A ma fille à qui je ne peux prétendre demander pardon
puisque moi-même je ne me pardonne pas
AVANT-PROPOS
Cette histoire est celle d’un père incestueux, une histoire vécue. C’est mon histoire. J’écris « mon » histoire et non « notre » histoire pour ôter toute ambigüité quant à ma conception présente de ma responsabilité, cette totale responsabilité que je revendique.
Dans le souci de ne point soumettre à la lecture un long procès verbal froid et fastidieux, j’ai souhaité écrire mon histoire un peu comme un roman, j’ose dire, au risque de choquer, comme une histoire d’amour.
Je ne prétends pas raconter ma lamentable affaire en revendiquant ma culpabilité en forme de thérapie, en m’autoflagellant dans une vérité que je me serais inventée.
Cet écrit n’est pas l’œuvre d’un calculateur impudique et immoral, qui ouvre le parapluie en tentant de convaincre que c’est son cœur qu’il ouvre. « Voilà un vicieux qui s’épanche dans le seul but d’être pardonné et pourquoi pas… d’attirer la sympathie. C’est sûrement un mégalo narcissique qui n’a pas pu se faire inviter chez Mireille Dumas ! » aurait-on le droit de penser.
Dans ce cas, l’on pourrait aussi considérer que ces quelques lignes placées entre guillemets correspondent aussi à une stratégie de calculateur.
Chaque jour qui passe, je pense à ma fille que j’ai souillée et j’ai pensé qu’un père incestueux devait enfin s’expliquer sur ses actes dont on n’ose ordinairement parler. C’est une banalité de dire que le viol est un acte barbare et traumatisant. Moi, j’ai violé ma fille en deux fois. Il y eut d’abord les actes de viol pour lesquels la justice m’a condamné et fait emprisonner, puis le second viol, plus traumatisant sans doute pour ma victime, à savoir mes mensonges face à mes responsabilités, le rejet de ma culpabilité durant l’instruction et au cours du procès. Ce deuxième viol moral, plus humiliant encore, me révéla vaurien aux yeux de ma fille. J’ai donc pris la plume pour raconter.
Tous ces faits authentiques sont narrés avec la plus grande objectivité – autant que l’on puisse être objectif quand il s’agit de parler de soi-même – et le souci d’une grande fidélité aux événements.
Dans un premier temps, j’ai pensé écrire en utilisant mon véritable nom d’état civil. Mais ne devais-je pas respecter l’anonymat des membres de ma famille, de ma fille en particulier, ainsi que des autres personnes intervenant dans mon affaire ? Alors, par respect de tous et par affection pour les miens, j’ai opté pour l’emploi de pseudonymes. Pour ne pas donner d’indications, j’ai aussi éludé les noms des lieux et les dates. Tous les éléments figurant dans ces pages sont rigoureusement exacts et contrôlables.
PREMIERE PARTIE
Aucun homme n’est assez riche pour racheter son propre passé
Oscar Wilde
Chez ma bonne amie Estelle, assis de guingois sur le bord du lit, je téléphonais au service maternité de l’hôpital. Mylène, une de mes amies s’y trouvait hospitalisée depuis la veille. Elle avait fait une fausse-couche. Je m’enquérais naturellement de son état de santé. Mylène qui attendait cette communication avec impatience était évidemment ravie. Elle me répondit qu’elle se portait plutôt bien malgré sa grande fatigue. Elle me raconta comment le médecin de ma connaissance, appelé par mes soins, l’avait trouvée à son appartement, quasi affalée sous l’effet d’une soudaine hémorragie. Le docteur avait constaté l’avortement et fait transporter la malade au centre hospitalier tout proche. Mylène baissa subitement la voix pour employer un ton de confessionnal.
- Tu ne sais pas qui est à côté de moi ? me susurra-t-elle.
Je tressaillis… Une aiguille me perça les tempes. Je pense instantanément à Inès.
- Euh… non ! …oui ! …euh, j’sais pas répondis-je hypocritement, décontenancé.
- Tu ne te doutes vraiment pas ? reprit Mylène en amplifiant le son de sa voix.
Je ne tergiversai plus.
- Inès ? répondis-je, angoissé.
Bien sûr qu’il s’agissait d’Inès. Ne lui avais-je point prédit, un jour de la semaine passée, que sa grossesse n’aboutirait pas ? Ce jour-là, je lui avais rendu visite à l’impromptu pour la première fois depuis son emménagement avec Django. J’avais pu l’observer attentivement dans le chambranle de la porte de son modeste appartement situé au deuxième étage d’un immeuble vétuste. En voyant ses frêles épaules, ses joues vides et pâles que ses longs cheveux bruns négligés appauvrissaient davantage, je n’eus pas la force de dissimuler ma tristesse et mon incompréhension. Inès, si belle, si radieuse et si séduisante d’ordinaire, m’apparaissait ce jour-là, dépressive et misérable. Elle était très amaigrie et rembrunie. Son ventre nu, visible entre un caleçon moulant et un genre de caraco raccourci, me semblait anormalement plat pour une grossesse de plus de deux mois. Inès interpréta très mal mes paroles. Je ne souhaitais pourtant que la préparer à l’épreuve qui l’attendait. J’étais sincère, mais bigrement maladroit. J’intervenais dans ce qui ne me regardait plus, la nouvelle vie d’Inès.
Je formulai à Mylène mon souhait de parler à Inès. Le combiné changea de main.
- Allo, dit une voix que je connaissais bien, trop bien.
- Inès… ?
- Oui, qu’est-ce que tu veux ?
- Eh bien en téléphonant à mon amie, j’apprends que tu es là, alors je prends de tes nouvelles.
- Ben, tu vois…
- D’ici, je ne vois pas grand chose, mais enfin, je pense que tu ne dois pas être en grande forme, puisque tu es là.
- Oui, bon, je ne veux pas que tu me téléphones.
- Mais…
- Je n’ai rien à te dire. Je te repasse ta copine.
Il m’était impossible d’interrompre là cette communication téléphonique inespérée avec Inès. J’insistai.
- Inès, attends, je t’en prie. Il n’y a aucune raison pour que tu sois fâchée. Si tu es là aujourd’hui, c’est à cause de la vie que tu as choisie en te laissant embarquer dans cette famille de beaufs par cette sorcière et son nabot.
En disant « nabot », je pensais néanmoins que ce garçon devait posséder certaines qualités particulières pour séduire une personne telle qu’Inès. Django était un garçon très gentil. Inès affectionnait les personnes particulièrement gentilles, timides, les personnes qu’elle pouvait materner, les personnes qui ne lui pompaient pas l’air, comme je l’avais fait durant des années.
- C’est tout ?
- Hein ?
- C’est tout ce que tu as à me dire ?
Je tentais de maîtriser mes nerfs, mais émergeant à peine d’une dépression nerveuse grave, j’étais encore trop tendu.
- Euh… Je suis écœuré que tu ne voies rien de ce qui se trame à ton sujet dans ce clan de gitans. Tu es leur esclave. Quand je t’ai rendu visite l’autre jour et que j’ai pu entrevoir tous ces gamins attablés dans ta cuisine, j’ai immédiatement pensé à la Cosette des Thénardier. Inès, que t’arrive-t-il ? Il faut que tu te ressaisisses, il faut que tu sortes de là.
Dans mon esprit obtus et tyrannique, j’imaginais Inès vivant dans une cour des miracles. Je la voyais sombrer dans la déchéance. Je la voyais surtout s’éloigner… m’abandonner.
- Oui, bon, ça va. Si c’est pour me dire des choses comme ça que tu me téléphones…
- Au départ, ce n’est pas à toi que je téléphonais, c’est à ma copine, ce sont les coïncidences qui me font te trouver là.
Si le hasard n’existe pas, il s’agissait bien là d’une véritable coïncidence. Une coïncidence étonnante, certes, mais une coïncidence tout de même. Une coïncidence qui laissa perplexes les deux malades autant que moi-même. Inès me laissa entendre qu’elle ne me croyait pas. Elle tendit le combiné à Mylène, qui continua la conversation commencée avec moi. Ce ne fut qu’un court monologue au cours duquel je n’écoutais pas ma correspondante volubile qui s’étonnait de cette simultanéité. J’étais resté accroché aux propos d’Inès, accroché à son beau visage, accroché à sa vie. Sa vie qui n’était plus notre vie. Une nouvelle vie dans laquelle désormais la moindre manifestation de ma personne apparaissait comme l’intrusion d’un étranger.
Quel concours de circonstances extraordinaires et troublantes que cette double hospitalisation des deux seules jeunes filles de ma connaissance, enceintes, avortant au même moment et se trouvant ensemble dans la même chambre, pensai-je en voyant du phénomène occulte là-dessous. J’avais cette façon d’appréhender tout événement et tout problème par le biais de l’occultisme, l’ésotérisme, la magie et tout le fourbi. L’occultisme : occulter, n’était-ce point là l’un de mes exercices favoris face au champ de mes responsabilités, une séduisante échappatoire ?
Avant de raccrocher, dans l’hésitation, j’exprimai mes vœux de bon rétablissement à mon amie Mylène et lui précisai que je rappellerai dans le courant de l’après-midi. Je restai assis durant de longues minutes sur le bord du lit, ma main refusant de quitter le combiné comme pour ne pas rompre la communication. Retenir Inès à cette minute par ce seul lien accessoire : un dérisoire fil de téléphone. Je ne pouvais me résoudre à être rejeté impitoyablement par celle que j’avais surnommée « n’amour » et « ma petite femme ». C’était Inès, ma fille légitime.
Cet après-midi, pensais-je, je tenterai de me faire entendre d’elle, de me faire comprendre. Bougre de tyran que j’étais, je refusais d’accepter qu’il n’y avait rien à faire comprendre à quiconque. C’était à moi de comprendre, de comprendre que dans notre monde civilisé, on ne « bâtit » pas un couple sur des bases incestueuses, en particulier avec sa fille. J’emploie volontiers aujourd’hui ces termes de maçonnerie tels que : bâtir, construire, ériger, etc, que j’occultais à cette époque. Tous ces synonymes de « travail-élaboration » provoquaient chez moi une forme de phobie. L’image que j’avais du travail était celle que ma mère avait toujours cultivée en moi comme un incontournable aboutissement, une fatalité, ce qu’elle assimilait à la réussite sociale : l’usine sinistre, les bleus de chauffe… Germinal. J’avais toujours toisé l’usine, cette fabrique où s’éreintait mon père, comme l’on regarde, l’œil en coin, une fosse aux lions… une prison. Que n’ai-je point fait moult rêves de fosses (arènes) et de grande bâtisses vides, de l’eau, de la mer déferlante et envahissante.
La mer : ma mère.
Depuis quelques mois, j’avais pourtant pris le difficile parti d’accepter mon destin : être évincé de la vie d’Inès. Mais les circonstances telles que nos rencontres en ville, que de mauvaise foi je prétendais fortuites, et cette hospitalisation remettaient chaque fois mes fausses bonnes résolutions en question. Inès m’avait même laissé entendre, un jour de printemps au jardin public, qu’elle reviendrait peut-être à la maison, qu’elle ne savait pas si elle aimait Django, son nouveau compagnon d’infortune. J’écris « d’infortune » parce qu’à cette époque, j’avais la prétention de croire que sans moi, Inès ne pourrait connaître le bonheur. Ce jeunot (vingt et un ans) se vantait de ses origines gitanes. Tout son discours reposait sur la fierté et la solidarité qui faisaient l’orgueil de son peuple. Un jour, avec le renfort de ses frères, il m’avait fermement prié de ne plus chercher à revoir Inès. À cette époque, j’avais quarante et un ans, j’étais divorcé et père de cinq enfants, quatre grands garçons et une fille, Inès. Il est important de préciser les âges respectifs de chacun des garçons quand Inès avait onze ans, âge fatidique. David, l’aîné quatorze ans, Mathieu treize ans, Julien douze ans et Nicolas huit ans.
Au milieu de l’après-midi, je téléphonai de nouveau à l’hôpital. Une anxiété légitime me nouait le ventre. Je provoquais Inès et j’en étais conscient, avec toujours cette mauvaise foi et ce refus de penser que quelque chose de mauvais pouvait m’arriver. Je me convainquais par un ersatz de méthode Coué d’être un petit chanceux qui pouvait se permettre toutes les fantaisies, parfois même les plus cyniques et si possible spectaculaires. J’étais friand de spectaculaire, de sensationnel. J’éprouvais toujours un indéfinissable besoin d’éclabousser, de retentir, d’être reconnu et admiré.
Après quelques mots échangés avec Mylène qui me dit bien se porter, je pouvais entendre, ému, la voix d’Inès. Elle aussi était en meilleure forme, mais elle n’était guère plus accessible à une conversation constructive qu’elle ne l’avait été le matin. J’insistais lourdement pour tenter de connaître – l’entendre me dire ce que je savais déjà – les motivations qui la poussaient à m’évincer en plus de se laisser embrigader par cette bande de pseudo-gitans. Mon orgueil était tel que j’arrivais à me convaincre que j’étais irremplaçable. Pour toute réponse, Inès me raccrocha au nez. Pas question d’en rester là. J’attendis une dizaine de minutes avant de rappeler. Quand j’obtins la communication, je fus surpris d’entendre une voix qui n’était ni celle d’Inès ni celle de Mylène. Cette voix aigre qui, quelques mois auparavant, m’avait insulté à plusieurs reprises, cette voix haineuse qui m’avait menacé de mort : « On t’aura d’un coup de fusil au coin d’une rue, mon salaud ! », cette voix de sorcière pointant les index et majeurs en forme de « V » sur moi chaque fois que nos chemins se croisaient, c’était la voix de la mère de Django.
- Qu’est-ce que tu veux, salaud ? me répondit-elle. Fous-nous la paix ! Inès est malade et tu dois savoir pourquoi. On sait ce que tu fais, salaud, on t’aura !
- C’est peut-être moi qui mets de la poudre dans l’assiette d’Inès, n’est-ce pas ? Et puis, vous êtes trop mince pour m’impressionner, ma pauvre dame !
J’ai malheureusement oublié aujourd’hui par quel truchement, ou par quelle investigation, je m’étais persuadé que les marabouts-sorciers – l’un habitant le même quartier que la future belle-mère et l’autre à dix mètres de l’appartement d’Inès – opéraient des travaux occultes pour envoûter ma fille.
- Ah, tu crânes, mais attends, fumier !
La tendre poétesse raccrocha brusquement sur ces propos affectueux. Cette mégère non apprivoisée savait que durant une année Inès et moi avions vécu dans l’inceste, après le départ de Maddaléna, en situation dite de concubinage – selon les termes du procès verbal d’instruction. Séparation et divorce s’étaient d’ailleurs effectués à trois semaines d’intervalle. Quel affreux vocable que ce concubinage aux syllabes n’évoquant en rien l’amour partagé au sein d’un couple. Con-cu-binage. À méditer. Inceste, par sa phonétique, le mot n’est pas laid, mais que de laideur et de crime évoque-t-il.
C’est tout à fait librement qu’Inès décida de rester avec son « papounet ». Ce choix, elle l’avait déjà fait quelques mois auparavant lors de la procédure de conciliation. Nous vivions en situation d’inceste depuis trois années sous le regard passif, irresponsable et fataliste de Maddaléna. Maddaléna qui m’avait dit, dix sept ans plus tôt, me présentant sa grossesse extraconjugale : « tu verras, de tous, c’est elle qui t’aimera le plus ! ». Belle intuition. J’avais acquiescé. J’avais pardonné. J’avais spontanément offert mon patronyme à la nouvelle venue au foyer. « C’est elle qui t’aimera le plus… ». Cette phrase rangée quelque part dans un tiroir de mon subconscient aurait-elle au fil des années fait mûrir en moi des sentiments que plus tard je ne contrôlerais pas (?). C’est vrai qu’Inès m’a donné beaucoup d’amour, un bel amour filial ; un amour filial jusqu’au jour où elle sut accidentellement – elle avait dix ans – que je n’étais pas son père géniteur. Quand elle a eu onze ans, j’ai pris l’initiative de lui annoncer la vérité sur sa conception, avec l’accord de Maddaléna. Pour Inès, ce ne fut qu’une confirmation, une officialisation. Deux ans plus tard, elle me dira tout net qu’elle n’avait point besoin de père, que de son vrai père qu’elle ne connaissait pas, « elle n’en avait rien à foutre », qu’elle m’aimait autrement qu’un père, enfin qu’elle m’aimait, oui, qu’elle m’aimait du haut de ses treize ans. Depuis ce jour fatidique, nos rapports amoureux et complices évoluèrent très rapidement d’une manière, j’ose dire plus sensuelle, jusqu’à une sexualité complète au cours de sa quinzième année. J’eus la faiblesse de n’opposer aucune résistance à cette attraction. Inès n’était plus ma fille. Comme cela m’arrangeait bien ! Quelle aubaine ! Quelle belle opportunité s’offrait au papa qui cherchait certainement des arguments pour justifier à son ego le crime qu’il s’apprêtait à commettre. Ma non-patrenité confirmée à Inès m’offrait-elle vraiment une belle excuse ? Si j’avais été le père géniteur d’Inès, que serait-il arrivé, quand je me complaisais dans l’univers féérique que je me créais, si loin de la réalité ? Il m’est impossible de répondre à cette question, mais il ne m’est pas interdit de m’interroger. Notons que les experts psychiatres ont souligné que ma non-paternité biologique m’avait permis le relâchement des tabous incestueux. Je dois dire que je ressens en mon for intérieur une force indicible qui me dit que je n’aurais pas été enclin à fauter avec ma fille de sang. Mais qui peut en avoir la certitude ? Si j’avais été le père géniteur d’Inès, n’aurais-je pas inventé un autre stratagème pour perpétrer l’inceste ? La loi dit que je suis incestueux, je ne dois plus tergiverser sur des questions d’A.D.N. J’avais signé de mon plein gré, en toute conscience et avec toute ma lucidité sur le registre de la mairie. J’avais reconnu Inès à l’état-civil. Inès était inscrite sur notre livret de famille comme la fille des époux Maddaléna et Thibault Forestier, et aucun signe distinctif particulier la concernant n’était annoté. L’inscription à l’état-civil ne précisait naturellement pas que notre fille était admirablement typée. J’étais donc indiscutablement son père légitime, son vrai père.
Je n’ai pas cherché à maîtriser mon orgueil de mâle frustré. Je perdis les pédales, enjambai les tabous, m’éloignai de tous repères et me laissai glisser dans une totale irresponsabilité. J’enfreignis la loi et devins incestueux… criminel. Inès n’avait que onze ans et demi quand j’ai commencé à la caresser en des endroits que la pudeur interdit à un père. Elle était précocement jeune fille et moi je la voyais comme une femme. Je lui demandais aussi de « poser ses mains sur moi ». Elle était docile. Tous ces gestes que je lui demandais d’accomplir lui semblaient normaux. Une fillette ne doit-elle pas obéir à son papa ? Bien sûr que oui puisque papa le dit, puisque ce papa chéri en qui l’on a la plus grande confiance, son très cher papa, son héros, l’adulte qui sait forcément ce qui est bien, qui connaît les lois, la vie, qui sait ce qu’est l’éducation d’une petite fille, l’affirme. Ce papa-là, on ne le contredit pas, naturellement. Inès n’avait que treize ans et demi lorsqu’elle accepta la pratique de la fellation. Dès lors, ma fille devint ma petite femme, ma maîtresse, l’amour de ma vie. Je le lui disais, le lui répétais sans cesse pour l’en convaincre. Elle me croyait. Elle me faisait confiance. Une petite fille n’est-elle pas fière d’être la petite femme de son papa, si ce papa sait l’en convaincre ? Elle jouait le rôle de sa maman, elle était une maman, une grande qui avait un amoureux adulte. Cet amour la grandissait, l’affirmait, l’embellissait. C’est son papa chéri qui lui inculquait tout cela, alors forcément… « c’était bien ».
Quand Inès eut atteint ses quinze ans, je ne sus cacher cette situation anormale à Maddaléna. Elle me répondit simplement qu’elle n’acceptait pas de faire ménage à trois, qu’elle demanderait le divorce. La procédure de divorce ne sera entamée qu’un an plus tard. Elle accompagna Inès en consultation chez un médecin qui lui prescrivit la pilule contraceptive. Comment n’ai-je pas eu la conscience de m’interroger sur l’attitude de détachement de mon épouse, face à ce fait qui aurait dû la bouleverser, la révolter, l’inciter à réagir énergiquement ? Au contraire, un an plus tard, quand elle demanda le divorce, Maddaléna accepta de céder sa place à sa fille de seize ans dans le lit conjugal, avec son mari. Cette situation incroyable fut vécue au foyer durant six mois. Maddaléna qui envisageait de me quitter depuis quelques mois déjà, profita de cette opportunité qui lui était offerte : un bon alibi. Elle dormit dans le lit d’Inès, partageant la chambre de nos deux fils cadets, les deux aînés occupant la chambre du fond. J’ai longuement réfléchi, avant de me décider à évoquer dans ces pages, ce comportement de Maddaléna. Je craignais de laisser penser que je l’accablais pour minimiser mes responsabilités. Mais si je raconte ces faits aujourd’hui, ce n’est pas pour continuer de mentir par omission, en éludant des éléments essentiels du contexte.
Sans intention de faire part de mes états d’âme – il ne manquerait plus que ça ! – je déplore à quel point je fus incroyablement naïf, inconscient et irresponsable. N’étais-je point le chef de famille, celui que l’on écoutait, que l’on suivait ? J’adorais Inès, je l’aimais d’un amour authentique et sincère. Je suis incapable de définir ce qui m’attirait si fortement dans sa personnalité charmante. Je sais en revanche qu’il m’est permis de contredire tous ceux qui pourraient prétendre que la perversion sexuelle était la cause de mes fautes. J’aimais Inès, et cet amour, nul n’est autorisé à l’abstraire de notre histoire. À cela, je tiens. Pour tout le reste, que l’on pense ce que l’on veut. Mon soi-disant narcissisme n’atteint pas un degré tel que je pourrais en être froissé. Inès m’aimait aussi, à sa manière. Elle m’aimait comme une adolescente peut aimer parfois, sans trop savoir pourquoi. Son papounet était son premier homme. J’étais aussi celui qui à son insu lui volait ses sentiments, abusait de son innocence et de sa candeur. J’étais à la fois le père qui abusait de son autorité, l’ascendant légitime qui trahissait insidieusement et le non-papa, l’amant qui donnait de la maturité. Je distillais un bonheur empoisonné. J’offrais de l’illusion.
Nous avons vécu comme un couple presque normal, des plus atypique, mais en apparence normal. Nous étions heureux d’être ensemble, en tous cas c’est ce que je croyais, sous les yeux de tous, famille, amis et voisins hypocrites. Maddaléna loua un appartement dans l’immeuble situé à une longueur de piscine de chez nous. David, notre fils aîné, majeur depuis deux ans, le troisième Julien et le quatrième Nicolas emménagèrent librement avec leur mère. Tous les trois me rendaient visite quasi quotidiennement. Le deuxième, Mathieu, majeur depuis un an, avait choisi tout aussi librement de rester avec nous. Quelques semaines plus tard, il nous quitta pour élire domicile chez sa compagne.
Inès n’accordait que peu d’intérêt aux jeunes personnes de sa génération. Elle disait : « Les mecs de mon âge, c’est des p’tits cons ! Ils sont nuls et bébêtes… ! ». Son papounet, en revanche, pour ses yeux candides, mais observateurs et lucides, n’était pas nul. Passionné d’art photographique, je la mitraillais à la moindre occasion, rendant à chaque déclenchement un hommage à sa grâce naturelle. Je l’avais baptisée « mon top model », en lui répétant que je ferais d’elle une star. Je m’en étais convaincu moi-même. En calculateur infâme, je savais que cette perspective la séduisait, et cette perspective passait par mon objectif, par moi : séduction. Lors de certaines prises de vues où Inès posait en tenue d’Eve, j’avais la fâcheuse tendance à laisser mes mains investir le joli corps harmonieux de mon modèle gracieux et soumis. C’est lorsqu’elle eut douze ans à peine que j’ai commencé à l’initier à des échanges de caresses interdites. Bien qu’elle n’était encore qu’en période de transformation physiologique que l’on définit comme la puberté, et pas encore réglée, je voyais son joli corps d’adolescente comme celui d’une femme. Elle était femme parce que je voulais qu’elle soit femme. Pas question qu’elle ne soit qu’une petite fille. Je la voulais femme et elle était femme. Mais une femme avec qui je n’avais pas de rapports sexuels. Je l’aimais. Je lui répétais qu’elle était déjà une vraie femme, ma petite femme. La femme de ma vie. Elle me répondait d’un oui confiant. Inès, très intelligente, ressentait bien que j’étais en manque d’affection, frustré de câlins façon nounours dans les bras d’une femme maternante. Quand, autrefois, ma mère me prenait sur ses genoux, c’était pour le câlin du genre battoir sur les fesses. Quand Maddaléna me serrait dans ses bras, ce n’était que pendant le trop court instant de l’orgasme. Moi, de câlins, de papouilles, de bisous, de guili-guili, j’étais demandeur, mais insatisfait. Inès qui était aussi gourmande de câlins, avait depuis sa plus tendre enfance fait le siège permanent de mes genoux et de mes bras. Elle-même serrait très fort ses bras autour de mon cou, comme une douce petite pieuvre câline. Ce terme de pieuvre qui, dans mon esprit, est synonyme d’affection, fut interprété par le procureur comme « sangsue », dans le sens d’animal collant et répugnant. C’était facile de détourner mon penchant à la poésie et à l’imagination en exécrable dévalorisation des images féminines.
J’écrivais et composais des chansons que j’interprétais en m’accompagnant à la guitare. Parfois, Inès invitait une ou plusieurs de ses copines à la maison en demandant au papounet de leur offrir une petite prestation. Les demoiselles laissaient entendre que leur copine avait de la chance d’avoir un père tel que moi. Oh que oui ! Elle en avait de la chance ! Quel papa formidable ! N’est-ce pas ?
Le nouveau saltimbanque que j’étais s’était laissé convaincre d’assurer le spectacle au café des artistes, un cabaret de notre ville, tous les quinze jours, puis en divers autres endroits.
« Pour qui se prend-il, ce violeur de fillette qui se regarde le nombril ? pensez-vous. Qu’est-ce qu’il essaie de nous faire croire : qu’il est un type formidable, une élite, une sorte de victime de la société, un coupable innocent ? ». Oh, que non. Le temps pour moi de tricher est révolu. Le séducteur jette son masque grotesque pour se découvrir. Non pas pour enjamber une nouvelle fois un tabou, mais cette fois pour le briser. Pour briser le tabou du tabou. Parler du tabou de l’inceste est encore un TABOU, et c’est ce tabou-là qui ne doit plus être tabou. Si, dans ces lignes, je me présente tel que je suis, c’est pour démontrer que si moi je n’utilisais pas sauvagement une ceinture de cuir, ces verges flagellantes, des menaces de punitions ou autres tortures barbares pour abuser sexuellement de ma fille, j’employais une autre méthode également redoutable : la séduction. J’ai séduit ma petite fille candide et confiante. Même si je n’agissais pas sciemment, ma stratégie sournoise s’avérait néanmoins déplorablement efficace. L’inceste est – entre autres – une relation père-fille par contrainte, violence, menace ou surprise, violence physique ou morale, ou contrainte par le pouvoir de l’ascendant. Cette relation inavouable, que j’avoue, peut se manifester par des pulsions perverses pathologiques (tendances pédophiles), découlant de séquelles (un violeur ayant souvent lui-même été victime de violences sexuelles) ou à cause d’une conception de mœurs ne relevant pas de notre culture judéo-chrétienne. Je tiens à souligner que je suis un homme tout à fait normal, en bonne santé physique et psychique. Un père incestueux n’est pas nécessairement un détraqué ou un obsédé sexuel. Mon problème, c’est d’avoir très mal dirigé ma sexualité. Dans ce cas, je dois commencer par ne pas me détourner de la voie qui me conduira à trouver la réponse à cette question : POURQUOI ? Ma démarche de père incestueux est impérativement celle de prendre l’initiative d’une investigation psychologique sérieuse. Dans ce sens, je revendique mon état et admets les troubles qui s’y rapportent. Les psychologue, psychothérapeute, psychiatre ou psychanalyste sont là pour m’aider, si je le souhaite. En détention, le condamné dispose de la liberté de choix de suivre ou non une thérapie. Aujourd’hui, dans l’établissement pénitentiaire où je suis détenu, les abuseurs sexuels se rendent plus facilement chez le psy, même si ce n’est pas toujours spontanément. Mais ce progrès-là existe du fait des structures importantes en ces lieux.
J’ai pris l’initiative de suivre une thérapie. C’est ainsi que je suis entré en analyse depuis un an et demi.
Maddaléna demandait peu à l’existence, trop peu sans doute. Son souhait depuis toujours était que son homme travaille à l’usine, « comme tout le monde », loin de ces endroits de malheur où gravite la gent féminine, les salopes, disait-elle. Rapporter sagement ma paie à la maison, et surtout ne pas trop faire l’intéressant, aurait dû être mon lot quotidien pour la combler. Maddaléna, elle, ne faisait jamais l’intéressante, elle était bien trop introvertie et excessivement timide. C’était une femme douce et séduisante, mais faible. Quand elle osait parler, c’était avec ses rares amis, peu fidèles en amitié, ou pour réagir négativement quand les enfants et moi jouions dans le salon. Contrairement à son époux, Maddaléna ne s’adonnait à aucune activité, hormis la bronzette en été. Elle s’ennuyait toujours, partout et presque en toute circonstance, même en compagnie de sa progéniture et de son mari. Elle détestait la campagne, alors que les enfants et moi profitions pleinement du bonheur que la nature procure à l’homme. Néanmoins, j’avais pu la motiver aux joies du tennis. A cette occasion, la famille Forestier s’était mise dans les frais. Tennisman assidu depuis longtemps, j’étais déjà bien équipé pour les courts. J’eus donc l’idée d’offrir à mon épouse un loisir digne de ce nom en l’emmenant au stade. J’équipai tout le monde tout Adidas. Nos deux fils aînés, David et Mathieu, âgés respectivement de treize et douze ans, seraient également de la fête. A partir de ce jour mémorable, Maddaléna ne vivait plus que pour les quicks. Elle joua presque tous les jours de l’été, tantôt avec nos fils, tantôt avec son amie et voisine qui avait troqué son tricot pour la raquette, ou encore avec son cher mari qui l’initiait. Durant cette période, Maddaléna était heureuse, elle s’épanouissait comme une enfant découvrant la vie. Je la regardais différemment et redevenais amoureux d’elle comme un collégien. Je l’admirais dans sa jupette blanche qui se soulevait au moindre sautillement. Elle était toujours belle et sa silhouette en grand mouvement la rendait extraordinairement sensuelle et désirable dans ce contexte hors cadre familial.
Une fois par an, je m’offrais un voyage à Deauville, au festival du cinéma américain. J’affectionnais de me rendre en ce lieu de culture et de luxe où gravitent les plus grandes célébrités du cinéma et du monde du spectacle en général. Malgré mes origines modestes et rustiques, j’ai toujours été attiré par les beautés de notre environnement. Les sites admirables, l’architecture, la peinture, et pourquoi le dissimuler, les jolies femmes, qu’elles soient magnifiquement mises en valeur par de talentueux couturiers, en jeans, ou avec moins que rien de tissu, captaient toujours mon admiration et m’inspiraient le plus grand respect.
Chaque année, à Deauville, je rencontrais un chanteur français célèbre. J’avais déjà eu la chance de l’interviewer une fois dans un studio de France 3 Télévision dans le cadre de mon activité. Maddaléna et moi-même aimions particulièrement cet artiste. Un jour ma chère et timide épouse m’accompagna au fameux festival. Dans le hall du casino, centre de rencontres pour les gens du septième art et autres cinéphiles, une surprise pour Maddaléna : notre vedette en personne. Je saluai l’artiste et lui présentai mon épouse toute émue face à son chanteur préféré. Il lui tendit une main aimable, lui offrant en prime son pétillant sourire. « Mon mari connaissait donc vraiment M… », pensa Maddaléna dont le scepticisme pathologique se trouvait une nouvelle fois pris en défaut. Je connaissais un peu le chanteur-poète-musicien dont toute la discographie figurait dans notre discothèque. Après les salutations et une brève conversation, M… accepta avec plaisir de poser devant mon objectif à l’extérieur du casino.
J’eus l’idée de photographier Maddaléna au côté de son idole. Le couple occasionnel posa appuyé sur la calandre d’un yellow cab new-yorkais stationné là comme élément d’ambiance du festival. Je raconte cette anecdote pour montrer combien mon épouse restait indifférente au monde extérieur, telle une autiste. Je parle ainsi de Maddaléna pour tenter de faire comprendre, aussi, combien son comportement affectif peu démonstratif et son caractère excessivement réservé me perturbait. C’est d’ailleurs à peu près en ces termes que j’avais répondu aux questions des experts psychiatres. Ces derniers en avaient conclu que je rejetais la responsabilité de ma faute sur mon ex-épouse. Moi, je pense seulement que pour tenter de comprendre, il faut tout entendre et là, je suis de bonne foi en disant que je suis plutôt zélé que malveillant. Au lecteur de juger.
- C’est drôle, quand même, que ta femme elle parle pas, me disait souvent ma mère.
- Non, elle fait pas de bruit, au moins on n’a pas une bru cancanière, répondait mon père. Et ma mère d’ajouter de nouveau à mon intention :
- Oh oui, mais méfie-toi de l’eau qui dort.
Je n’avais donc pas dû m’étonner outre mesure quand Maddaléna resta fort discrète au sujet de cette séance de photo deauvillaise. D’autres à sa place auraient fait tirer des posters et auraient exhibé leur bobine prestigieusement accompagnée à qui voudrait admirer le chef-d’œuvre. Bien que j’en eusse l’habitude, ce comportement ne manqua pas, une fois de plus, de me dérouter. Un jour, je racontai à l’un de mes amis que si Maddaléna avait été invitée à dîner chez le Président de la République, elle aurait trouvé ça aussi banal que d’assister à la tombola de l’école et n’aurait fait aucun commentaire particulier. C’était Maddaléna. Je l’aimais ainsi.
Inès était aux antipodes de sa mère. Elle prenait des cours de piano, de danse classique et moderne, elle chantait à la chorale municipale. Quand, plus tard, nous vivions ensemble, elle avait accès au porte-monnaie à sa convenance. Elle confiait à son papounet qu’aucune de ses copines n’avait la chance d’avoir des rapports aussi complices avec leur père. J’avais répondu cyniquement qu’il n’y avait pas beaucoup de filles non plus qui couchaient avec leur père. J'ignorais que d'après des statistiques, un foyer sur cent vingt cinq était le lieu de rapports incestueux entre père et fille. Je confesse qu’à cette période, la connaissance de ces chiffres effrayants m’aurait peut-être conforté dans mon crime. J’aurais pu me convaincre de considérer que la chose était en train d’entrer dans les mœurs – tout comme l’homosexualité le fit vingt ans plus tôt – ce qui ne m’aurait pas dérangé. Les statistiques, les expériences scientifiques, les découvertes, les exploits ou autres faits notoires avaient souvent mon adhésion quand ils abondaient dans le sens de ma philosophie très personnelle.
- Je m’en fous, de toute façon, t’es pas mon père !
- Mais pour tes copines, je le suis, n’est-ce pas ?
- Ben, oui, forcément.
Aujourd’hui, avec le recul du temps, je me rends compte que mon mauvais scénario représentait autant d’éléments susceptibles de s’imposer en critères de séduction aux yeux d’Inès. Celui qui la valorisait en prétendant faire d'elle une femme et une star la séduisait par ses qualités et les apparences d'un génie. Je me prenais pour son Pygmalion. Mais n'étais-je pas conscient du fait ? Il m'est difficile de répondre à cette question complexe. Non pas sur le fond, ces lignes sont destinées à cela, mais sur mon état d'esprit à cette époque trouble. En fait, je n'analysais pas la situation. Je savais pourtant que j'agissais mal, mais à quel degré ? c'est le problème. La notion de crime ne m'apparaissait pas évidente, je dirais même que dans mon esprit embrumé, elle était abstraite. C'était toujours en irresponsable que je séduisais, en me complaisant dans l'illusion d'un bonheur fabriqué sur des bases malsaines. Et puis, comment ne pas croire à ma chance ? Dans ma déraison, je détenais une sorte de pouvoir, j'étais convaincu d'être doté d'un fort magnétisme, attirant à moi les jolies filles, parce que cela marchait. La foi ne soulève-t-elle pas des montagnes ? Le grand paradoxe était qu'ayant ordinairement peu confiance en moi, j'étais sûr de mon pouvoir de séduction, sur Inès en particulier, d'une manière inconsciente. En fait, je jouais un rôle. Tout au long de mon existence chaotique, je n'ai joué que des rôles, mais je n'interprétais jamais le même personnage. Dans un registre impressionnant à rendre jalouses la comédie française et la cinémathèque, la collection de mes scenarii m'offrait un large éventail de rôles de composition. J'interprétais médiocrement un personnage différent suivant les types de situations, d'événements ou de contextes. L'incarnation de mes personnages était plus ou moins cohérente suivant que j'étais apte ou non à appréhender les dits contextes. C'était sur la base de ces opportunités que je brodais mes scenarii, mes superbes navets. Mes scenarii étaient aussi pitoyables que mes personnages étaient grotesques et haïssables. Mais curieusement nul ne m'en faisait observation. J'étais un mauvais comédien - je l'écris à l'imparfait car j'ai tiré le grand rideau rouge à jamais. Je jouais la comédie à outrance sur la grande scène de la vie, en toute circonstance, en tout lieu, en toute compagnie. La vie, avec ses aléas qui font les joies et les peines était une scène de théâtre, un plateau de télévision, un décor de cinéma. Mes paroles étaient écrites par un fameux dialoguiste : mon imagination fertile. Mes gestes étaient guidés par un mauvais metteur en scène, mes cascades étaient réglées par un exécrable cascadeur. Tous ne faisaient qu'un : mon ego. Ce mauvais maître me dirigeait depuis mon inconscient au fond duquel ma mère s'était chargée d'imprimer de faux repères. Par son déficit intellectuel et sa totale inculture, ma mère m'avait enseigné l'art du paraître, de la séduction, de l'artifice, de la commedia dell'arte. Mon frère cadet, lui non plus n'a jamais bien su ou se situait la frontière entre le réel et l'imaginaire. Combien de milliers de fois l'avons-nous entendu dire : "Non, je disais ça pour rire…", lorsqu'un regard ou un geste réprobateurs lui signifiaient qu'il s'égarait et nous embrouillait dans la fabulation. Ce n'était pas de l'humour.
Quand je soliloquais, quel que soit le lieu, je m'imaginais toujours être face à un ou plusieurs spectateurs. Il en était un qui m'était particulièrement fidèle et des plus attentifs à mes représentations théâtrales, ou plus exactement une. Une spectatrice assidue, une critique malléable selon mes directives : ma mère. Ma mère planait au dessus de ma tête. Ma mère que tantôt je provoquais et que tantôt je séduisais. Dans ces scènes-là, j'interprétais un personnage que je voulais être moi, un personnage idéal et toujours brillant. Un personnage qu'elle, ma mère, désastreux succédané de Geppeto revu et corrigé par un Pinochet, n'aurait certes pas pu créer.
Si dans ma jeunesse, j'avais eu la bonne idée de m'intégrer à une troupe de théâtre ou de m'inscrire à un cours d'art dramatique, j'aurais été amené à différencier la comédie des planches de la comédie de la vie. Car la comédie de la vie existe. Nous sommes tous des comédiens sur cette fameuse grande scène de la vie, des comédiens qui jouons à nous prendre au sérieux. Des comédiens chacun en quête de soi, de l'eldorado, mais de quel eldorado ? Mais qui peut affirmer se bien connaitre soi-même ?
Je n'ai jamais cessé de soliloquer. Je me surprends souvent à le faire à haute et intelligible voix dans ma cellule. Mais aujourd'hui, ayant vaincu ma déferlante mère, je n'ai plus de spectatrice. Il ne me reste qu'un auditeur : moi. Cet auditeur-là, il ne me fait aucune concession… pas de cadeaux.
Inès semblait n'avoir aucune échappatoire à cette pseudo-union, à cette autorité sournoise. Elle subissait sans le voir le pouvoir tyrannique de son père légitime. Pourtant, elle se comportait avec moi d'égal à égal, elle emportait même souvent la décision dans les problèmes de la vie quotidienne. Contrairement à sa mère, elle savait prendre des initiatives pour la maison, les loisirs, ainsi que dans notre intimité.
La sexualité : là se trouvait peut-être pour Inès la clé de ce qu'elle croyait être le bonheur, à cause de moi. Une sexualité qu'elle avait découverte très tôt, à l'âge de quartorze ans et demi, avec moi, son père, un homme expérimenté sachant donner du plaisir à une femme. Inès, une adolescente qui connaissait déjà, par son père, le plaisir des caresses, semblait prendre goût aux choses de l'amour. Elle n'opposa "naturellement" aucun obstacle particulier à sa défloration quand je l'invitai au grand baptême de la chair. Elle n'avait que quatorze ans et demi. Les faits s'étaient produits dans une grande ville située à plusieurs heures de train de chez nous, chez mon ami d'enfance où nous étions partis habiter. Nous nous étions rendus là-bas pour concrétiser un projet professionnel en collaboration dans sa société de home-service. J'avais envisagé qu'un enfant ou deux m'accompagnât. Inès avait vivement souhaité suivre son papounet. Tous les autres viendraient nous rejoindre plus tard, quand j'aurais trouvé un appartement sur place. Inutile de préciser que j'avais finement calculé afin qu'il en fût ainsi. Mon plan fonctionna à souhait. Malheureusement, la mésentente régna entre mon ami et moi. Notre expérience professionnelle ne dura que le temps d'une saison. Nos méthodes de travail divergeaient et mon médiocre salaire mensuel de trois mille francs me décourageait. Maddaléna fut très fâchée de ne pas aller habiter dans cette ville. Notre ami, régional d'adoption depuis plusieurs années, n'avait pas aménagé de chambre pour Inès, comme il avait été convenu. En attendant, Inès dormit avec son papounet dans le canapé du salon. Toutes les conditions se trouvaient donc involontairement (pas dans mon plan) réunies pour que le crime fût commis. Inès, âgée de quatorze ans et demi ne manifestait pas de réaction négative au plaisir du sexe, hormis la fréquence de nos rapports. À son goût, des rapports à un rythme d'environ deux fois par semaine, c'était trop. Une seule fois lui convenait. C'est de retour dans notre ville que j'annonçai mes actes incestueux à Maddaléna. Puis, Inès eut une autre expérience sexuelle, avec un garçon de seize ans. Elle fut pardonnée. Elle m'avoua qu'avec ce garçon, ce n'était pas pareil qu'avec moi, que c'était nul, qu'elle ne recommencerait pas cette expérience. Elle redoubla d'affection pour son papounet. Je me sentais en position de force. J'étais le sex-symbol irremplaçable, le héros vainqueur. Quand Inès avait farouchement envie, il n'était pas question de remettre à plus tard nos ébats. Elle aussi savait séduire, et autrement mieux que sa mère sans initiative. Que Maddaléna me pardonne ces propos ! Elle savait que je l'aimais comme elle était, malgré l'abîme qui nous séparait. Que l'on ne voie là ni haine ni reproche de ma part, je raconte, c'est tout. Je ne calcule plus. Je ne suis qu'un type honteux et misérable qui dit les choses, toujours maladroitement, mais qui les dit.
Pour ma part, j'étais très demandeur de sexe auprès d'Inès. J'étais très amoureux d'elle. Elle était dotée d'un charme ensorcelant ; un cocktail d'Adjani dans le visage, de Bardot dans les attitudes et de Marilyn dans les lèvres quand elle me plaquait des pioux humides sur la bouche. Sa silhouette d'ondine à la peau ambrée, lisse et lumineuse, sa cambrure et ses longues jambes fuselées étaient un aphrodisiaque permanent.
Quand Maddaléna partageait encore notre foyer, Inès et moi nous retrouvions une fois ou deux par semaine après la classe dans une petite salle de sport dont je possédais la clé. Nous y faisions l'amour. En cet endroit peu confortable, une chaise ou une table supportait nos embrassements. Quand Maddaléna céda sa place à sa fille dans notre lit, nos rapports devinrent un peu plus réguliers et plus récents. Inès étouffait ses gémissements au creux de l'oreiller pour ne pas éveiller l'attention de ses frères ni déranger sa mère qui dormait dans la chambre à côté. L'initiative de nos ébats revenait autant à elle comme à moi. Tantôt, c'était moi qui entreprenais, d'abord par un jeu de caresses que je savais être appréciées d'elle… Tantôt, c'était elle, dans un moment que je pressentais et que j'attendais car il m'était des plus agréables. Selon son habitude, peu de préliminaires. Soit elle me chevauchait directement, soit elle prenait sa position favorite en me disant : "prends-moi (comme ça)".
Inès et moi nous ressemblions malgré notre non-consanguinité et l'intervalle de vingt trois années qui nous séparait. Je lui faisais un peu la gueule quand elle me repoussait. Nos rapports n'étaient jamais tièdes, mais toujours sans aucune violence physique. Seul le verbe résonnait à la maison, quand il y avait désaccord.
Souvent, je surprenais Inès à l'écoute d'une cassette de mes prestations musicales personnelles.
- Pourquoi écoutes-tu tout le temps ça, Inès ?
- Ben, parce que ça me plaît, tiens !
- Bon…Mais t'en n'as pas marre ? Les cassettes, le cabaret, les répétes…?
- Non, mais ça me plaît. J'aime bien ta nouvelle chanson
- Laquelle ?
- Ben, "Depuis que tu es partie", tiens !
- Ah oui, Bof.
- Ah ! T'es jamais content de ce que tu fais, toi ! L'autre jour, y a un type sympa qui voulait te payer un pot, et toi, tu l'as presque envoyé chier !
Il y avait des jours, des instants où le grand rideau rouge restait fermé. Dans ces moments-là, je n'affichais pas mon nez rouge. J'étais authentique, juste. Mon metteur en scène était en vacances. Ces moments-là, c'était la douceur de la convivialité, de la complicité et de l'intimité. Dans ces moments-là, je réagissais spontanément ; j'étais sincère.
Je ne le connaissais pas, je ne vais quand même pas picoler avec tous les mecs qui m'invitent, et puis tu sais que je m'en fous de tout ça. D'ailleurs, je vais arrêter bientôt, j'en ai marre de faire le guignol.
Vrai que j'étais. Notre dialogue continua… Inès évoqua une certaine productrice parisienne qui devait me permettre d'enregistrer un disque.
- Euh ! T'as vu, tout le fric qu'elle a dans son sac ! Tous les paquets de billets de cinq cents francs ! Tu sais, j'ai bien vu, quand elle a donné de l'argent à Christophe pour qu'il te le mette dans la poche.
- Hé ! hé ! hé !
- Y'avait beaucoup ?
- Assez pour ta tabagie et tes fringues, ma petite chérie. Dimanche, on ira à ..(une ville située à quelques dizaines de kilomètres de chez nous), sur le marché, comme tu aimes bien.
- Oh ! oui, oui, oui, mon papounet !
Inès s'approcha de moi et m'embrassa très fort… Puis elle me dit à l'oreille, comme elle en avait pris l'habitude :
- Ce soir, je te ferai un gros câlin.
Inès, elle, était toujours vraie. Mais quels étaient ses repères ? Ceux que je lui offrais sous le joug de la séduction, dans le crime de l'inceste. Pour elle, tout cela semblait normal, alors elle était heureuse. Le bonheur illusoire doit-il avoir n'importe quelle forme, pourvu que bonheur il y ait ? Non. Mais moi je le croyais sûrement, je le croyais sans analyser ce phénomène.
Un autre jour… Alors que je rentrais, Inès me dit qu'un certain monsieur A… avait téléphoné et laissé son numéro personnel. Il s'agissait d'un chanteur connu depuis longtemps, qui n'était pas celui qui avait posé devant mon objectif avec Maddaléna à Deauville. Je lui avais écrit auparavant. Je le rappelai aussitôt. Par bonheur, il me répondit. Il avait bien reçu mon courrier. Nous discutâmes durant un bon quart d'heure. Il me dit qu'il n'était pas enclin aux hommages, mais qu'il accepterait toutefois de faire le boeuf avec moi lors de son prochain passage dans la région, d'ici à quelques semaines.
- La tête qu'ils vont faire au café des Artistes, me lança Inès, enthousiasmée.
- Ouais
- J'en connais qui vont être drôlement jaloux, continua-t-elle.
- Ouais, un peu, mais je les emmerde.
Si j'ai écrit ces dialogues authentiques, c'est simplement pour illustrer au travers de cet épisode, même si en apparence il peut sembler plutôt édulcoré, qu'Inès était séduite par l'aura de son papounet et par l'atmosphère de dolce vita dans laquelle elle évoluait allègrement … épanouie. En tout cas, c'est ce que je pensais. Je la voyais heureuse. Tel était le contexte de mon crime.
Cette atmosphère, je m'évertuais à l'entretenir journellement, sans relâcher la pression, en embellissant les moindres événements comme pour les rendre magiques aux yeux curieux de ma fille. Je cultivais assez bien l'idée de la magie. J'avais été à bonne école. Pour éblouir Inès, il fallait que je sois le meilleur. Il fallait que je sois celui qu'on ne pouvait égaler, le chevalier, le magicien, que sais-je encore de grandissime, sans concurrence possible. Il fallait que je sois unique, donc irremplaçable pour ma fille, comme si l'on menaçait de me la prendre, comme si, peut-être, l'on pouvait me dire un jour : "Elle n'est pas à toi, tu dois la rendre" et que je pourrais répondre : "Prenez-la donc, mais demandez-lui d'abord son avis" en étant sûr qu'elle dirait non. Son avis, elle le donna bien des années plus tard, à l'heure du divorce de ses parents, lors de la conciliation. Elle avait seize ans. Elle décida de rester avec moi. Maddaléna qui ne souhaitait pas se battre pour conserver sa place d'épouse, avait entamé une procédure de divorce par consentement mutuel. J'ai suivi cette procédure avec la complicité d'Inès, qui semblait réjouie du fait, pour que nous puissions rester ensemble.
J'ai toujours voulu être celui dont elle était fière et flattée d'être ma compagne. Je la blousais. Je jouais la comédie, je trichais avec ma fille pour être son héros.
Contrairement à ce que dira le procureur aux Assises, je n'avais pas envisagé de faire d'Inès mon objet de plaisir alors qu'elle n'était qu'une toute petite fille, un bébé. Néanmoins, j'ai toujours exercé sur elle un grand pouvoir, une sorte d'envoûtement - rien d'irrationnel dans tout cela, mais je la possédais déjà quand même d'une certaine manière. Il est possible qu'inconsciemment, je me préparais à la posséder totalement un jour, et je la préparais, elle aussi, dans ce but que je ne m'avouais pas.
Depuis sa plus tendre enfance, Inès ne me quittait jamais, quand elle n'était pas à l'école, depuis bien avant qu'elle n'entre à la maternelle. Maddaléna le laissait entendre très souvent à la maison ; elle disait : "C'est incroyable, Inès, comme elle ne te lâche pas d'une semelle. Elle t'aime drôlement". Elle disait aussi d'un ton enjoué à notre petite Inès : "Et toi, petite coquine, vas-tu le laisser un peu tranquille, ton papa, il ne peut même plus ni manger, ni aller et venir sans toi". Inès souriait sans répondre. Que pouvait-elle répondre ? Elle souriait en permanence.
Inès, enfant, était ma petite pieuvre câline, celle qui savait sans attendre rien en retour que de l'affection, m'offrir tout son amour filial. J'étais son papa chéri qui l'aimait très fort. J'étais attentif à ses moindres faits et gestes. Je l'accueillais sans cesse sur mes genoux, la prenais dans mes bras, la baladais sur mes épaules à chaque occasion de sortie. Elle montait encore sur mon dos par amusement quand elle avait dix-sept ans, en disant : "Tu te rappelles quand j'étais petite, j'aimais bien monter sur ton dos".
- Ouais, mais tu étais moins lourde ! que je lui répondais.
En explorant aujourd'hui cette période que je qualifie d'insouciance - d'inconscience - j'essaie de me situer le plus précisément possible dans le contexte, ce fameux contexte.
J'étais le père légitime d'Inès. Rien ne fut jamais dit au foyer Forestier sur notre non-consanguinité. Ce chapitre tabou faisait de moi un père "sans équivoque". Cette attitude de notre couple fut d'ailleurs évoquée par Maddaléna à l'heure du divorce. Au coeur de nos discussions annonciatrices de rupture, Maddaléna reconnaissait que si Inès avait atterri dans mon lit à sa place toute chaude, j'avais au moins le mérite d'avoir été un bon père pour elle avant de virer amant.
Ouais, ces lignes sont susceptibles de faire sourire de scepticisme. Un bon père ? Oui, je me suis comporté avec Inès comme un bon père, quand elle était enfant, de même qu'avec nos autres fils. Quant à mes responsabilités de chef de famille, peu énergique à me rendre au boulot, il est vrai que je n'ai pas été exemplaire.
Qui était Inès à mes yeux ? La voilà la bonne question, la vraie question. Que représentait-elle pour moi quand elle avait trois ans… cinq ans… sept ans… neuf ans… ? Pour répondre à cette question essentielle avec les plus grandes justesse et objectivité, il est indispensable que je place mon "Moi" en avant. J'ai cette faculté de très vite oublier - si l'on reste dans le cadre du conscient - quand j'ai décrété que j'oublierai. Je ne connais ni la rancune ni la vengeance. Je suis capable de devenir l'ami de celui qui m'a fait les pires choses. Pourtant, d'avoir violé la fille de mon épouse adultère, n'est-ce pas un acte de vengeance que j'ai commis ?
Le jour où j'ai apposé ma signature au bas de l'acte de naissance d'Inès, elle était déjà ma fille dans mon esprit. Elle était déjà ma fille dans le ventre de sa mère. C'est ce dont je m'étais convaincu. J'avais annoncé à Maddaléna qu'Inès serait ma fille, notre fille à tous les deux et que jamais rien ne me ferait changer d'avis. C'était sans compter sur un gros obstacle : ma mère, ma mère si présente qui n'avait pu avoir de fille vivante, une petite soeur pour mon frère et moi. Elle avait mis au monde une fille mort-née. Ma mère me répétait souvent : "Inès, c'est pas ta fille ; elle te ressemble pas, c'est une bâtarde !". Inès fut donc toujours source de conflits entre ma mère irascible et intolérante, et moi. Moi, j'avais une fille, une fille que j'avais souhaitée au début de notre mariage. J'étais donc exaucé. Je n'acceptais pas qu'on en doute, car le doute des autres m'aurait fait plus que douter moi-même. Cela devait apparaître dans mon attitude, car personne, hormis ma tigresse de mère, ne s'avisa jamais la moindre remarque à ce sujet en ma présence. J'aurais étranglé celui qui se serait permis. Je me forgeais l'idée qu'Inès était ma fille en tentant de me doper dans ce sens avec des arguments auxquels je ne croyais pas vraiment. Là encore, j'utilisais la méthode Coué à outrance. J'entretenais cette idée contre mon orgueil pour chasser cette pensée de n'être point le père géniteur. Je faisais et refaisais des calculs de dates tout à fait incongrus pour tenter de trouver une faille, découvrir que j'étais ce géniteur et non le cocu. Inès était donc ma fille parce que je voulais qu'il en fût ainsi et non par nature. Chaque fois que je me sentais comme le père d'Inès, hormis ma mère, quelque chose d'indéfinissable venait me dire que tout cela sonnait faux, qu'il fallait que je regarde la vérité en face.
Pourtant, j'observais Inès grandir auprès de moi en ayant sur elle un regard purement paternel. Mon affection pour elle était sans ambigüité. J'étais heureux d'être son papa chéri.
Qu'est-ce qui a éveillé en moi ce désir de la caresser quand elle eut onze ans et demi ? La photographie ? entre autres. Un grand manque d'affection ? sans doute. Etant passionné de photo, j'utilisais Inès comme mon modèle favori depuis qu'elle était toute petite. Quand elle eut onze ans et demi, je lui ai demandé de poser nue - en poses académiques - pour faire comme dans les magazines à la mode. C'est ainsi que j'ai découvert son corps. Elle était très belle. C'est là que quelque chose d'anormal s'est passé dans mon esprit. Ce joli corps était devant moi, à ma portée, offert et docile. A ce moment-là, j'ai regardé ma fille comme on regarde une autre jeune fille. Cette autre jeune fille, pourtant encore fillette, qui n'était plus ma fille puisque nous lui avions dit la vérité. Tout en moi venait de changer par rapport à cette situation nouvelle. D'une manière fulgurante, je me suis mis à considérer Inès hors du cadre familial. Je me suis mis à l'aimer différemment. C'était elle désormais qui m'envoûtait. Moi, faible, inconscient et irresponsable, j'ai succombé. Voilà mon crime.
Maddaléna demanda le divorce. Cette procédure par consentement mutuel fut expédiée en six mois, depuis la date de conciliation jusqu'au jugement. Inès semblait heureuse de cet aboutissement. Elle savait sans doute que sa mère souhaitait reprendre sa liberté, ainsi elle pourrait vivre "normalement avec son homme", celui avec lequel elle souhaitait rester. L'opportunité était trop belle. J'étais totalement en tort ; je n'aurais pas pu prouver la complicité de mon épouse. Il n'aurait pas été question d'impliquer nos fils pour témoigner. On n'a pas le droit d'imposer un tel déchirement à ses enfants. Pourtant, ce déchirement, je l'ai provoqué d'une autre manière, et de quelle manière !
Pour Maddaléna, la sexualité était quelque chose à considérer à part dans l'existence d'un couple. Elle ne la fondait pas comme la concrétisation logique de l'amour, mais l'appréhendait comme un plaisir purement physique, sans âme. Elle pensait : "On fait l'amour parce qu'on est marié et qu'on s'aime, c'est normal". Elle semblait ne jamais penser à l'existence de la sexualité. Elle ignorait sa libido et ses fantasmes. Elle paraissait avoir été mutilée de tout désir. L'érotisme lui était hermétique. Elle voyait probablement une frontière entre les sentiments et l'accomplissement des rapports charnels. Pourtant, paradoxalement, si elle n'était pas demandeuse, sa passivité n'était pas totale dans nos ébats amoureux. Elle savourait toujours l'orgasme, mais avec discrétion. Dans son esprit faussement pudique, toute démonstration était malséante et n'était qu'hystérie, comme si elle avait honte de prendre son pied. Ce n'est qu'après une dizaine d'années de notre vie de couple qu'elle commença à se libérer. Les films pornographiques que nous allions voir au cinéma de minuit, sur mon initiative, semblaient la décoincer un peu. Son subconscient réveilla son érotisme latent. Sa timidité excessive lui interdisait toujours l'initiative, mais elle savait néanmoins m'attirer subtilement dans l'accomplissement de son projet exquis. A son tour, elle me trompa comme je l'avais trompée, avec différents partenaires. Elle avait d'ailleurs une tendance à l'exotisme qui l'entraînait à fauter avec des hommes de couleur. En dehors de la sexualité, ma chère épouse était peu encline à cajoler son mari. Pourtant, moi j'aurais bien aimé être son gros nounours. Malgré tout, j'ai toujours éprouvé une grande tendresse et beaucoup d'affection pour celle qui supporta mes bouffonneries pendant vingt années.
Des points communs relevant de notre caractère nous rapprochaient. Nous étions tous les deux de grands timides. Cette timidité nous bloquait chacun selon nos faiblesses. La timidité de Maddaléna la réduisait au silence. Ma timidité à moi, je tentais de la vaincre en provoquant sans cesse les éléments, en faisant le bravache. Nous étions chacun à notre manière des béni-oui-oui. Elle, vis-à-vis de moi, par son manque d'initiative, ne me contredisant jamais. Moi, avec les autres, ceux qui me paraissaient avoir raison, ceux qui parlaient bien. Je me laissais convaincre aussi vite que j'étais capable de convaincre moi-même. J'étais un faux naïf qui donnait la réplique encourageante aux comédiens dont les prestations me séduisaient, me conquéraient. C'était normal, puisque je n'avais pas encore fait la connaissance de moi.
Je cherchais l'étiquette la plus seyante en criant "eurêka !" chaque fois que je pensais l'avoir trouvée. Hélas ! mon impulsif tailleur avait le ciseau maladroit. Mon costume ne m'allait pas et je n'avais point de miroir.
Médiocrité et irresponsabilité du couple Forestier se conjuguaient dans la paresse de cette satanée inconscience. Maddaléna me vampirisait par sa mentalité d'assistée. Elle était ainsi un obstacle à toute progression. En échange, je la vampirisais en bousculant sa vie intérieure - sa vraie vie - par des tentatives trop tyranniques de lui ouvrir le monde, ce monde qui tournait sans elle et qui lui faisait peur. Sa mère m'avait dit un jour lors d'une conversation en tête-à-tête dans notre cuisine : "Vous savez, Thibault, Maddaléna, elle a quelque chose qui me fait beaucoup de peine, mais je ne peux pas vous le dire. Vous savez, ça va être dur avec elle. Moi, j'admire votre patience. Et puis, tous les deux, vous êtes pareils, vous n’êtes pas assez courageux". Ma gentille belle-mère avait tout à fait raison. Mais quel était donc ce mystère qui remontait à l'enfance de Maddaléna ? Je ne l'ai jamais su et ne le saurai jamais sans doute (?). Je sais seulement que son père est mort quand elle avait onze ans et qu'elle dut accepter l'intrusion de son beau-père qui était policier. L'ex C.R.S. éructait que s'il était au pouvoir (c'était en mai 1968), il ferait aligner tous les étudiants et les fusillerait. Pauvre Maddaléna !
Cet homme qu'il me fallait moi aussi, par amour pour Maddaléna, accepter comme beau-père et qui m'était déjà antipathique - non par sa profession, mais par son caractère rigide, froid et extrêmement raciste - commença à me haïr dès les premiers jours de notre rencontre. En revanche, future belle-maman était séduite et ravie de voir sa grande fille de vingt ans (de deux ans et demi mon aînée) avec un garçon qu'elle trouvait acceptable. Une sorte de complicité s'était très vite établie entre ma douce belle-mère et son futur gendre. Elle était très lucide, mais toujours triste comme une mère qui s'était sacrifiée pour ses enfants. Maddaléna évoqua souvent à la maison cet esprit de sacrifice de sa mère. Elle en souffrait au fond de son âme. Je crois qu'elle craignait qu'un tel destin lui fût réservé, à elle aussi. Je comprends aujourd'hui son difficile combat. Et moi, égoïste et égocentrique qui ne cultivais que mon bien-être, je n'ai jamais su l'aider. Tout l'amour que je lui donnais ne suffisait pas. Et puis, pour couronner le tout, j'ai violé sa fille. Aurai-je le droit de lui demander pardon ?
Comment vivre tout cela désormais ? Comment cicatriser toutes ces blessures, faire oublier ces instants de débauche inavouable et quel pouvoir démoniaque m'a poussé à commettre ce crime odieux ? me demandé-je aujourd'hui, honteux, piteux… haïssable et méritant, selon moi, l'exclusion de la vie.
Il est vrai que j'ai pensé à m'éjecter dans l'au-delà. Mais si je ne crains pas de perdre ma petite vie, je redoute d'affronter la mort. Ne suis-je pas fait de paradoxes ? Je suis bien trop lâche pour me tuer. Et puis, serait-il nécessaire qu'après tout ce gâchis, cette épreuve infligée à mes fils, je leur impose en prime un deuil dont j'ai la certitude qu'il n'est pas de leur souhait. Mes quatre grands garçons magnifiques entretiennent avec leur prisonnier de père une correspondance inégalement espacée, mais toujours remplie d'affection. Julien, qui est le seul à résider dans la ville où je suis détenu, pour y poursuivre ses études, vient me rendre régulièrement visite au parloir. Aucun de mes fils n'évoque jamais les faits. Ils sont jeunes, équilibrés, et bien installés dans la vie sociale et professionnelle. Cela est mon plus grand réconfort.
J'ai tenté d'illustrer toutes ces lignes un peu comme l'on campe les personnages d'un roman. Je souhaite démontrer ainsi que l'inceste a sévi chez nous, une famille ordinaire, une famille civilisée, une famille qui ne soit ni primitive ni adepte d'une secte, dont les moeurs seraient peu conventionnelles. Chez nous, la vie quotidienne, c'était comme dans toutes les familles nombreuses où le salaire du père n'est pas toujours au rendez-vous du panier à provisions. Nous vivions avec notre lot de difficultés, de chômage, de fins de mois crêpes à l'eau ou de pain perdu - Maddaléna préparait admirablement la recette du pain perdu -, de joies… oui, de joies aussi, comme dans toutes les familles ordinaires. Nous avons connu des périodes fastes et des jours de disette. Nous étions une famille. J'étais un père de famille, d'une magnifique famille. Puis, je devins le père indigne. J'ai éclaté cette belle famille.
J'avais décidé de me consacrer à pousser la chansonnette dans les cabarets. A l'ANPE, j'avais déclaré mon "nouveau statut" : artiste de variétés. J'avais changé d'étiquette avec la fierté imbécile d'être un autre homme. Cette étiquette-là était fort séduisante, non seulement pour moi, mais aussi aux yeux de mon entourage ; cela malgré ma timidité et mon manque de confiance en soi. Mon impulsivité me lançait dans la fosse aux lions, dans l'arène. Mon personnage était donc identifié. Cela semblait me suffire pour être reconnu et heureux. Dans ma mégalomanie, je m'enorgueillissais d'être modeste. L'on est en droit de penser qu'en plus de cette mégalo, une certaine tendance à l'exhibitionnisme et mon égocentrisme l'emportaient sur le reste. Ne sont-ce pas là des éléments du caractère d'un comédien ?
J'étais motivé et encouragé dans cette voie par mes amis, Inès en tête. Elle était mon égérie.
Cette aventure dura deux années, puis je délaissai quelque peu ma guitare après le départ d'Inès.
Inès me quitta pour rejoindre Django, un jeune palefrenier que Maddaléna accueillait sous son toit.
- Tu voulais que je parte, eh bien, je pars ! avait déclaré Inès, ce jour-là, en roulant ses valises pour aller habiter chez sa mère.
- Mais non, Inès, pas maintenant, pas comme ça. Attends un peu, discutons…
- C'est tout discuté ! Tu me l'as assez répété de partir, que ça ne pouvait pas durer. Ben moi, maintenant, je m'en vais, c'est tout !
C'est vrai que depuis quelques mois, je répétais sans cesse à Inès que pour nous deux, cela ne pouvait durer, que j'aurais soixante ans quand elle en aurait trente sept. Elle "s'en foutait". Là encore, je ne mettais pas en cause la situation d'inceste, puisque pour moi, Inès n'était plus ma fille, mais ma compagne, ma maîtresse. Quand elle avait quatorze ans et demi, elle était déjà une belle et grande jeune fille à qui l'on accordait volontiers deux ou trois ans de plus que son âge. A dix sept ans elle était une vraie femme épanouie et dotée d'une personnalité affirmée. Elle était déjà très mature, mais elle avait une fâcheuse tendance à la paresse quand la motivation se faisait opportunément absente. Sa scolarité fut un échec. Elle était dissipée, bien qu'elle aimait la compagnie des livres et des cahiers. Elle était dotée d'une esprit vif et lucide, et douée d'une bonne intuition. Elle aurait certainement pu poursuivre des études avec succès sans qu'elles soient nécessairement brillantes. Malheureusement, un obstacle quasi insurmontable se dressait devant ce qui aurait dû être le cursus normal de ses études. C'est vers la fin de l'année de son entrée au collège, en classe de sixième, qu'intervenaient des éléments perturbateurs l'empêchant de se concentrer sur sa scolarité. Une scolarité qui jusqu'à cette période pouvait se situer dans une moyenne acceptable. Ces éléments perturbateurs, on les connaît. Ils portent un nom, un seul nom : l'inceste. Cette période correspondait à l'année où Inès eut confirmation de notre non-consanguinité, même si elle semblait ne pas être affectée par cette "nouvelle". Quelques mois auparavant, l'une de ses amies de son âge lui avait crié cette phrase cinglante : "Ton père, c'est pas ton père, Inès ; ton père, c'est pas ton père !". J'étais sur le balcon et j'avais entendu. L'innocente gamine ne faisait que répéter les mots brutaux et cruels qu'elle avait entendus de la bouche de ses parents alcooliques. Sa mère était une amie de Maddaléna. Inès était aussitôt accourue en pleurs à la maison. Immédiatement, Maddaléna rassura notre fillette en lui certifiant que sa copine disait des bêtises. Je la soutins spontanément. Ce n'est que plus tard que nous avons décidé de ne plus dissimuler la vérité à Inès. Une vérité qui était déjà acquise pour elle. L'intelligence intuitive de ses onze ans ne l'avait pas trahie. Il n'en fallait pas plus pour perturber la scolarité d'une petite fille. Quant à la suite, point n'est besoin d'être psychologue pour comprendre les raisons d'un échec scolaire devenu inévitable.
Je refusais obstinément de voir la réalité. De cette grande différence d'âge, Inès me disait toujours qu'elle n'en avait "rien à foutre", qu'elle m'aimait, qu'elle resterait tant qu'elle le souhaiterait, mais que si j'insistais tout le temps…
- Attends, tu verras, toi, me lançait-elle en soulignant sa phrase d'un regard sombre comme un ciel d'orage où deux étincelles me braquaient façon lasers.
Je regrettais mes propos rabâchés chaque matin. Je tentais lourdement de convaincre Inès de rester, mais en vain. Sa décision était prise et maman Maddaléna n'y était pas étrangère. Maddaléna réagissait donc après trois années d'inceste et un an d'une situation de concubinage de sa fille avec son ex-mari.
- Tu sais, je vais peut-être revenir, il faut que je fasse le point. Je viendrai te voir tous les jours.
Inès vint effectivement rendre visite quotidiennement à celui qu'elle considérait toujours comme son homme - elle me tenait au creux de sa main - durant un mois, puis elle partit avec Django, chez la mère de celui-ci. Les deux lettres d'amour que je lui avais écrites quelques jours plus tôt et glissées - geste aux conséquences redoutables par la suite - sous la porte de l'appartement de Maddaléna, étaient tombées entre les mains de Django. Le garçon qui n'apprivoisait point les mots, présenta tout naturellement les missives accablantes à sa chère maman. C'est à partir de ce moment que je me vis dans l'interdiction de rencontrer Inès, sous peine d'être flingué par sa coterie et qu'elle fut éloignée logiquement de son père impudique et indigne. Il semblait que la belle famille eût un respect certain pour les moeurs et les lois de notre monde civilisé occidental. Bien que je les eusse un temps baptisés de pseudo-gitans ou de chie-culotte, ces gens-là avaient le sens de la famille.