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 (extrait du livre de Denis SALAS : La volonté de punir p. 248-254  

Ed.Arthème Fayard/ Pluriels 2010)

 

 

Peut-on imaginer une justice qui échappe au couple de l’accusé et de la victime ? Tel est le pari tenté par les pays anglo-saxons qui ont développé les formes communautaires de justice en réaction au mouvement de criminalisation et avec le souci d’inventer des formes alternatives de justice. Traditionnellement, la place de l’Etat y est moindre, la société civile plus autonome. La longue habitude d’intervention des communautés dans la gestion de la cité explique que les initiatives novatrices viennent de la société elle-même. Par postulat, la justice restauratrice refuse de punir un coupable et de dédommager sa victime. Au contraire, elle veut mobiliser toutes les parties prenantes d’un conflit pour restaurer les liens sociaux entre offensé, offenseur et collectivité. Quels que soient les termes utilisés - « conférence », « cercle », « médiation » -  c’est un processus de reconstruction de la vie collective où chacun doit s’impliquer. La portée de ce modèle est vaste : chaque fois, en somme, que les protagonistes d’un conflit sont assez liés pour vouloir continuer à vivre – ensemble, la réconciliation est le seul chemin qui s’ouvre à eux. Voilà pourquoi il est préconisé autant pour résoudre les litiges courants que pour sortir des traumatismes profonds issus des crimes de masse comme les « comités Vérité et Réconciliation ». Comment analyser ses multiples occurrences ? Forment-elles un « duo » ou livrent-elles un « duel » avec la justice étatique ? Peut-on y voir une ligne directrice qui donne sens à un modèle d’éthique « restauratrice » au-delà même des formes de justice ?

 

Cette justice restauratrice est d’abord une alternative à la justice pénale. Au Canada, son apparition correspond au constat d’échec du système pénal étatique chez les peuples anciennement colonisés. Souvent ce sont des juges qui sautent le pas et décident de tenter une nouvelle expérience. Ils prennent acte de l’échec d’une justice imposée à ces communautés et d’une gestion purement carcérale de leurs déviances. La reconnaissance des droits des « premières nations » y retrouve une chance. La volonté politique de restaurer un équilibre brisé par plusieurs siècles de colonisation est à l’origine des « cercles de guérison ». Les Community conferencing (Nouvelle Zélande), les « cercles de détermination de la peine » (Canada) et les « consultations communautaires » (Pays-Bas) s’en inspirent. Par rapport à la justice pénale, la rupture est triple : il n’y a pas d’infraction (et donc de couple coupable/victime) mais une offense ; pas de condamnation de l’acte coupable mais un processus de restauration d’un lien ; pas de juge qui tranche mais des médiateurs, des facilitateurs de parole. Seule la réponse sociale au tort impliquant des offensés et des offenseurs est en jeu. L’infraction à la loi s’efface devant les perspectives de réparation de l’offense offertes par les participants.

 

A distance de l’appareil étatique (mais avec sa contribution), la justice est rendue à une communauté. Le but est non de faire payer à un seul le prix de son acte mais que tous se sentent concernés par le tort, que tous rentrent dans le cercle de la réparation. Chacun doit retrouver la grammaire qui permet de se lierr à un langage commun. Dans la philosophie amérindienne, le « cercle » signifie la terre et le cycle de vie brisé par la colonisation. Les « cercles » sont là pour vider les querelles dans les univers autochtones où la pauvreté et la délinquance sont endémiques. Tous ceux qui ont une légitimité à intervenir dans la relation y ont leur place. Après plusieurs heures de discussion, le groupe établit un « plan de sentence » auquel tous sont liés.

 

Ce type d’instance peut aussi exister parallèlement au système pénal. Les « cercles de sentence » sont une modalité de la « déjudiciarisation ». Le juge délivre une autorisation de médiation, par exemple, avant une poursuite ou après un plaider coupable. Les programmes américains Victim offender médiation, les « conférences restauratives » ou les Family group conferences en Nouvelle-Zelande réunissent tous les membres de la famille et de la communauté concernés. Le « cercle » met en scène des relations endommagées, non des actes illégaux :en marge de la justice pénale, il s’agit d’une reconstruction par étapes d’une confiance commune. Ce n’est pas la « victime » qui dépose une « plainte » ; ce n’est pas sa demande qui appelle une réaction rétributive (la peine) ; ce n’est pas son préjudice qui est réparé mais le lien social conçu comme un bien commun qui est restauré. Ce qui compte est de mettre chacun en situation d’implication et de restauration du lien dont nous sommes tous coresponsables.

 

Face aux crimes de masse, la simultanéité des instances de justice est plus qu’ailleurs indispensable. A côté des tribunaux, d’autres régulations doivent intervenir dans le temps long de la reconstruction tant le lien entre les hommes est profondément brisé. On en mesure la nécessité, après le génocide rwandais, où il faut à la fois punir, réparer et restaurer de multiples lésions individuelles et collectives. A côté des procès pénaux, on trouve des formes plus populaires de justice (Gacaca), le tribunal international ad hoc d’Arusha mais aussi diverses commissions d’indemnisation. Après l’apartheid, les comités Vérité et réconciliation en Afrique du Sud mettent en place plusieurs types de réponse : le comité « Vérité » permet de construire le récit dû aux victimes, le comité d’amnistie apprécie si la peine peut être amnistiée en cas d’aveu, le comité des réparations statue sur les indemnisations. Une société hétérogène, le regard tourné vers l’après-conflit, doit puiser dans ses ressources propres. Unbuntu symbolise ce lien plus fort que la mort qui, au-delà des vivants, nous porte à poursuivre la vie commune. La confiance en la parole atteste de l’énergie créatrice d’un lien social composite. La société va au-devant d’elle-même, invente son avenir, déterre le champ des possibles enfoui dans le tissu social. L’essentiel est de retrouver l’arbre à palabre qui, dans les plus anciennes représentations de la justice, « symbolise l’enracinement et surplombe les conflits par le vouloir vivre ensemble ».

 

Le ressort de cette justice restauratrice est la honte. Son mécanisme opère le passage de la honte dégradante (shaming) – le tribunal vous déclare coupable de… - en honte positive (reintegrating shaming). A l’opposé de l’humiliation, elle exprime une désapprobation compréhensive de la part de la communauté. Le regard porté sur l’acte ne désigne plus un coupable mais un membre de celle-ci. L’auteur peut passer de l’indifférence à la prise de conscience (s’il présente des excuses par exemple) et la victime, de la honte à la reconnaissance. Pour que l’un sorte de la honte et que l’autre y entre, pour permettre ce jeu d’équivalence, le rituel ne doit pas être punitif. Il ne résulte ni de la rétribution (« tu es coupable, tu seras puni pour la faute »), ni de la réhabilitation (« tu es coupable, mais tu vaux mieux que tes actes »), mais de la volonté de régler une dette mutuelle : « en m’offensant, tu t’es endetté à mon égard ». Par conséquent, « tu » me dois la vérité afin qu’ensemble, « nous » puissions retrouver la paix. L’offenseur doit se dissocier de son acte et prendre le risque de se couvrir de honte en reconnaissant les faits, en regardant la victime en face. Le bénéfice pour la victime est précieux : « La société ne songe qu’à sa sécurité et se fiche complètement des vies endommagées : elle regarde en avant et dans le meilleur des cas elle le fait pour éviter que ce genre de chose se reproduise. Mais mes ressentiments sont là pour que le crime devienne une réalité morale aux yeux du criminel lui-même, pour que le malfaiteur soit impliqué dans son propre forfait » (Jean Améry).

 

Comment mieux exprimer que ne la fait Jean Améry l’insuffisance du châtiment pour la victime ? L’acte est réprouvé mais son auteur est aussi reconnu comme moralement capable de changer. Sorti de sa matérialité brute, il est mis en récit, réécrit au futur, réinscrit dans un projet qui le dépasse. L’entrée de l’auteur dans un itinéraire moral - jamais acquise, du reste - est rendue possible par la confiance qui lui est maintenue. Celle-ci va être guidée plus facilement, sinon vers le pardon, du moins vers une forme de satisfaction.

 

L’éthique restauratrice fait plus que désamorcer l’éthique de la colère. Elle place l’œuvre de justice dans une perspective de compréhension qui nous lie les uns aux autres par-delà nos conflits. Elle permet une démarche réparatrice parce que la réprobation demeure compréhensive et donc d’autant mieux acceptable pour l’offenseur. Celui-ci ne subit plus passivement sa peine, la victime n’attend plus le jugement, le public n’assiste plus au procès : chacun, pris dans le jeu de rôle social et non plus pénal, se trouve de fait impliqué dans la reconstruction. Un procès d’assises, par exemple, ne peut-il pas – au moins à certains moments – échapper à l’étreinte de l’accusation, sortir de l’affrontement entre coupables et victimes ? N’a-t-il pas vocation à élaborer un récit plus proche du conflit quand le crime concerne des personnes qui se connaissent, une histoire commune à entendre, un réseau de liens à déplier ?

 

On ne peut donc pas éviter de payer au moins trois dettes : celle qui est due à la loi parce que toute société organisée vit par ses codes, interdictions et sanctions ; celle qui est due ensuite à la victime qui doit être reconnue à sa place, dire son récit, obtenir réparation ; celle, enfin, qui est due au condamné qu’il faut mettre sur la voie de la réintégration dans la communauté. Utopie de satisfaire tant d’intérêts contradictoires ? Peut-être. Mais « tenir cette issue pour improbable, c’est finalement avouer que la pragmatique de la peine, même réintégrée dans le périmètre du concept de satisfaction, reste incapable d’étouffer le scandale que reste la peine pour l’intelligence » (Paul Ricoeur). La justice, dans ce sens, reste une médiation imparfaite et pour cela vouée à réinventer ses propres formes. Sa contribution à la paix n’en existe pas moins sur les trois plans : réduction de la criminalité (prévue par la loi commune), réinsertion envisageable (du condamné), réparation des torts causés (à la victime).

 

 

La sentence du juge Dutil

 

La pratique du juge Jean L. Dutil (juge à la chambre criminelle et pénale du Québec) de la justice réparatrice (terme en vigueur au Canada) correspond aux trois « satisfactions » qu’assigne Paul Ricoeur à la peine. « Un individu d’environ quarante cinq ans comparait devant moi et plaide coupable à des infractions de voies de fait, d’entrave au travail des policiers, de divers méfaits et d’avoir troublé la paix. Tout cela était intervenu un soir dans un bar alors qu’il était en état d’ébriété. L’accusé comparaissait seul, avait plaidé coupable et n’avait aucun antécédent judiciaire. J’ai compris après l’avoir questionné qu’il passait des moments difficiles à cause d’une procédure de divorce. J’ai décidé de reporter ma sentence en demandant de convoquer la famille. Au jour dit, les frères, sœurs, beaux-frères et belles-sœurs se présentent. Je leur explique les difficultés qu’ils ignorent et qu’il a besoin  d’eux. Un beau-frère qui a des billets de hockey offre de l’inviter le samedi soir. Sa sœur aînée veut bien organiser des dîners de famille les fins de semaine. Bref, toute la famille prend ses responsabilités et lui offre l’aide dont il a besoin. Ce n’est pas un criminel que j’ai devant moi, mais un individu qui a violé la loi alors qu’il était en détresse. Désormais sa famille est prête à l’aider. Il sera ainsi en mesure de réparer les dommages causés aux victimes. Je suis persuadé que je ne reverrai jamais cet individu en Cour. » Il conclut : « Les cercles de consultation de famille et des amis intimes pourraient contribuer à faire baisser le taux de criminalité. Notre système judiciaire pourrait-il évoluer en ce sens ? »

(extrait d’une conférence de J. Dutil à l’ENM en octobre 2000)

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