Inceste, c’est une notion qui appartient d’abord à l’anthropologie. La définition que l’on retrouve dans tous les bons dictionnaires, c’est une relation sexuelle entre des personnes proches entre lesquelles le mariage est prohibé. Définition qui n’est pas nouvelle puisqu’un « traité des matières criminelles » en 1670 précise bien que « l’inceste est un crime qui se commet par la conjonction entre personnes parentes jusqu’à certains degrés, parmi ceux qui sont déterminés par les lois civiles ou canoniques, sur les empêchements au mariage ».
Si ce crime incestueux concerne des personnes dont les liens sont trop proches pour se marier, c’est donc qu’il s’agit de personnes en âge de se marier. Cela ne saurait donc concerner les enfants, pré-pubères, même s’il est vrai que dans certaines cultures, on peut marier des enfants très jeunes.
La formulation habituelle d’« interdit de l’inceste » apparaît ainsi inappropriée, puisque ce n’est pas l’inceste mais le mariage qui est interdit aux personnes qui ont une relation incestueuse. L’inceste lui-même n’est d’ailleurs plus un crime. Il l’a été dans les siècles passés, et pouvait être puni de la peine de mort pour les deux contrevenants. C’est ainsi que, dans ma région normande, Marguerite et Julien, tous les deux enfants du seigneur de Ravalet, à Tourlaville, près de Cherbourg, ont été condamnés à mort, tous les deux en 1603, après la naissance de leur enfant. Elle avait 17 ans et lui 21 ans. Six siècles plus tôt, le mariage entre Guillaume de Normandie et une cousine éloignée, Mathilde de Flandre, n’a été possible et l’excommunication évitée, qu’en faisant la promesse au pape de bâtir chacun une abbaye à Caen. C’est ainsi que grâce à un inceste éloigné, nous avons aujourd’hui à Caen deux splendides églises du XIème siècle, l’abbaye aux hommes, et l’abbaye aux dames.
C’est au nom de la morale et de la religion que l’inceste était condamné. La révolution française a tenu à respecter les libertés individuelles en décidant en 1791 que l’inceste ne serait plus sanctionné. Néanmoins, afin de respecter la règle fondamentale de l’exogamie, le mariage est resté prohibé entre proches, parent-enfant, frère-sœur, oncle ou tante-neveu ou nièce. Le degré de parenté rendant le mariage impossible varie toutefois d’un pays à l’autre. Cette prohibition du mariage est ainsi plus forte qu’un simple interdit qui devrait alors être sanctionné s’il était transgressé. Le mariage est simplement impossible. Alors que la relation incestueuse, par exemple entre un frère et une sœur, majeurs et consentants à cette relation, est tout à fait possible. Il m’est ainsi arrivé de rencontrer une famille composée d’un couple frère-sœur et de leurs enfants, dans le cadre d’une mesure d’assistance éducative décidée par le juge des enfants, afin d’aider les parents dans leur tâche éducative.
La notion de viol est donc tout à fait étrangère à cette définition princeps de l’inceste. D’aucuns argueront peut-être que dans le cas des enfants Ravalet, la différence d’âge entre les deux jeunes pourrait faire penser à une emprise du frère sur sa sœur. Mais l’histoire révèle qu’il n’en est rien. C’est même Marguerite, qui avait été mariée à 14 ans contre son gré par son père à un notable de Cherbourg, anobli à cette occasion, qui s’est échappée du domicile conjugal obligé pour rejoindre son frère bien-aimé et qui a pris l’initiative de l’entraîner dans une fuite, en Bretagne, puis à Paris, où ils ont été retrouvés trois ans plus tard, condamnés et exécutés.
Des relations sexuelles entre un parent et son enfant étaient aussi qualifiées d’inceste, et comme telles, interdites parce que portant atteinte à la morale, mais rarement sanctionnées, ou simplement jugées comme « attentats à la pudeur ».
Ce n’est que dans les années 1970 que la société, grâce à l’action militante du MLF et de quelques avocates, a commencé à prendre réellement en compte la réalité du viol, ce qui aboutit en 1980 à la définition, actuelle, du viol dans le code pénal : « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature que ce soit, commis par violence, contrainte ou surprise ». Et l’inceste sur enfant va être considéré comme un viol seulement à partir des années 85, après qu’Eva Thomas ait publié le récit du viol commis par son père quelque 30 ans plus tôt, et qu’elle ait créé à Grenoble l’association SOS inceste.
C’est très légitimement que la loi va dès lors pénaliser, en les considérant comme des circonstances aggravantes, des « agressions sexuelles » et des viols, commis sur des mineurs par des ascendants ou des personnes ayant autorité, sans utiliser le vocable d’inceste, puisque la définition de l’inceste concerne des relations, permises, entre majeurs, au nom de la liberté du choix des partenaires.
Après Eva Thomas, d’autres anciennes victimes d’inceste ont pris la parole, ont publié leur histoire, ont créé des associations pour venir en aide à d’autres victimes. Ces nombreuses associations ne se sont pas regroupées, mais les plus importantes ont constitué une sorte de lobby militant auprès des pouvoirs publics, de l’Assemblée nationale, pour obtenir une reconnaissance de l’existence de l’inceste parent-enfant, en faisant valoir que le délai habituel de prescription des crimes ne pouvait convenir à ces situations où le souvenir des violences subies n’arrive souvent que tardivement dans la vie des victimes. L’allongement du délai de prescription pour les cas de viols, à 20 ans après la majorité, a ainsi été voté en 2004. Ce délai sera porté à 30 ans après la majorité, en 2017. L’inscription de l’inceste comme infraction spécifique dans le code pénal a été plus difficile à obtenir. Une première proposition de loi déposée par M. Estrosi en 2004 n’a pu aboutir. La seconde tentative, en 2010, déposée par une sénatrice, Mme Fort, a été acceptée et votée par l’ensemble des députés, mais cette loi a été retoquée par le conseil constitutionnel en 2011, à la suite d’une question prioritaire de constitutionnalité déposée par un condamné, la définition donnée de la famille étant trop imprécise. Une ministre de la Santé à cette époque avait bien noté la difficulté de donner satisfaction aux victimes compte tenu de la difficulté de définition de l’inceste, selon qu’on se situe dans une approche sociologique, ou selon le code civil, ou selon une approche pénale. Le lobby des victimes a néanmoins poursuivi sa tâche et a réussi à convaincre la totalité du parlement en 2016, créant ainsi dans le code pénal une infraction nouvelle de viol et d’agression sexuelle incestueuse, qui fait double emploi avec l’infraction de viol et d’agression sexuelle sur mineur de 15 ans par ascendant ou par personne ayant autorité, puisque cette ancienne appellation n’a pas été retirée du code. La question du consentement et de la contrainte reste toujours l’objet de débats.
Nous disposons donc dorénavant de deux définitions différentes, voire antinomiques, de l’inceste : une première définition, cohérente avec notre code civil, qui concerne les relations sexuelles entre des proches pour lesquels le mariage est prohibé ; et une deuxième définition, nouvelle, inscrite dans le code pénal, qui ne concerne que les agressions sexuelles et viols commis sur un mineur, par un ascendant, un frère (ou sœur) ou un oncle (ou tante), mais aussi un beau-parent ou un beau-frère, s’ils exercent une forme d’autorité sur l’enfant, c’est-à-dire une personne qui n’est pas concernée par l’impossibilité du mariage. Ce n’est probablement pas dans leurs projets, mais Olivier Duhamel et son beau-fils auraient le droit de se marier !... Cette relation n’était donc pas un inceste stricto sensu mais une violence sexuelle aggravée, l’auteur étant une personne ayant autorité (c’est pourquoi je préfère, dans ces situations, parler de violences sexuelles intrafamiliales). Le dernier chapitre de mon livre : « Inceste, victimes, auteurs, familles à transactions incestueuses » raconte l’histoire possible d’un homme qui va être condamné pour viol incestueux sur sa belle-sœur et qui l’épouse à sa sortie de prison.[1]
Les écrits et propos des médias, des réseaux sociaux, des professionnels, considèrent aujourd’hui l’inceste uniquement dans cette nouvelle définition, confirmée par la représentation nationale, rendant ainsi quasiment obsolète sa définition première. Cette perte de sens est très regrettable. Ferenczi parlait de « confusion des langues » à propos de l’inceste. On peut parler maintenant de confusion de sens. Mais n’est-ce pas là le lot de nombre de termes scientifiques que l’usage courant déforme et banalise ? Un conjoint difficile et violent devient ainsi facilement un « pervers narcissique ». Des variations banales de l’humeur se transforment vite en « troubles bi-polaires ». Et que dire des « mongol » ou « trisomique », insultes couramment utilisées sur les cours de récréation ?
L’introduction de l’inceste dans le code pénal présente malgré tout un intérêt : cela permettra de quantifier plus sûrement le phénomène, en le distinguant des violences sexuelles extra-familiales, bien que les associations militantes estiment toujours que la plupart des affaires d’inceste ne vont pas jusqu’au tribunal. On peut d’ailleurs se demander pourquoi un autre combat militant n’a pas cherché à introduire le mot « pédophilie » dans le code pénal, alors que se multiplient les révélations de violences sexuelles de la part de prêtres et de religieux. Mais ce terme de pédophilie serait tout aussi inapproprié (c’est pourquoi je préfère, dans ces situations, parler de violences sexuelles extrafamiliales) puisque son étymologie évoque un amour des enfants (paidos-philia) qui n’a rien de sexuel, contrairement à « eros », qu’on retrouve dans « pédéraste », terme qui a aussi été déformé par l’usage pour désigner surtout des relations adultes homosexuelles.
L’inceste nouvelle version présente un autre inconvénient, celui de présenter la violence sexuelle comme la principale responsable des troubles de la personnalité de l’enfant, ce qu’énonce clairement la responsable de SVS, l’association « Stop aux violences sexuelles » : « la violence sexuelle est la situation la plus destructrice qu’un être humain puisse vivre », alors que des violences physiques peuvent entraîner la mort, destruction définitive, et que des violences psychologiques, telles qu’humiliations, rejets, abandons, exposition aux violences conjugales des parents, peuvent être parfois plus dommageables pour le développement ultérieur de l’enfant, que des violences sexuelles.
L’usage, confirmé par nos élus, nous contraint donc à subir l’action des lobbies. Du moins ne sommes-nous pas entrés dans ce domaine dans la mode actuelle du vocabulaire anglo-saxon !
Michel Suard, psychologist, specialist for incest problems
[1] Ce texte se trouve également à la page 69 de ce blog, sous le titre : « Vous avez dit : inceste ? »