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  • : Le site web de l'association de thérapie familiale systémique - Caen (14)
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Albert est en colère. Albert pleure. Non, il ne pleure pas parce qu’il est en colère. Et ce ne sont pas ses larmes qui l’énervent. Ce sont là deux moments bien distincts de sa vie actuelle. La colère, il la connaît et la pratique depuis toujours, alors que les pleurs relèvent d’une émotion qu’il vient de découvrir avec le chagrin, la perte, la solitude. Sa femme, Lucette, est morte il y a quelques mois. Et il a bien du mal à envisager de vivre seul, à 85 ans. Ils étaient mariés depuis 58 ans. 58 ans de vie commune, de disputes incessantes, de querelles permanentes, mais inséparables pendant ces 58 années.

 

Il aime raconter souvent l’une des premières scènes de leur vie de couple où, à la fin d’un repas, Lucette s’active à la cuisine de leur petit appartement et lui reproche violemment de rester assis et de ne rien faire pour aider. Il pourrait au moins desservir la table ! « Ah ! tu veux que je desserve la table ? ». Et d’un geste large de l’avant-bras, il balance par terre tout ce qui était sur la table, cassant ainsi toute la vaisselle. Et c’est là qu’il sourit en évoquant la réaction de sa femme : elle est allée acheter des assiettes en métal ! Il n’y a plus eu jamais de bris d’objets, mais cette scène résume assez bien le fonctionnement de leur couple : engueulades mutuelles, provocations, mais Lucette tient tête, ne se démonte jamais et finit par prendre le dessus.

 

Et cela dure depuis 58 ans. Qu’est-ce donc qui a pu les réunir, et qui a pu leur permettre de tenir aussi longtemps ? Si on leur avait posé la question, ils n’auraient sans doute pu y répondre. Il y a si longtemps ! On peut supposer que Lucette, membre d’une fratrie nombreuse où elle n’avait pas d’autre place que bonne à tout faire, a trouvé, vers ses 20 ans, lors d’une fête foraine, l’occasion de fuir la rigidité de son milieu d’origine, en tombant dans les bras d’un beau gars, d’environ 10 ans de plus qu’elle, et qui, avec son activité de forain, représentait l’aventure. Quant à Albert, qui avait très tôt quitté toute sa famille pour fuir les conflits et la violence, et qui, très indépendant, avait erré ça et là, faisant les « quatre cents coups », avant de s’engager dans une vie quasi nomade en allant de foire en foire donner un coup de main dans les stands et les manèges, la rencontre avec cette jeunette qui n’avait peur de rien mais qui représentait une certaine forme de stabilité, a pu lui donner l’envie de poser ses valises. Ils se sont mariés rapidement, et après plusieurs petits boulots, Albert s’est en effet stabilisé dans un emploi de chauffeur routier qu’il a conservé jusqu’à sa retraite. Lucette a d’abord été employée dans une grosse entreprise de la région avant d’être secrétaire dans une industrie pharmaceutique.

 

Fortes personnalités tous les deux, « sales caractères » selon leurs propres mots, avec des origines et des besoins différents, les disputes et les désaccords se manifestent sans cesse. Lucette veut « construire » quelque chose de durable pour leur couple, alors qu’Albert se contente volontiers, comme à chaque fois, de vivre au jour le jour. Mais Lucette l’emporte. Albert accepte l’idée de sa femme de faire construire une maison et participe avec elle au choix du terrain et à l’examen des plans. Mais c’est Lucette qui s’occupe de toutes les démarches administratives, du financement et du suivi de la réalisation. Et tous les deux vont passer toute leur existence dans cette maison de banlieue, avec un jardin qu’Albert entretient régulièrement et un garage où il se plaît à venir bricoler, pendant que Lucette tient les comptes, s’occupe des factures, des impôts et de toute la paperasserie administrative.

Le ton monte souvent dans les disputes, de part et d’autre, mais même si le ton de la voix d’Albert domine celui de Lucette, c’est néanmoins l’avis de Lucette qui l’emportera si une décision est à prendre. C’est ainsi qu’elle parvient à convaincre Albert de limiter certaines grosses dépenses, car il est amateur de grosses voitures qui coûtent cher, et dont il aimerait changer souvent. Mais entre eux, les points d’accord restent nombreux. Ils s’arrangent pour avoir chaque année les mêmes dates de vacances pour partir ensemble, en accord sur le lieu et le mode d’hébergement. Leurs histoires familiales sont très différentes, mais, et précisément du fait de ces histoires, ils sont pleinement d’accord pour ne pas avoir d’enfants. Et c’est tout naturellement qu’ils se sont retrouvés tous les deux pratiquement sans contacts avec leurs familles. Ils ne sont pas renfermés ou isolés pour autant. Leur maison est située dans un petit lotissement et ils ont des contacts cordiaux avec tous leurs voisins.

 

L’heure de la retraite pour Albert ne va pas calmer le jeu. Il est maintenant toute la journée à la maison et les occasions de se chamailler quand Lucette rentre de son travail ne manquent pas. Albert s’occupe à la maison, au jardin, donne facilement un coup de main à l’un ou l’autre de ses voisins qui sont tous dans les mêmes âges que lui. Les choses vont bien plus se compliquer peu après l’accès à la retraite de Lucette. Un an après la retraite, un examen médical révèle une tumeur qui nécessite une hospitalisation au centre anti-cancéreux. Mastectomie, chimiothérapie. Albert et Lucette vont encore partir en vacances cette année-là. Mais ce sera la dernière fois. Elle a du mal à se déplacer. Albert regrette que la maison soit surélevée au-dessus du garage :  les 15 marches pour accéder à l’entrée de la maison ne permettent plus à Lucette de descendre. Alors il aménage un chemin, carrelé, à côté de l’escalier pour que Lucette puisse descendre dans le jardin ou jusqu’à la voiture, avec son déambulateur. Mais lors d’une seconde série de chimio, les jambes ne répondent plus. Lucette ne peut plus marcher du tout. Les médecins expliqueront qu’un tel effet secondaire est rarissime. Mais le fait est là. Lucette ne peut plus sortir. Il faut donc aménager la maison différemment. Le petit salon à droite de l’entrée, avec une fenêtre sur le jardin, va devenir la chambre de Lucette, avec un lit médicalisé, une chaise percée. Albert voudrait lui installer un poste de télévision, mais elle n’aime pas la télé. Elle se contentera de la radio et du chant des oiseaux à l’extérieur. Albert s’installe un lit pour lui dans une pièce voisine, avec le poste de télé à proximité. Lorsqu’elle a quitté l’hôpital, ils ont tous les deux, là aussi en plein accord, refusé les diverses aides qui leur ont été proposées, convaincus qu’ils pourraient s’organiser facilement chez eux. Seule une aide-ménagère vient régulièrement une fois par semaine pour donner un coup de main. Aurélie est même devenue rapidement une amie pour Lucette. Le médecin traitant vient de temps en temps pour constater qu’il n’y a pas d’évolution dans l’état de Lucette qui supporte sa situation sereinement, sans inquiétude particulière, sans jamais se plaindre, et en gardant toujours la même fermeté dans les chamailleries avec Albert. Ce médecin soigne aussi Albert, pour son hypertension, son diabète, son cholestérol… Cela ne l’empêche pas d’être toujours agressif dans ses propos avec sa femme, tout en veillant avec attention à satisfaire ses besoins et ses souhaits. C’est lui qui fait les courses, la cuisine, qui lui prépare son petit déjeuner, son thé du soir. Chacun mange dans sa chambre, au bord du lit, mais les portes sont ouvertes, ce qui permet de continuer à se parler, ou à se chamailler.

 

 Et cela va durer 17 ans ! Avec toutefois un épisode critique après 15 ans de ce régime. L’état psychologique d’Albert déraille alors quelque peu. Sa lassitude ressemble à une dépression. Lassitude de devoir prendre la dizaine de médicaments quotidiens prescrits pour ses divers problèmes. Alors, il ne les prend plus ou bien de manière anarchique. Lassitude de passer sa vie au chevet de sa femme alitée, sans espoir d’amélioration. Lassitude enfin d’entendre les reproches continuels de sa femme.  Depuis quelque temps, il a en plus des problèmes de vue. Un diagnostic de DMLA a été posé. Il n’y voit plus assez pour pouvoir conduire. Il a dû se résoudre à vendre la voiture. Et un soir, après une énième querelle avec Lucette, au lieu de lui dire bonsoir, il a appuyé un oreiller sur sa tête pour la faire taire. Il s’est vite rendu compte de ce qu’il était en train de faire. Il a vite enlevé l’oreiller et est allé se coucher. Lucette a eu peur, certes, car c’était la première fois que son mari se livrait à un tel geste. Leurs désaccords n’ont toujours été que verbaux. Et même lorsque le ton montait, il n’y a jamais eu entre eux, depuis la vaisselle cassée 56 ans plus tôt, de violence physique, ni de geste de menace, ni même de menace verbale. En fait, elle a été plus surprise qu’apeurée. Mais il allait en entendre parler !

 

Le lendemain, c’est le jour de la visite d’Aurélie. Lucette lui raconte cet évènement de la veille au soir. Dès son retour dans son service, Aurélie en parle à sa cheffe qui appelle la gendarmerie. Et les choses vont aller très vite. Intervention de 5 gendarmes au domicile. Fouille de la maison et saisie des 2 fusils de chasse qui dormaient depuis longtemps dans une armoire. (Par contre, l’oreiller n’a pas été saisi). Embarquement d’Albert, qui se demande ce qui se passe, vers la gendarmerie et garde à vue. Les gendarmes veulent emmener Lucette à l’hôpital pour vérifier si elle n’a pas de traces de violence sur le corps. Mais elle refuse, déclare qu’elle veut rester chez elle, et réussit à renvoyer les gendarmes vers d’autres occupations. Albert reconnaît l’acte commis qu’il attribue à son état dépressif du moment, mais sans avoir jamais eu l’intention de tuer sa femme. Il va passer en jugement deux mois après cette mise en examen, pour cet acte de violence sur sa conjointe. Son avocat essaiera de le défendre en faisant valoir que s’il avait vraiment voulu tuer sa femme, il aurait pu le faire au cours de leurs plus de 50 années de vie commune. Mais la tentative d’étouffement est un fait grave. La procureure demande une peine exemplaire. Le président va tenir compte de l’âge et des circonstances, et du fait qu’il s’agit d’un primo-délinquant. Albert est condamné à seulement deux mois de prison avec un sursis et mise à l’épreuve pendant trois ans, et aussi à une obligation de soins et à l’interdiction de contact avec la victime. Or, Albert n’a pas d’enfants, pas de famille où aller. Il devra donc quitter son domicile et être hébergé dans un CHRS (Centre d’hébergement et de réadaptation sociale). Albert est surpris de cette décision. Il s’attendait plutôt à être hospitalisé, sans doute plus sensible à son propre état physique et psychologique qu’au risque encouru par sa femme, puisqu’en fait il a arrêté son geste et que, pour lui, même si elle a eu peur, elle n’a pas souffert de ce geste. Il n’a pas contesté le verdict du tribunal et ne s’est pas mis en colère. Ses propos véhéments se sont toujours limités à la sphère conjugale où il a depuis le début de la vie du couple, tenté d’imposer ses points de vue, son autorité, mais où il devait toujours reconnaître que dans cette relation finalement très symétrique, il n’avait que très rarement eu le dessus. Face à l’autorité de la Justice, il n’a pu que se faire tout petit, se limitant à tenter une explication de son geste par son état dépressif.

 

La justice a sanctionné un acte de violence interdit par la loi. Elle a protégé la victime en interdisant les contacts entre Albert et Lucette, que le jugement ne nomme pas comme étant une personne vulnérable. Elle a donc laissé Lucette toute seule dans son lit dans sa chambre sans l’aide quotidienne ni de son mari ni de quiconque.  Il n’y a pas eu de mandat judiciaire pour assurer le suivi et la survie de la victime, pas non plus d’intervention d’un quelconque bureau d’aide aux victimes comme il doit en exister dans chaque tribunal. Ce sont donc le service social départemental et le CLIC, (centre de liaison intercommunal pour les personnes âgées), alertés par le service de l’aide-ménagère, avec aussi l’intervention du médecin, qui ont pris le relais et qui ont mis en place une personne pour la toilette quotidienne et les soins, une autre pour le portage des repas, et le maintien de l’aide-ménagère pour l’entretien de la maison et les courses de première nécessité, évitant ainsi, comme le désirait Lucette, l’envoi vers hôpital ou maison de retraite. Toutes ces aides, si elles avaient été mises en place plus tôt, et acceptées par le couple, auraient sans doute soulagé Albert et peut-être évité son geste interdit.

 

À l’arrivée d’Albert au CHRS, le directeur qui l’a accueilli a tout de suite vu qu’il avait besoin d’un suivi particulier et il l’a orienté vers le secteur « santé » de son établissement afin qu’il bénéficie de soins réguliers pendant son séjour. Il est donc soigné, entouré par une équipe compétente composée d’infirmiers, d’un médecin et aussi d’éducateurs dont il apprécie le contact. Il est bien nourri, aux frais de l’État, et cela lui convient. Il apprécie beaucoup moins le contact avec les autres pensionnaires du foyer qui sont tous sortants de prison ou SDF. Et surtout, il souffre de ne pouvoir avoir des nouvelles de sa femme. Aussi écrit-il au tribunal au bout d’un mois pour demander à rentrer chez lui. À plusieurs reprises, il envisage de se jeter dans la rivière qui passe tout près du foyer. Il n’a pas de nouvelles ? Ce n’est pas tout à fait exact. Car Lucette aussi réclame des nouvelles de son mari. Et Aurélie, qui se sent responsable de la situation, va outrepasser les règles de son service en allant à plusieurs reprises rendre visite à Albert, en dehors de son temps de travail, avec retour d’informations à Lucette, son amie.

 

Il a fallu l’éloignement pour que des aides importantes se mettent en place pour Lucette, mais une telle séparation du couple était-elle absolument nécessaire ? Le but est bien de protéger la victime et d’empêcher le risque de récidive chez l’auteur de l’acte violent. Mais deux considérations mériteraient d’être toujours prises en compte. Tout d’abord le contexte de la relation entre les deux partenaires. Les désaccords, les disputes, les échanges verbaux véhéments de part et d’autre constituent chez eux leur mode naturel, certes particulier, de communication, dans lequel ils sont à égalité. L’épisode de la vaisselle cassée a été dans leur vie le seul et unique acte de violence sur objets, jusqu’à l’acte violent sur la personne de Lucette, survenu dans un moment de grande fragilité d’Albert. La nature de la relation dans le couple, examinée dans la durée, devrait donc être un premier objet d’analyse. Le deuxième élément, plus factuel, concerne l’acte lui-même, ou plus exactement les conditions de l’arrêt de l’acte violent. Ou bien l’acte cesse grâce à une action extérieure qui stoppe le risque vital : la victime réussit à s’enfuir, ou un enfant intervient, ou un proche, ou un voisin, ou c’est la police qui arrive suite à l’appel d’un voisin… Ces interventions permettent que la violence n’aille pas plus loin. Ou bien c’est l’auteur de l’acte violent qui arrête de lui-même, en prenant conscience de ce qu’il fait, et qui parfois va lui-même se rendre à la police. Dans ce cas, l’évaluation de la dangerosité du sujet est nettement moins importante.

 

En fait, le tribunal n’a-t-il pas implicitement reconnu que l’interdiction de contact n’était pas justifiée ? Le Tribunal de l’application des peines a levé l’interdiction de contact dans un jugement rendu 7 mois après la demande d’Albert. Or, les attendus de cette décision sont intéressants. Ils notent que le couple, marié depuis 56 ans, a donc été séparé pendant 8 mois « ce qui est considérable au regard de leur âge respectif » et qu’il est donc important de statuer rapidement. Le tribunal note encore que les faits, qu’Albert a reconnus, sont survenus à une période où chacun des deux époux se trouvait dans une période de fragilité, et que vraisemblablement, Albert « n’a pas su gérer une situation qui le dépassait ». Mais le tribunal tient malgré tout à rappeler l’existence de la menace que constitue le sursis et la nécessité de soins pour la violence, avant d’autoriser la levée de l’interdiction.

 

Albert est donc rentré à son domicile, auprès de sa femme, très satisfaite de le retrouver. Et les relations ont repris comme avant, Lucette dans son lit, Albert dans sa chambre, son jardin, son garage, et avec les mêmes chamailleries, les mêmes désaccords, les mêmes difficultés à, accepter le point de vue de l’autre, que par le passé. Pas tout à fait comme avant, cependant. La présence, bien acceptée par Lucette et aussi par Albert, des différentes aides a constitué pour lui un réel soulagement et a rendu les relations un peu plus souples. L’obligation judiciaire de soins incluait un stage de responsabilisation pour auteurs de violences conjugales. Six demi-journées auxquelles Albert a participé volontiers. Il était « l’ancien » dans ce groupe et ne s’est pas privé de donner des conseils aux plus jeunes participants, considérant même que l’un d’eux présentait selon lui un fort risque de récidive. L’un ou l’autre des membres du groupe lui tenait compagnie lorsqu’en fin de journée il devait attendre le taxi qui le ramènerait chez lui, puisqu’il n’a toujours pas de moyen de locomotion.

 

En plus de ce stage, il devait aussi voir un psy pour des entretiens individuels. Le Juge de l’application des peines n’a pas manqué de lui rappeler cette obligation qu’il pouvait difficilement satisfaire, ne pouvant se déplacer. La conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation chargée de son suivi qui acceptait de se rendre mensuellement à son domicile a trouvé un psy qui accepte lui aussi de faire des visites au domicile de ses patients, ce qui lui a permis de rencontrer le couple, assis au pied du lit de Lucette, Albert debout dans l’entrebaillement de la porte, et d’assister à plusieurs reprises à l’une de ces parties de ping-pong verbal entre eux.

 

Une nuit, Albert se réveille en entendant Lucette s’agiter dans la pièce voisine. Il se lève et se rend compte que sa femme ne peut plus parler du tout. Le médecin était venu deux jours plus tôt et n’avait rien révélé d’inquiétant à Albert. Voyant l’état de sa femme, il appelle à l’aide et Lucette est hospitalisée. Mais, très inquiet, il ne comprend pas qu’on ne lui donne aucune information. Le lendemain, l’hôpital l’appelle pour lui annoncer la mort de Lucette. Lorsqu’il a revu le médecin, celui-ci lui a expliqué qu’il était très difficile de dire à un proche que la patiente n’en a plus que pour quelques jours et qu’elle va mourir. Regrets et pleurs d’Albert qui se reproche de l’avoir envoyée à l’hôpital alors qu’elle avait toujours dit qu’elle voulait mourir à la maison. Regrets et pleurs parce qu’il n’a pas pu être auprès d’elle dans ses derniers moments. Regrets et pleurs parce qu’il s’interroge : « Est-ce qu’elle m’a pardonné ce que je lui ai fait ? ». Mais bien sûr qu’elle a pardonné, sinon elle aurait tout fait pour qu’il ne revienne pas auprès d’elle ! Regrets et pleurs en pensant aux volets roulants électriques qu’il avait commandés depuis longtemps pour permettre à Lucette d’en commander l’ouverture et la fermeture depuis son lit, et qui venaient tout juste d’être installés, 15 jours avant son départ pour l’hôpital. Lucette, qui était toujours très déterminée, avait dit qu’à sa mort elle voulait une cérémonie à l’église et une crémation. Albert, bien que mécréant, a scrupuleusement suivi les directives de sa femme, exprimées depuis longtemps. Il a commandé aussitôt une stèle pour marquer l’emplacement des cendres au cimetière, dans le jardin du souvenir.

 

 Aujourd’hui, Albert essaie de survivre. Le matin, au réveil, il se prépare à aller lui préparer son thé, mais réalise qu’elle n’est plus là. Dans la matinée, il va lui rendre visite au cimetière, qui se trouve à 300 mètres de la maison. Mais son voisin le plus proche, qui a perdu sa femme il y a plusieurs années, lui a conseillé d’espacer les visites au cimetière pour avoir moins mal. Alors, depuis, il n’y va que tous les deux jours ! Il essaie de s’occuper dans la journée, va acheter le journal dans le village, reçoit la visite d’un voisin, et aussi d’Aurélie ou d’une de ses collègues qui lui fait ses courses. Il n’a pas grand appétit. La télévision reste allumée pour constituer une présence. La juge de l’application des peines a été informée du décès de Lucette. Les soins psychologiques ne sont plus nécessaires. Il est vrai qu’il ne risque plus de la tuer. Toutefois, les soins médicaux doivent être poursuivis jusqu’au terme de la mesure. Finalement, serait-il donc considéré comme malade ?

 

Albert pleure beaucoup, mais il est encore capable de colère. Il ne commettra pas d’actes violents, mais il peste fortement contre la justice qui l’a privé de sa femme, de sa vie à la maison, alors qu’il n’allait pas bien. Il est en colère contre le notaire à propos de la succession. Le couple avait fait très tôt une donation entre époux devant notaire. Ils n’ont pas eu d’enfants. Dernier vivant, il devient donc naturellement le seul propriétaire de sa maison. Mais l’administration lui réclame de fournir des tas de justificatifs avec les plans de la maison. Il est en colère contre le marbrier qui n’a toujours pas réalisé la stèle, sous prétexte de manque de personnel ou de fourniture de marbre.

 

Il est en colère. Il pleure. Il est toujours vivant.

 

 

L’histoire d’Albert et de Lucette me rappelle une autre situation, à laquelle j’ai été confronté il y a 20 ans, avec exactement le même acte violent, une tentative d’étouffement. Un soir, au moment du coucher, le mari - je vais l’appeler Thomas - avait appuyé sur le visage de sa femme – appelons-là Victoire – un oreiller pour la faire taire, pour qu’elle cesse ses habituelles récriminations lors d’une dispute. Là aussi, il a vite arrêté son geste. Et Victoire lui a dit qu’il devait consulter un médecin. Ils sont allés le lendemain voir ensemble leur médecin traitant qui a bien vu qu’au-delà de la violence de l’acte posé par Thomas, le fonctionnement du couple posait problème. Il leur a conseillé de venir me voir pour une thérapie de couple.

 

J’ai ainsi reçu ce couple, tous les deux retraités depuis une bonne dizaine d’années. Leurs professions d’origine n’étaient pas banales. Thomas avait eu une longue et brillante carrière d’avocat. Victoire avait terminé sa carrière de magistrate en qualité de procureure de la république. Je n’étais pas au bout de mes surprises. Victoire a pris la parole en premier et a dressé un véritable réquisitoire, très structuré, énumérant et détaillant les différents défauts de son mari, perturbateurs de la vie du couple. J’ai joué le jeu du tribunal et j’ai dit à Thomas : « Qu’avez-vous à dire pour votre défense ? ». Et il a plaidé ! tendant tant bien que mal à se défendre et mettant en cause la rigidité – évidente – de son épouse. Mais ce qui était le plus frappant, ce n’était pas le contenu de leurs propos, mais le fait que l’un comme l’autre avait tenu son discours sans un regard à l’autre, sans me regarder non plus d’ailleurs. C’est ce mode de communication qui m’a surtout interpellé. Au cours des séances suivantes, nous avons abordé les différents sujets de conflit comme par exemple les crises manifestées par Victoire lorsque Thomas se permettait de boire du vin lors de réceptions de confrères du barreau ou du palais. Nous avons aussi mis en évidence la confiance que Victoire avait pour Thomas dans l’organisation de voyages - souvent à moto - et de vacances qu’ils aimaient passer ensemble. Mais j’ai surtout fait des exercices avec eux pour qu’ils se parlent en face à face, les yeux dans les yeux, et qu’ils prennent l’habitude d’exprimer l’un à l’autre leurs émotions et qu’ils puissent réagir aux émotions de l’autre.

 

J’ai conservé la carte qu’ils m’ont adressée, et signée tous les deux, quelques mois plus tard : « La Saint Valentin, que nous avons toujours fêtée selon des codes immuables, prend cette année une signification particulière. En effet, depuis notre dernière rencontre avec vous, nous parvenons à mettre en œuvre ce mot magique de « tolérance », qui, associé à l’écoute de l’autre et à nos multiples goûts communs malgré nos caractères très différents, nous permettent - malgré la météo ! - de vivre quotidiennement des jours heureux ensemble et d’envisager dans la paix et l’harmonie l’accomplissement de nos divers projets.

Cette carte, symboliquement choisie puisqu’elle représente le village de notre mariage, et rédigée à deux, est simplement destinée à vous exprimer notre plus vive reconnaissance pour l’aide que vous nous avez apportée et vos précieux conseils ; ils ont contribué à remettre sur le sentier du bonheur conjugal un couple qui courait droit dans le mur ! Soyez assuré de toute notre gratitude… ».

 

Les violences conjugales sont un mal qu’il faut endiguer. Les auteurs de coups, de harcèlement, de violences économiques, sexuelles, d’emprise psychologique doivent être sanctionnés et leurs victimes protégées. Les mesures préconisées par le récent Grenelle des violences conjugales vont dans ce sens. Les ordonnances de protection, l’éviction de l’auteur, les téléphones « grave danger », les bracelets anti-rapprochement, les accueils en milieu protégé,… sont des mesures importantes mais qui ont besoin d’être développées.

Mais dans un certain nombre de situations, comme dans les deux cas ci-dessus où c’est l’escalade symétrique, caractéristique de leur mode de relation, qui aboutit à un dérapage dangereux, le soin, pour le couple, et pas seulement pour l’auteur, (et non pas la simple mesure de médiation pénale, d’ailleurs interdite depuis peu) est préférable à la répression et à la rupture.

 

Michel Suard, psychologue, thérapeute familial

 

 

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Published by suardatfs