le concernant. On voit ainsi le paradoxe et les limites complexes du secret professionnel. Je n’ai pas à transmettre d’informations à la justice sur le contenu du suivi du patient, mais j’utilise des informations qui me sont données, en toute légalité, par la justice.
Je travaille avec ce que me communique le patient, en m’intéressant à la fois à son discours digital, verbal, et à son discours analogique, non verbal, et donc en tenant compte aussi des éventuelles divergences avec le jugement, mais aussi, en tant que thérapeute familial, en observant les interactions avec les autres membres de la famille lorsque j’ai la chance de les rencontrer.
C’est ainsi qu’un homme, condamné pour le viol de sa fille, vient me voir sur incitation du juge d’application des peines ; il m’affirme qu’il n’a rien fait à sa fille. Je me suis permis de lui exprimer mes regrets : « Dommage que vous n’ayez pas violé votre fille, car je ne sais traiter que les auteurs d’inceste, alors que je suis incompétent pour soigner les erreurs judiciaires ! ». J’ai toutefois eu l’occasion de le revoir avec sa femme qui m’a raconté l’avoir cherché une nuit où il avait quitté le lit conjugal. Elle l’a trouvé dans le lit de as fille. Elle l’a rappelé à l’ordre et fait réintégrer sa chambre. Et lui de me dire : « je n’ai aucun souvenir de cette histoire ». Ce qui n’est plus tout à fait : « je n’ai rien fait ». Or, l’absence de genre de souvenir devient un outil de travail intéressant. Je l’accepte non pas comme un déni ou une défense inadaptée, mais comme un symptôme d’adaptation (comme pour les victimes qui ont « oublié » les abus subis), qui permet d’éviter, non seulement la culpabilité, amis aussi la folie ou le suicide.
J’ai remarqué que si dans un entretien je soupçonne le patient de travestir la vérité, il le perçoit aussitôt et devient méfiant. Je perçois sa méfiance et nous nous enfermons mutuellement dans une relation suspicieuse, et comme je suis du bon côté de la barrière et lui du côté des délinquants, mon regard sur lui risque fort de le cataloguer parmi les manipulateurs ou les pervers. Ce que me disent certains patients de leur relation avec tel surveillant, tel CPIP, ou aussi parfois tel psy, confirme tout à fait ce processus.
Par contre, travailler avec ce qu’apporte le patient, sans naïveté pour autant, m’a confronté à plusieurs reprises à des révélations d’abus qui n’avaient pas été pris en compte dans le jugement. Avec la question délicate de « qu’est-ce que je fais de ces révélations ?... ».
Autrement dit, mon attitude qui se veut écoute ouverte, disponible, confiante, peut aider à dévoiler des secrets maintenus. J’en arrive ainsi à la question des secrets. A côté du « secret professionnel », il importe de parler des secrets qui caractérisent le fonctionnement des systèmes familiaux à transactions incestueuses. Nous savons que c’est dans le cadre familial que l’on rencontre le plus de crimes et de délits sexuels. Et le secret, ce n’est pas seulement le classique « c’est un secret entre toi et moi. Tu n’en parles à personne et surtout pas à ta mère ». Car si l’enfant respecte le secret, c’est que très souvent la famille a l’habitude de fonctionner avec des secrets, plus ou moins lourds, plus ou moins quotidiens, plus ou moins anciens. Secrets qui concernent l’histoire familiale, et qui portent sur la filiation de tel ou tel enfant, sur le mode de vie de la grand mère, sur le suicide de l’oncle, sur la vie légère de la marraine, éventuellement, et bien souvent, le secret sur les violences subies dans le passé par l’un ou l’autre des parents…
Ces secrets ont pour effet de paralyser la communication, l’expression des émotions se faisant davantage sur un mode non verbal que par des mots. Et la violence, qu’elle soit physique ou sexuelle, peut devenir le seul moyen d’exprimer les ressentis.
Aussi, si l’on veut traiter l’auteur de violence sexuelle, il importe de s’attaquer en particulier à cette caractéristique. Or, si je commence par assurer le patient que nos échanges sont couverts par le secret professionnel, je l’informe en fait que rien ne va changer, puisque c’est ainsi qu’il a toujours fonctionné avec ses proches. Le setting de la séance ne doit pas reproduire un mode fonctionnement qui a généré des abus.
Récemment, dans un stage de formation sur la prise en charge des victimes de violences sexuelles, une infirmière évoque la situation suivante : une patiente vient la voir pour lui confier un secret, à condition qu’elle n’en parle à personne. L’infirmière se doute qu’il s’agit d’une révélation d’abus subis dans le passé, et très professionnelle, ne peut lui garantir le secret : travail en équipe, interventions éventuelles en fonction de la nature de ce secret. Et devant le refus de la patiente d’aller plus loin, l’infirmière conseille à la patiente d’en parler au médecin du service. Quelques jours plus tard, le médecin vient dire à l’infirmière, à l’oreille, en confidence, que la patiente lui a révélé des abus subis par son père dans le passé mais qu’elle a demandé que cela reste secret, alors, en accord avec elle, on n’en parle pas ! Comment qualifier cette attitude ? Non assistance à personne en danger ? non dénonciation de crime ? Mais surtout, en se soumettant à l’exigence de secret formulé par la patiente, et donc en ne prenant pas en compte les abus subis, le médecin représentant de l’autorité dans ce service a commis un abus de pouvoir qui s’apparente, acte sexuel mis à part, à la relation passée père-fille. « on fait comme s’il ne s’était rien passé ».
Lorsque j’ai proposé (il y a 20 ans) au directeur du Centre de détention de Caen un programme d’interventions auprès de personnes condamnées pour des crimes sexuels intrafamiliaux (j’avais appris qu’il y en avait plus de 150 incarcérées à Caen), j’avais un peu pompeusement appelé ce programme « thérapie du secret ». Dans le groupe thérapeutique, il était bien sûr exigé que ce dont parlait tel ou tel participant ne devait pas être répété dans la détention ni à l’extérieur. Par contre, ce que disait tel participant pouvait être repris lors des entretiens avec lui et sa famille, ou lors de rencontres avec les travailleurs sociaux de la prison ou ceux de la famille. Et réciproquement, ce qui se disait dans les entretiens familiaux ou dans les échanges avec les travailleurs sociaux pouvait être repris dans les échanges dans le groupe. L’idée était bien de modifier cette règle du secret, pour aller vers des modes de communication plus directs, et dans lesquels il devient possible de verbaliser ses émotions. Il ne s’agit pas pour autant d’interdire toute forme de secret dans les familles ! L’objectif de ce programme était de ne pas rajouter des secrets dans des situations où l’habitude des secrets avait été particulièrement délétère, d’où l’importance également de travailler sur la fonction ou le sens de ces fonctionnements. Ces secrets sont des symptômes, des messages. À quoi servent-ils ? , que ou qui protègent-ils ? , à qui s’adressent-ils ?...
L’impossibilité, apprise depuis l’enfance dans le fonctionnement du système familial, d’exprimer verbalement ses émotions, a entraîné chez ces auteurs d’abus, outre la pratique des secrets, l’impossibilité de dire leur malaise, et donc de demander de l’aide, à qui que ce soit. Et pourtant, un bon nombre de patients que j’ai rencontrés en prison m’ont dit leur soulagement lorsqu’ils ont été arrêtés et mis en garde à vue, et contrairement aux idées reçues, beaucoup ont aussitôt reconnu les faits dont ils étaient accusés. C’est pourquoi l’obligation de soins imposée par la justice ne pose pas de problème, du moins dans ces situations incestueuses. Vouloir que ces personnes fassent une « demande » claire de soins est même une erreur méthodologique. Si ces personnes avaient été capables de parler de leurs difficultés, de faire une demande d’aide ou de soin, elles ne seraient sans doute pas passées à l’acte. Après leur mise en examen, après leur condamnation, les soins imposés sont bien acceptés et peuvent devenir facteurs de changement, dans les cas, bien sûr, où les faits sont reconnus par leur auteur.
Le législateur a voulu, en 1998, protéger le secret professionnel du praticien qui accepte d’assurer les soins de la personne condamnée à un suivi socio-judiciaire. Pour cela, il a créé les « médecins-coordinateurs » chargés de faire le lien entre le soignant et le juge de l’application des peines. Ce médecin coordinateur voyait la patient une fois par an et il devait donc se renseigner auprès du médecin traitant ou du psychologue traitant avant de transmettre un avis sur l‘évolution du condamné au JAP. Or, depuis plusieurs années, depuis que le médecin coordinateur a l’obligation de rencontrer son patient tous les trois mois, je n’ai, pour ma part, plus aucun contact avec les différents médecins-coordinateurs au sujet des patients que je suis. Même lorsque je leur écris pour me mettre à leur disposition, ils ne me rappellent pas ! De ce fait, il m’est arrivé, à deux reprises, de « transgresser » la règle sacro-sainte du secret professionnel et d’écrire directement au juge de l’application des peines pour l’informer du travail réalisé avec un patient et de son évolution très positive. Bien entendu, le patient concerné était lui-même informé du contenu précis de mon courrier et il était d’accord pour que j’envoie cette lettre, puisqu’il n’est pas inutile de rappeler que le secret professionnel est fait d’abord pour protéger le patient et non le professionnel.
Pour conclure, après ces réflexions sur le secret, il faut dire un mot sur le soin. La Justice impose des soins à des criminels et des délinquants. S’agit-il donc de malades ? J’ai parlé, par commodité, de « patients » tout au long de mon propos, mais je n’ai jamais considéré ces personnes comme des malades, mais bien comme des personnes qui avaient transgressé des interdits formulés par la Loi. La recherche d’explications de leur déviance (et non d’excuse ou de justification) à partir des expériences passées (violences et traumatismes subis…) fait partie de mon travail. Mais je m’intéresse plus encore aux changements possibles dans le fonctionnement familial dans le but d’un mieux-être pour eux-mêmes et pour leurs proches, et aussi dans l’espoir qu’ils aident leurs enfants à ne pas copier les déviances de leur parent. Plus qu’un soin au sens classique du terme, il s’agit là d’un accompagnement, d’une aide au changement, à mi-chemin entre le socio-éducatif et le soin.
Et enfin, pour se projeter dans l’avenir, je fonde de grands espoirs dans la « justice restaurative », que j’ai pratiquée en prison lors d’entretiens entre l’auteur d’inceste et sa victime, qui est devenue depuis aout 2014 une possibilité inscrite dans la loi, et qui peut permettre de réparer (de soigner ?) à la fois le criminel et la victime. Et la loi prévoit qu’une telle mesure ne sera pas «obligée», mais proposée et ne sera possible que si elle est acceptée aussi bien par la victime que par l’agresseur.
Michel SUARD
Psychologue, thérapeute familial
A.T.F.S. Caen
1er Mars 2016