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28 mars 2022 1 28 /03 /mars /2022 15:16

Question indécente pour celles et ceux qui voient les personnes victimes d’abus inévitablement traumatisées, sidérées ou détruites. Par contre, si l’on écoute aussi bien auteurs que victimes sans aucun jugement a priori, un vécu agréable peut parfois surgir dans leur récit, source de perturbations parfois plus importantes que dans des viols avec violence par exemple.

 

C’est ainsi que Paul, qui s’est très tôt senti rejeté, souvent oublié par sa mère, était fréquemment confié le week-end à une tante qui proposait régulièrement à ses amis invités à sa table un dessert un peu particulier : ses deux filles et son neveu étaient présentés nus sur la table, enduits de chocolat sur tout le corps, les invités étant tenus de lécher les enfants sur toutes les parties du corps. Paul savait que de tels comportements n’étaient pas normaux, mais il appréciait d’autant plus ces moments qu’il trouvait dans les séjours chez cette tante, plus d’attention et de tendresse qu’auprès de sa mère. Plus tard, devenu père de famille, et la garde de ses deux enfants lui ayant été confiée lors du divorce, il a eu des relations sexuelles avec sa fille dans un vécu de confiance réciproque. C’est l’autre enfant, lui aussi devenu victime, qui a dénoncé les abus.

 

Autre exemple, Roland, très tôt maltraité, humilié, et rejeté par sa belle-mère, a été confié à un internat scolaire privé. Le directeur a commis des abus sexuels sur cet enfant (masturbations). Pour l’enfant, il s’agissait de moments agréables où il se sentait reconnu, avec attention, contrairement à ce qu’il vivait à la maison, où le père n’intervenait jamais face aux maltraitances de son épouse. Devenu adulte, en couple, et jeune père d’une fillette, il a commis des viols sur cette enfant, conscient de commettre un acte criminel, mais se rassurant quelque peu en l’entendant rire lors de ces agressions ; mais suffisamment conscient de la gravité de ses actes pour aller se dénoncer lui-même à la police.

 

Ces deux auteurs de crimes incestueux ont été lourdement sanctionnés, 17 ans de prison pour l’un et 15 ans pour l’autre. Les actes commis justifiaient une sanction. Mais ce qui frappe dans l’analyse de ces deux situations, c’est l’amalgame et la confusion qui se sont installées chez ces deux hommes lors des abus subis, entre sensation de plaisir et conscience de l’interdit, d’où une culpabilité importante avec l’impossibilité d’en parler à qui que ce soit. Ils ont reproduit avec leurs enfants des relations où se mêlent plaisir sexuel et interdit (ce qui peut être une manière de mettre en scène les abus subis dans le passé). Et, s’ils n’ont pas eu la possibilité de se contrôler, c’est aussi parce qu’ils n’ont connu, ni l’un ni l’autre, dans leur toute petite enfance, une quelconque figure d’attachement sécurisante. Il est d’ailleurs remarquable de constater que 25 ans après les faits, les problèmes sexuels sont résolus, sans aucun risque de récidive, alors que les violences psychologiques et physiques maternelles ne sont pas définitivement réglées. La sanction judiciaire a imposé des soins pour éviter la récidive. En fait, le travail a consisté surtout pour Paul à traiter son envie d’aller tuer sa mère. Quant à Roland, il n'est pas encore libéré du discours maternel lui enjoignant d’être « un bon à rien ». Dès lors, il devient difficile de décider ce qui est le plus grave et le plus destructeur, entre violences psychologiques et violences sexuelles.

 

Une autre situation vient souligner l’importance d’un lien d’attachement sécure comme promesse de résilience possible.  Lorie a subi des viols de la part de son beau-père, de l’âge de 9 ans jusqu’à ses 20 ans. Les deux premières années, il s’agissait de fellations proposées par l’adulte à l’enfant comme un jeu, ce que Lorie trouvait très plaisant, réclamant même parfois son jouet. Jeu interdit puisque l’adulte imposait de n’en parler à personne et surtout pas à la mère. Lorsque le beau-père a voulu des relations sexuelles complètes, Lorie a tout d’abord refusé, mais enfermée dans l’emprise et dans sa culpabilité, elle a fini par accepter, sans pouvoir en parler à sa mère, qu’elle a toujours voulu protéger, comme elle a toujours été protégée par elle. Ce n’est qu’à 20 ans qu’elle s’est décidée à parler, et qu’elle a pu aller porter plainte, accompagnée de sa mère. L’emprise du beau-père et l’expérience sexuelle ont perturbé pendant un certain temps les possibilités de créer des liens affectifs avec des jeunes de son âge. Mais aujourd’hui sa situation est devenue plus stable et équilibrée. Les problèmes sexuels sont derrière elle. Elle n’a pas d’inquiétude à propos du jugement qui interviendra peut-être, 4 à 5 ans après le dépôt de plainte. Et le vif sentiment de culpabilité est maintenant davantage du côté de la mère qui se reproche de n’avoir jamais rien vu de ce que vivait sa fille.

 

Ces abus sexuels vécus avec un sentiment de plaisir par l’enfant sont bien des « agressions sexuelles » bien qu’ils soient pratiqués sans violence, ni menace, ni surprise, ni contrainte. S’il y a eu surprise, il s’est agi de surprise agréable.  Il n’y a pas de contrainte physique certes, mais si l’enfant ressent bien le caractère ludique de l’événement, la contrainte est morale dans la mesure où l’enfant ne peut pas accéder à ce qui se passe dans la tête de l’adulte qui utilise l’enfant soit pour éprouver un plaisir personnel, soit, plus subtilement, pour « rejouer » les actes ou les sensations d’un abus vécu dans le passé.

 

Deux autres vignettes concernant des « jeux interdits » dans des fratries : Il s’agit tout d’abord d’une fillette de 5 ans qui réclame ouvertement à l’un de ses frères de « venir lui lécher la zézette ». Elle voulait retrouver la sensation de plaisir procurée par le cunnilingus pratiqué un mois plus tôt par son frère aîné, qui avait voulu expérimenter ce qu’il avait découvert dans un film X. Les parents sont très vite intervenus pour clarifier la situation et rappeler la loi en réorganisant le fonctionnement familial.

 

D’autres parents ont été très surpris de découvrir leur fils, pré-ado, en train de s’amuser avec sa jeune sœur dans un rituel de sodomisation. Ils avaient cru pouvoir oublier que ces deux enfants, adoptés à l’étranger, avaient vécu ou été témoins de scènes similaires, l’un dans la rue avant l’orphelinat, l’autre chez sa mère prostituée. L’hôpital qui a examiné les enfants a signalé la situation à la justice, qui a décidé le placement séparé des deux enfants. Les parents n’avaient pas sorti ces enfants d’orphelinat pour les replacer en institution. Ils ont donc décidé d’assurer séparément la garde des enfants, le père avec le fils, la fille avec la mère, dans deux logements distincts, afin de satisfaire la demande du juge. Un travail thérapeutique familial aurait été nécessaire et suffisant.

 

La question du plaisir est bien une question pertinente face à ces situations très complexes. Attention toutefois ! Il ne s’agit pas d’engager, lors d’une investigation auprès d’une victime, un questionnement systématique du style : « avez-vous, oui ou non, éprouvé du plaisir lors des abus ? ». C’est une écoute attentive qui est de mise, en particulier lorsque gêne, honte ou culpabilité transparaissent dans le discours, verbal ou non-verbal, en évitant toutefois toute référence à une quelconque « perversion polymorphe » de l’enfance, mais en commençant à travailler à la déculpabilisation de la situation, pour en arriver à une sorte de rééducation de la sexualité, en dissociant bien les vécus de plaisir et la notion d’interdit.

 

Michel Suard

 

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28 mars 2022 1 28 /03 /mars /2022 15:07

Les pourtant très nombreux discours actuels sur l'inceste ne cessent d'affirmer que ce problème reste un tabou dans notre société, et que, pour les victimes, l'inceste est un traumatisme très puissant, très violent, dont on ne peut pas sortir.

Il est une dimension qui n'est pratiquement jamais abordée dans les analyses de ces situations complexes : la dimension du possible plaisir éprouvé par les enfants victimes.

La page 83 de ce blog, sous le titre : Peut-il y avoir du plaisir dans l'inceste ? aborde cette question délicate à partir de plusieurs vignettes cliniques, en envisageant les conséquences qui, dans certains cas, peuvent être aussi perturbantes que celles d'un inceste violent

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5 décembre 2021 7 05 /12 /décembre /2021 15:51

 

Je ne sais pas si j’ai raison. En fait, bien sûr que je pense que j’ai raison ! mais ce n’est pas en fonction d’une théorie a priori ou en application de lectures d’ouvrages de spécialistes, mais c’est simplement à la suite de mon expérience clinique que je pense préférable d’être autant à l’écoute des victimes que des auteurs de violences sexuelles.

 

Il y a une trentaine d’années, un juge m’a demandé de recevoir un jeune homme. Grand adolescent, « jeune majeur », il avait commis des abus sexuels sur le petit-fils de l’assistante maternelle chez qui il vivait depuis l’âge de 3 ans. Les entretiens ont mis en évidence des violences dont il était témoin chez ses parents lors des visites chez eux, aux périodes de vacances. Mais ce jeune homme m’a finalement révélé qu’il avait été contraint, chez l’assistante maternelle, d’avoir des « jeux sexuels » avec un autre jeune gardé, sous la direction très active d’un gendre de l’assistante maternelle, précisément le père de l’enfant qu’il avait abusé. Ce jeune a ainsi été le premier à m’apprendre qu’on pouvait être auteur d’abus après avoir été victime. Devais-je le traiter en tant qu’auteur ou en tant que victime ? J’ai appris à cette occasion que la violence agie pouvait être un message (et ici en forme de vengeance) adressé à l’ancien agresseur.

 

À la même époque, j’ai reçu en consultation une femme d’une cinquantaine d’années, qui était empêtrée dans son histoire d’inceste ancien. Victime d’abus – et son récit des abus subis était fort impressionnant – par son père, elle avait prévu de porter plainte à sa majorité (21 ans à l’époque). Elle n’en avait pas eu le temps. Il était mort, pratiquement dans ses bras, quand elle avait 18 ans. Elle a ensuite connu un long passage d’« amnésie traumatique », et n’avait retrouvé tous les souvenirs des violences subies qu’à la naissance de son fils. Lorsqu’elle a voulu parler de ce passé à ses frères et sœurs, ils n’ont jamais pu la croire puisqu‘elle était la « préférée du père » ! Et depuis, elle s’est sentie coupable de tout, coupable de la mort de son père, puis plus tard de sa mère, coupable du moindre détail qui ne marchait pas dans ses responsabilités associatives ou municipales, coupable d’avoir raté l’éducation de son fils unique (mention très bien au bac, et aujourd’hui chirurgien !).  Bien sûr, le « sentiment de culpabilité » est bien différent de la culpabilité d’un acte réellement commis. Mais j’ai appris ainsi que les notions de victime et de coupable pouvaient être très liées.

 

Plus tard, j’ai proposé mes services à la prison de Caen, pour y animer un groupe thérapeutique pour des auteurs d’inceste (ils étaient nombreux à la prison de Caen). Or, dès la deuxième séance, un homme condamné a conseillé à un de ses collègues du groupe qui voyait sa fille victime régulièrement au parloir, de ne la rencontrer qu’en présence du psychologue. C’est ainsi que j’ai commencé, alors que ce n’était pas prévu dans mon programme de départ, à médiatiser des rencontres entre un homme condamné et sa ou ses anciennes victimes, à condition bien sûr qu’elles acceptent ou, le plus souvent, qu’elles en fassent la demande. Quelques-unes ont pu révéler qu’elles avaient accusé leur père à tort, et pourquoi elles l’avaient fait. Pour d’autres, une rencontre unique leur a permis une explication et a en quelque sorte officialisé la rupture. Certaines, par contre, ont pu renouer des liens. Dans leur ensemble, ces victimes se sont senties réparées, l’auteur des abus devenant un véritable tuteur de résilience quand il déculpabilisait la victime en énonçant qu’il était le seul responsable, et qu’elle avait bien fait de révéler les abus.

À la prison, il est arrivé qu’on me demande (la direction, le service social, le service médico-psy, la famille elle-même) d’élargir la rencontre à l’ensemble de la famille. En outre, quelques familles sont venues à ma consultation pour parler d’une histoire d’inceste ancienne.

 

Ces différentes expériences, que je n’ai jamais programmées à l’avance, ne m’ont pas permis de prendre parti pour telle ou telle victime contre le monstre auteur du viol, ni pour tel ou tel auteur victime d’un complot induit par sa femme et par sa fille. Les rencontres avec des victimes, avec des auteurs, avec les deux ensemble, voire avec toute la famille, m’ont permis d’être à l’écoute des uns et des autres, et de travailler à redresser l’image de l’autre, faussée par les actes incestueux. Sans jugement.

 

Sans jugement ? Est-il possible de ne pas éprouver du dégoût, de la haine, face à tel auteur qui parle du viol commis sur son enfant, qu’il s’agisse d’un ou une ado ou d’un bébé ? Ce n’est possible que si je décide que la personne que je rencontre ne se définit pas uniquement par les actes interdits, mais plutôt comme un être humain qui a lui-même vécu des violences, violences qui n’excusent en rien le crime ou le délit commis, mais qui seront un point de départ pour commencer à comprendre la répétition de la violence, peut-être même à comprendre que la violence agie est une mise en acte de la violence subie, une façon de « parler » de la violence subie, indicible. Une telle attitude est plus facile à adopter si l’auteur est capable d’exprimer des regrets, des remords. C’est plus difficile s’il se présente comme la victime d’un complot, ou s’il présente la personnalité d’un égocentrique manipulateur (que beaucoup appellent « pervers narcissique »). Dans ces cas-là, le travail thérapeutique peut se révéler tout à fait inutile.

 

C’est difficile aussi lorsque, sans connaître l’auteur, on ne rencontre que la victime et que son récit nous émeuve et nous trouble, voire nous horrifie, et surtout si elle manifeste un besoin de sanction ou de vengeance à l’égard de l’auteur. Là se trouve d’ailleurs un danger important pour les thérapeutes et les organismes qui ne reçoivent que des victimes : le risque que l’empathie éprouvée pour la victime se transforme en une identification à la victime au point de partager son désir de vengeance et de devenir des militants contre la corporation des auteurs, avec l’impossibilité affichée de rencontrer un auteur. On peut noter d’ailleurs que les thérapeutes qui ne reçoivent que des victimes ne reçoivent pas n’importe quelle victime. Il y a une catégorie clairement rejetée : les personnes qui ont été victimes dans le passé et qui sont devenues infracteurs. Pour ces anciennes victimes, seule la répression est envisagée.

 

Avoir dans sa patientèle aussi bien des victimes que des auteurs constitue une garantie pour éviter de telles dérives. Cela suppose de se doter de deux attitudes apparemment contradictoires. D’une part, il importe de se donner la capacité d’une proximité émotionnelle avec le ou la patiente, auteur ou victime. On est loin de la « neutralité bienveillante » rogerienne longtemps valorisée. La rencontre thérapeutique est en effet d’abord un partage émotionnel. La mise en mots des émotions ressenties de part et d’autre va ainsi se révéler un outil important. Mais, d’autre part, et en même temps, une prise de distance est nécessaire qui permette d’observer à la fois le sujet lui-même et dans ses relations, et surtout la relation entre moi et lui (ou elle). C’est là ma définition de l’empathie.

Cette nécessaire prise de distance peut se trouver facilitée lorsque l’intervenant peut être accompagné d’un co-intervenant, ou s’il peut bénéficier d’une supervision.

 

Et si j’évoque l’observation du sujet et de ses relations, c’est que ma formation systémique, et tout particulièrement mon expérience d’entretiens conjoints auteur-victime, m’ont appris à me préoccuper, lorsque je rencontre un auteur, de la victime, de ce qu’elle a pu ressentir, de ce qu’elle peut penser et vivre, du vécu des autres membres de la famille. De même, lorsque je rencontre une victime, je questionne aussi la nature des relations passées avec l’auteur, et aussi l’attitude du reste de la famille, nécessairement impactée, ce que les uns ou les autres ont vu ou su, les éventuelles tentatives pour en parler, ou les manœuvres pour garder le secret imposé…

 

Dans le travail thérapeutique avec un auteur, il est habituel de rechercher et de développer son degré d’empathie pour sa victime. Le thérapeute qui ne travaille qu’avec des victimes aura bien du mal, par contre, à aborder la question du vécu de l’auteur des abus. Il faut évoquer ici le petit livre intitulé « Présumé coupable » dans lequel Isabelle Guso, ancienne victime, se met entièrement à la place d’un auteur d’abus et raconte son parcours, à la première personne. Sur un plan différent, la fondatrice de l’association L’Ange Bleu, Latifa Benari, qui a subi dans son enfance, des violences sexuelles de la part d’un proche de la famille, a d’abord voulu venir en aide à des victimes, puis s’est vite rendu compte qu’il était important de s’intéresser avant tout aux auteurs. Elle est ainsi à l’écoute, au téléphone ou en direct, depuis 1998, avec des personnes attirées sexuellement par des enfants pour les aider à ne pas passer à l’acte. Et elle anime des groupes de parole composés d’auteurs potentiels, d’hommes accros aux sites pédopornographiques, condamnés ou non, mais aussi de victimes, de parents de victimes, de conjoints d’auteurs, en orientant tel ou tel, en cas de besoin, vers une prise en charge individuelle. Ces deux exemples montrent qu’il est possible, même pour quelqu’un qui a été victime, de ne pas avoir peur des auteurs. Car ce qui frappe chez les thérapeutes qui ne reçoivent que des victimes, c’est précisément la peur de se confronter aux auteurs, perçus comme des monstres incurables, alors que l’aide aux victimes devrait leur permettre de se débarrasser de leur peur de l’auteur, autrement que par sa seule incarcération.

 

Il est intéressant de noter une évolution sensible du côté des thérapeutes d’auteurs. C’est ainsi que les CIFAS (congrès internationaux francophones sur l’agression sexuelle), qui se réunissent tous les deux ans, depuis 20 ans, soit en Europe soit au Québec, se préoccupaient au début uniquement des auteurs et de leur devenir. Puis l’essentiel des communications a porté sur la prévention du risque de récidive. Mais les derniers congrès ont accordé une place importante aux soins aux victimes. De même, les CRIAVS (Centres régionaux pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles) répondent de plus en plus à des demandes directes de victimes. Ces évolutions montrent bien l’intérêt, pour le traitement de la violence, de se préoccuper à la fois des auteurs et des victimes. Intérêt aussi pour le thérapeute lui-même qui peut ainsi, en s’approchant tantôt des victimes, tantôt des auteurs, conserver une distance objective face à ces situations complexes.

 

Une étape supplémentaire consiste à rencontrer ensemble un auteur et sa victime, ce qui oblige à accorder autant d’écoute, d’attention, et d’empathie pour chacun, le souci premier de venir en aide à la victime n’empêchant pas alors de comprendre les souffrances passées de l’auteur exprimées dans ses passages à l’acte. Et cela amène nécessairement à s’intéresser aux dysfonctionnements de leur groupe d’appartenance, c’est-à-dire à la famille dans son ensemble. Toutes les fois que je peux pratiquer de telles rencontres, j’ai la satisfaction (c’est important pour le narcissisme de l’intervenant !)  de constater l’apaisement ressenti aussi bien par la personne qui a été victime que par son ancien agresseur, qu’il y ait ou non par la suite une reprise des contacts entre eux. Les exemples les plus marquants ont été lorsque l’auteur a remercié la victime (le plus souvent sa fille) de l’avoir dénoncé, stoppant ainsi les abus, et reconnaissant en même temps la légitimité de la sanction. Ou bien lorsqu’une victime m’a dit avoir vécu cette rencontre comme une « renaissance ». Ces rencontres médiatisées entre un auteur et sa victime constituent une des formes de la « justice restaurative » qui permet l’expression des émotions et des besoins de chacun, et qui se révèle un bon moyen de réparation des dommages psychologiques.

 

Dans le domaine voisin des violences conjugales, ma participation à l’animation de groupes de parole au Centre d’Information sur les Droits des Femmes et des Familles du Calvados me confirme l’intérêt et l’importance de travailler avec des victimes et avec des auteurs, puisque le groupe de parole de victimes existe depuis 1998, et que ce sont les participantes de ce groupe qui ont demandé qu’un travail identique puisse se faire avec des auteurs. Le groupe de responsabilisation d’auteurs de violences conjugales a fonctionne depuis 2007. Nous utilisons dans chacun de ces groupes les témoignages et les ressentis formulés dans l’autre groupe, au point que les auteurs de violences conjugales nous demandent maintenant, de plus en plus, de rencontrer une ancienne victime dans leur groupe afin de se confronter directement au vécu des victimes. Nous n’avons pas encore envisagé de réunir dans un même groupe un nombre égal d’auteurs et de victimes comme cela se fait dans les « conférences condamnés-victimes » mises en place dans les actions de la justice restaurative dans les situations de crimes. Mais la réflexion fait son chemin.  Nous avions déjà noté dans un article qui date de 2011 (sur ce blog, page 23-1, 23-2, et 23-3 « Prise en charge des victimes, et Prise en charge des auteurs) tout l’intérêt de recevoir aussi bien des victimes que des auteurs.

Décidément, je pense avoir raison de défendre ce point de vue, même si certaines personnes continuent à estimer qu’avoir de l’empathie pour un auteur empêche la relation avec une victime. Les soins pour la victime sont essentiels, certes, mais cela ne saurait priver de traiter en même temps la souffrance de l’auteur qui est bien souvent une ancienne victime, et parce que la prévention de la récidive reste une protection indispensable de sa victime.

 

 

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5 décembre 2021 7 05 /12 /décembre /2021 15:42

Est-il utile et important pour un thérapeute de travailler aussi bien avec des victimes de délits ou de crimes, qu'avec des auteurs ?

Dans le texte n° 83 de ce blog (en bas à gauche de votre écran), Michel Suard présente son expérience de Thérapeute d'auteurs et de victimes dans des situations de crimes et délits sexuels sur mineurs, et aussi dans des situations de violences conjugales. Il considère que cela permet de garder l'objectivité nécessaire face à la souffrance des uns et des autres, et que c'est important pour l'équilibre personnel du thérapeute.

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13 octobre 2021 3 13 /10 /octobre /2021 13:55

Il est beaucoup question actuellement dans tous les médias d'abus sexuels et en particulier d'inceste. La page 82 de ce blog, sous le titre :"Inceste, confusion de sens" évoque l'évolution de la société dans les siècles passés face à ce phénomène, et par contrecoup la transformation du sens lui-même de cette notion, qui se trouve aujourd'hui à la fois réduiite aux seules violences sexuelles sur des mineurs, et en même temps élargie aux relations entre des personnes non concernées par l'empêchement au mariage.

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17 juin 2021 4 17 /06 /juin /2021 13:39

J’ai eu l’occasion de critiquer sur ce blog (article n° 78) une vidéo du docteur Muriel Salmona parue sur le réseau « Brut ». De nombreux autres professionnels ont également vivement réagi. Mais donner un avis critique sur divers réseaux sociaux ou dans la presse m’est apparu incorrect sans une intervention directe auprès de la personne concernée. J’ai donc pris l’initiative d’adresser le courrier suivant directement à Muriel Salmona =

 

 

  1. T.  F.  S.

7 rue Léon Lecornu

14000 CAEN

          Michel SUARD, psychologue, président de l’ATFS                         Caen, le 25/03/21

Membre de l’European Family Therapy Association

Membre de l’European Forum for Restaurative Justice

 

                                                        Mémoire traumatique et victimologie

                                                              54 rue des Vergers

                                                                 92340 BOURG LA REINE

                                                                                             

 

Madame la Présidente,

 

J’ai déjà eu l’occasion de vous dire mon désaccord avec les conclusions de votre enquête de 2015 sur les violences sexuelles. Le courrier que je vous ai adressé il y a exactement 6 ans n’a d’ailleurs pas reçu de réponse. J’ai repris l’article paru sur le blog de mon association à cette époque dans un livre que j’ai publié en 2018 (Inceste, victimes, auteurs, familles à transactions incestueuses)

 

L’année suivante, lors d’un colloque animé par Roland Coutanceau, je me suis permis de vous interpeller pour vous demander pourquoi vous aimiez tant faire peur aux gens. Vous m’aviez répondu que si, au moins vous faisiez peur aux auteurs de violence, ce serait très bien !

 

Vous avez récidivé tout récemment en vous adressant directement aux enfants de moins de 10 ans pour leur faire peur, en leur annonçant qu’ils sont selon vous de futures victimes d’inceste, à plusieurs reprises, de la part de parents proches, en leur annonçant de multiples problèmes à venir, jusqu’au suicide, et sans aucune possibilité de trouver de l’aide, compte tenu de l’incompétence des soignants comme des policiers ou de la justice. Bien sûr, cette vidéo, qui se veut de prévention, ne s’adresse pas aux enfants, mais cette utilisation des enfants s’apparente, au mieux aux campagnes de publicité pour les voitures ou les produits bio, au pire au comportement des abuseurs eux-mêmes.

 

D’autres que vous sont à l’écoute des victimes de violence, et même si des progrès seront sans cesse nécessaires, en 35 ans, l’évolution a été très importante depuis la révélation par Eva Thomas de l’inceste subi 30 ans plus tôt.

 

Je travaille sur des situations de violence intrafamiliale depuis plus de 50 ans. J’ai « découvert » les abus sexuels comme nombre de professionnels dans les années 80 (pour ma part lors d’un congrès international ISPCAN à Montréal en 84), et depuis, j’accompagne des victimes et des auteurs, qui ne ressemblent pas aux portraits que vous en faites. Je ne me sens aucunement disqualifié par vos propos, car les victimes, résilientes, et les auteurs, désistants, que je rencontre savent apprécier mes interventions.  Mais j’aimerais que vous reconnaissiez publiquement la valeur du travail réalisé par les professionnels que sont les services sociaux scolaires et départementaux, les soignants, la police et la gendarmerie, les magistrats de la jeunesse, les juges d’instruction et les tribunaux dans leur ensemble, plutôt que de considérer que vous seule êtes capable de sauver les victimes et de faire condamner les auteurs.

 

Je vous serais très reconnaissant de bien vouloir faire supprimer cette vidéo de ce réseau internet, et de la remplacer par des propos moins malveillants à l’égard des institutions concernées, et moins terrorisants à l’égard des enfants. On parle beaucoup de la nécessité de la bienveillance actuellement. Qu’en pensez-vous ?

 

Une preuve de l’évolution des représentations de ce phénomène chez les professionnels et dans la société : en avril 1973 s’est tenu en Normandie un colloque intitulé « L’inceste en milieu rural » (pour rappel, Eva Thomas habitait dans l’Orne à cette époque) qui confirmait bien l’existence des abus incestueux, mais les considérait consubstantiels à la ruralité, voire à la misère. Les choses ont bien évolué depuis !

 

Sincères salutations

 

 

PS. En annexe, trois cas cliniques

 

3 courtes vignettes cliniques (je n’y peux rien si de telles situations me parviennent !)

 

Lorsque j’ai commencé à intervenir en prison, en 1995, Pierre a été l’un des premiers auteurs d’inceste condamnés que j’ai rencontrés. Il avait été condamné en 1991 à 11 ans de réclusion criminelle pour viols commis sur une mineure de moins de 15 ans par ascendant légitime, et pour attentats à la pudeur. Autrement dit, il a été auteur d’attouchements, puis de rapports sexuels avec sa fille juste avant ses 15 ans (viols) et quelques mois après ses 15 ans (atteinte sexuelle puisqu’il a été établi qu’elle était consentante). J’avais apprécié cette condamnation qui posait clairement, me semblait-il, la question des limites du consentement : pas de consentement possible avant 15 ans. On se pose la question pour les relations après 15 ans.

Or, j’ai rencontré à plusieurs reprises la jeune femme, alors devenue maman d’un enfant qu’elle avait eu avec le compagnon qu’elle fréquentait déjà à 14 ans et lors des abus paternels. Elle m’a expliqué très clairement qu’elle avait toujours été consentante pour les relations sexuelles avec son père, « pour le protéger », et l’empêcher de se suicider ou de tuer sa femme qui venait de décider de partir avec un jeune homme de 16 ans. Elle a eu du mal à accepter que son père décide de partir dans le sud de la France à sa sortie de prison, car elle aurait bien voulu qu’il reste à proximité de chez elle sans doute pour garder ce rôle maternant que lui avait appris cette relation abusive. Mais en tout cas, aucun traumatisme.

 

J’ai reçu la semaine dernière un appel angoissé d’une mère de 46 ans qui venait d’apprendre par son adolescente de 17 ans, née d’une première union, qu’elle avait subi des attouchements de la part de son beau-père 4 ans plus tôt, et un viol lorsqu’elle avait 15 ans. Un seul acte de pénétration, car c’est elle qui a dit à son beau-père qu’elle refusait ce type de relation. Elle n’en a pas parlé plus tôt à sa mère, connaissant le lien amoureux du couple. La mère a du mal à croire à la réalité de ces faits, niés par son mari, et aussi parce qu’elle a lu des articles d’éminentes spécialistes qui clament qu’une personne violée est nécessairement détruite. Or l’adolescente va bien. Elle a pu décrire et dater les faits avec précision. Sa scolarité n’est en rien perturbée. Elle se montre active et a des relations sociales « normales ». Elle n’éprouve pas le besoin de voir un psy comme le lui suggère sa mère. Et elle ne veut pas porter plainte car, pour elle, cette affaire est classée. Elle refuse seulement les contacts avec ce beau-père, à qui elle se dit prête à pardonner s’il reconnaît les faits. La mère a entendu la demande de sa fille et a trouvé un studio où réside depuis quelques jours son mari, avec qui elle reste en relation. L’acceptation immédiate de cette solution par le mari me paraît ressembler à un aveu. Mais peut-être pas ! D’autres explications sont possibles dans un contexte familial très complexe. Pour l’instant, seule la mère est en demande d’écoute dans sa position d’arbitre impossible. A suivre…

 

J’ai accompagné pendant plusieurs années une jeune femme de 22 ans qui venait de porter plainte pour des viols subis par son ex-beau-père, de 9 ans à 20 ans (viols « progressifs » sans aucune violence : fellations puis films porno, puis sodomisations, puis rapports vaginaux..). Lors du second entretien avec moi, elle est arrivée inquiète me disant : « les policiers m’ont dit que je devrai voir un expert. Mais il ne va pas me croire, je ne suis pas perturbée ! ». En fait, cette jeune femme présente une perturbation affective. La maturité acquise au cours de cette emprise qu’elle a toujours essayé, mais sans grand succès, de contrôler, rend compliquée sa recherche de partenaires, qu’elle trouve le plus souvent trop immatures.  Mais là non plus, aucun signe de traumatisme. Aucune amnésie, mais plutôt dans ses récits une certaine forme d’hypermnésie. Et comme très souvent, un contexte familial compliqué et enchevêtré, la jeune femme ayant toujours voulu protéger sa mère qui ne savait rien des abus, et prenant en pitié le beau-père agresseur. La justice est effectivement bien lente. La plainte date de janvier 2018. L’auteur a été entendu et mis en examen, sous contrôle judiciaire (il a reconnu seulement des relations consenties quand elle était majeure) en avril 2019. Et pas de nouvelles de l’affaire à ce jour.

 

Je n’ai pas reçu de réponse à ce courrier. Par contre, Muriel Salmona a publié sur un réseau social une réponse adressée aux professionnels du soin et de la justice qui ont fait connaître leurs désaccords avec la vidéo en question, entre autres sous la forme d’une longue lettre parue dans le journal « Le Monde ». Elle reproche en particulier à tous ces professionnels de ne pas l’avoir soutenue dans son combat pour les victimes.  Pour ma part, j’ai adressé directement le courrier postal suivant le 5 mai dernier à Muriel Salmona :

 

 

J’ai lu avec attention et avec beaucoup d’intérêt votre diatribe, intitulée « à ceux qui n’ont pas besoin de sauver leur vie », adressée à vos détracteurs, dont je fais partie puisque j’ai apposé ma signature au bas de la lettre de l’association des juges de la jeunesse et de l’AFIREM (dont je suis membre depuis sa création).

 

Je suis thérapeute de victimes et d’auteurs de violences intrafamiliales depuis 50 ans.

Je ne me suis pas battu à vos côtés. J’ai seulement, à côté de mon travail de thérapeute, organisé et animé des groupes de réflexion sur des situations de maltraitance, au niveau de ma région, dans le cadre du CREAI (Centre régional pour l’enfance et l’adolescence inadaptées) de 1981 à 1983. À la suite des circulaires interministérielles de 1983 sur la prévention de la maltraitance, j’ai participé à la création d’une association départementale pour la protection de l’enfance, en tant que vice-président puis en tant que président, jusqu’en 1995, association qui a organisé des journées d’information et de formation pour tous les professionnels de la région. J’étais en même temps délégué régional de l’AFIREM, ce qui m’a permis, en 1984, de participer au congrès de l’ISPCAN à Montréal, et de découvrir que l’Amérique du Nord était en avance sur nous en matière de connaissance et de prise en charge des abus sexuels. Je me suis formé à cette prise en charge auprès d’un couple d’anglais, Arnon et Marianne Bentovim. J’ai été membre du conseil technique du téléphone vert-Enfance Maltraitée de 1990 à 1995. Et j’ai participé à la plupart des congrès internationaux francophones sur l’agression sexuelle. Plus récemment, j’ai animé des formations sur la prise en charge des victimes de violences sexuelles, pour une centaine d’infirmiers psychiatriques. Je m’autorise à me reconnaître une certaine compétence dans ce domaine des violences intrafamiliales, avec une originalité : j’ai travaillé en prison de 1995 à 2006 auprès d’auteurs d’inceste, et j’ai eu l’occasion d’innover en médiatisant des rencontres entre l’auteur condamné et son ancienne victime, bien avant la loi de 2014 sur la justice restaurative.

 

Je ne me suis pas battu à vos côtés, parce que mon travail n’est pas de me battre. Je pense avoir participé, dans une toute petite mesure, à l’évolution des connaissances sur les violences intrafamiliales, avoir participé à la diffusion de ces connaissances. Et puis, je considère que l’aide aux plus faibles, aux victimes de la vie, ne saurait être une guerre ou un combat, sans doute parce que, n’ayant pas été victime de quoi que ce soit, « je n’ai pas besoin de sauver ma vie ». Je me contente d’essayer d’être au service des autres, comme d’ailleurs je l’ai toujours vu faire chez mes parents.

 

Je ne conteste en rien votre compétence, vos travaux, vos découvertes neurobiologiques sur la mémoire traumatique, Ce qui pose problème, ce sont vos méthodes et votre communication.

 

Pour ma part, je me réjouis de constater qu’en moins de 40 ans, les connaissances, les représentations, les actions menées, en ce qui concerne l’inceste, ont considérablement évolué. Si l’on regarde plus largement la question de la maltraitance sur les enfants, il est intéressant de noter qu’une toute première étude française, du Pr Tardieu, sur les sévices et mauvais traitements exercés sur des enfants, date de 1860. Mais il a fallu attendre les années 1950 pour que Silverman, puis Kempe, fassent connaître aux USA, leurs travaux sur ce « syndrome de l’enfant battu ». En France, il a fallu attendre les années 65-70 pour que, en particulier avec Manciaux et Straus, on découvre l’importance du phénomène, et pour qu’en 1979, Pierre Straus et Dominique Girodet créent l’Association Française pour l’Information et la Recherche sur l’Enfance Maltraitée, association qui répondait à la création d’une société internationale, l’ISPCAN, en 1976. Les pouvoirs publics parlent pour la première fois de « maltraitance » dans le « rapport Bianco-Lamy » en 1980. En 1983, plusieurs circulaires ministérielles invitent au décloisonnement des actions, à la prévention, et aussi aux signalements auprès des DDASS. Première campagne nationale d’information et de prévention en 1985 (« 50 000 enfants maltraités. En parler, c’est déjà agir »). Deuxième campagne nationale en 1988, orientée cette fois vers la prévention des abus sexuels (« Mon corps, c’est mon corps »). C’était la première fois que cette question des abus sexuels était abordée sur la place publique, avec, à l’origine, la parution du livre d’Eva Thomas. Et la première loi, relative à la prévention des mauvais traitements et à la protection de l’enfance, date de juillet 1989. D’autres lois ont suivi, en nombre toujours croissant.

 

On peut bien sûr souhaiter que les choses aillent beaucoup plus vite, que les solutions apparaissent à peine le problème posé. Mais il faut laisser du temps au temps. Et d’ailleurs, n’arrive-t-il pas que la justice accélère curieusement par exemple lorsque le parquet décide d’ouvrir une enquête sur des faits que l’opinion publique a pu lire dans un livre, et concernant un auteur d’inceste dont le nom n’est pas cité, et une victime qui ne porte pas plainte et dont le prénom a été changé.

 

Vous trouvez qu’il n’y a jamais assez de victimes puisque vous voulez multiplier par 2 les 6 ,7 millions estimés par la dernière enquête (qui multipliait déjà par 3 la première enquête de 2009).  Et j’ai lu sur une autre de vos publications que vous souhaitiez, à propos de M. Duhamel, plus de sévérité à l’égard des auteurs. Si nous en sommes à 13 millions de victimes (dont un certain nombre sont devenus des auteurs), cela représente combien de places de prison à construire, dès que la justice aura répondu à vos attentes ?

En fait, vous parlez peu des auteurs, si ce n’est pour parler de leur impunité et de leurs discours mensongers. Mais, s’ils ont été maltraitants, c’est qu’ils ont eu une jeunesse fracassée, ce qui n’excuse pas leur violence, mais ce qui peut l’expliquer. (Cette phrase n’est pas de moi). Les statistiques nous disent en effet que 30% des auteurs ont eux-mêmes été victimes d’abus sexuels dans le passé. Et mon expérience m’a montré que 100% des auteurs avaient subi des violences, physiques, psychologiques, des abandons, des ruptures, et avaient en effet eu des enfances fracassées. D’où la nécessité, outre la condamnation, d’un soin pour les auteurs qui permette d’éviter la récidive et surtout d’arrêter la reproduction transgénérationnelle.

 

Vous dites que « toute notre énergie doit être au service de la cause des victimes ». Je ne peux être en accord avec une telle affirmation. Pour ma part, je consacre tout mon temps à tenter de limiter la violence, caractéristique importante de notre humanité, dans les familles, ce qui suppose de venir en aide aux victimes, bien sûr, mais aussi d’apporter du soin aux auteurs, masculins ou féminins, et à toute leur famille, ce, quelle que soit la forme de la violence, dans la mesure où j’ai pu constater que les violences physiques, et surtout  les violences psychologiques, pouvaient être au moins aussi dommageables que les violences sexuelles.

 

Ce qui est surtout désagréable dans vos propos, c’est la généralisation de vos jugements, avec une argumentation statistique qui ne cesse de varier selon les besoins du moment. Non, tous les auteurs ne tiennent pas des propos mensongers. Certains vont même se dénoncer eux-mêmes, et la plupart des auteurs que j’ai rencontrés m’ont dit leur soulagement d’avoir été enfin arrêtés. Certes, vous avez raison de souligner que les auteurs incarcérés ne disent rien de tous ceux qui n’ont pas été condamnés.

Non, toutes les victimes ne sont pas traumatisées. Certes, 40% d’entre elles (ce sont vos chiffres) souffrent d’amnésie. Cela signifie bien que pour la majorité des victimes, les faits n’ont pas été oubliés. Certes, nombre de victimes ne trouve pas d’aide efficace. Je me souviens avoir échangé lors d’un colloque sur l’inceste avec une intervenante qui avait écrit un livre sur son histoire et qui avait créé une association locale pour aider d’autres victimes. Je lui ai demandé si elle avait elle-même reçu de l’aide. Elle m’a expliqué qu’elle avait rencontré une fois une psychologue, qui ne lui avait rien apporté. C’est elle seule, avec le soutien de son mari, qui a réalisé sa propre résilience. Alors qu’une autre intervenante dans ce colloque avait affirmé que « sans un programme spécialisé de soins, une victime reste un mort-vivant ».

 

Vous dénoncez les théories de l’aliénation parentale et des faux-souvenirs. Vous avez raison de critiquer ces éléments lorsqu’ils sont transformés en théorie explicative générale. Mais les faux souvenirs existent, l’aliénation parentale est parfois une réalité. J’en ai rencontré un superbe exemple dans une expertise judiciaire qui m’était demandée par un juge aux affaires familiales. Mais, bien évidemment, je me suis bien gardé de généraliser ce diagnostic pour d’autres situations.

 

Vous avez raison de considérer que de nombreux symptômes sont à relier à des violences passées et à des traumatismes. Mais là non plus on ne peut généraliser à toutes les pathologies. Certes, j’ai été horrifié, lorsque dans un stage de formation en milieu psychiatrique, on m’a parlé d’une patiente, qui présentait des troubles du comportement importants avec beaucoup de violences à l’égard du personnel et du matériel, et qui avait de ce fait, été mise à l’isolement. Alors que son dossier d’admission faisait état d’abus sexuels passés avec enfermement. Le seul traitement mis en place consistait à l’enfermer, sans chercher à parler avec elle de ce qu’elle avait pu subir, et qui était connu des soignants ! Mais je ne généralise pas non plus ces soins aberrants. Dans ce même hôpital, d’autres situations donnaient lieu à des soins tout à fait adaptés.

 

Vous évoquez enfin que, si vous ne faisiez plus rien pour les victimes, cela voudrait dire que « sans prise en charge médicale, elles devront faire preuve de résilience ». Erreur. La résilience ne peut se décréter ainsi. Il s’agit d’un travail de longue haleine, que certains réalisent seuls, d’autres avec l’aide d’un proche ou d’un professionnel, et qui permet de « rebondir » vers d’autres activités, sans oublier le passé, qui passe parfois par une activité d’aide à des personnes qui ont vécu des difficultés voisines, mais à la condition expresse de ne pas projeter sur autrui son propre vécu, ses propres souffrances passées. Et je vous souhaite de terminer ainsi votre propre travail de résilience, manifestement inachevé. 

 

Sincères salutations.

 

P.S. Je publierai prochainement ce courrier sur le blog de mon association ATFS, si possible accompagné de votre réponse.

 

Mais pas de réponse à ce jour….. Tant pis !

 

 

 

 

 

 

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17 juin 2021 4 17 /06 /juin /2021 13:31

La vidéo terrifiante de Muriel Salmona sur l'inceste parue sur le réseau Brut a donné lieu à une critique parue dans l'article n°78 de ce blog au mois de mars sous le titre : Peut-on traiter l'inceste autrement ?

Michel Suard a estimé préférable et plus correct de s'adresser directement à Mme Salmona pour lui faire part de ses désaccords. Deux lettres successives ont ainsi été adressées par courrier postal à Muriel Salmona, présidente de l'association Mémoire traumatique et victimologie. Ces lettres, restées sans réponses, constituent la page n°81 de ce blog sous le titre : Dialogue impossible. Elles sont accessibles dans le bas de la colonne de gauche de votre écran.

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25 mai 2021 2 25 /05 /mai /2021 14:13

Communication présentée au CIFAS en mai 2018 à Montpellier

 

Nous avons, en France, une loi du 15 août 2014, intitulée « loi relative à l’individualisation des peines et renforçant l’efficacité des sanctions pénales », qui prévoit, dans son article 18, la possibilité de rencontres « restauratives » entre un auteur et une victime quelle que soit la nature du délit ou du crime.  Voici le texte de cet article : À l'occasion de toute procédure pénale et à tous les stades de la procédure, y compris lors de l'exécution de la peine, la victime et l'auteur d'une infraction, sous réserve que les faits aient été reconnus, peuvent se voir proposer une mesure de justice restaurative. 

(À noter que dans le Code de Procédure Pénale, il est prévu que l’O.P.J. qui reçoit une plainte doit informer le plaignant de la possibilité d’une mesure de justice restaurative : Les officiers et les agents de police judiciaire informent par tout moyen les victimes de leur droit : 1° D'obtenir la réparation de leur préjudice, par l'indemnisation de celui-ci ou par tout autre moyen adapté, y compris, s'il y a lieu, une mesure de justice restaurative… ;).

Je poursuis sur la définition légale de la mesure de J.R. :

Constitue une mesure de justice restaurative toute mesure permettant à une victime ainsi qu'à l'auteur d'une infraction de participer activement à la résolution des difficultés résultant de l'infraction, et notamment à la réparation des préjudices de toute nature résultant de sa commission. Cette mesure ne peut intervenir qu'après que la victime et l'auteur de l'infraction ont reçu une information complète à son sujet et ont consenti expressément à y participer. Elle est mise en œuvre par un tiers indépendant formé à cet effet, sous le contrôle de l'autorité judiciaire ou, à la demande de celle-ci, de l'administration pénitentiaire. Elle est confidentielle, sauf accord contraire des parties et excepté les cas où un intérêt supérieur lié à la nécessité de prévenir ou de réprimer des infractions justifie que des informations relatives au déroulement de la mesure soient portées à la connaissance du procureur de la République.

 

Cette loi de 2014 ne pouvait que me réjouir dans la mesure où j’ai pratiqué en prison, bien avant l’adoption de cette loi, de nombreuses rencontres auteur/victime d’inceste, entre 1995 et 2006. J’y reviendrai plus loin. Mais, et c’est moins réjouissant, une autre loi, qui date de 2010, « loi tendant à réduire le risque de récidive », toujours en vigueur, impose au Juge de l’Application des Peines d’interdire systématiquement les rencontres auteur-victime dans les cas d’agressions sexuelles et même d’atteintes sexuelles.

 

La seule limite aux possibilités de rencontres auteur-victimes, énoncée dans la loi Taubira de 2014 concerne la non-reconnaissance des faits par l’auteur. Et la victime doit être informée dans tous les cas de la possibilité d’une mesure de JR prévue « à tous les stades de la procédure » c’est-à-dire dès le contrôle judiciaire du mis en examen ou l’instruction de l’affaire. On peut comprendre que dans les cas de violences sexuelles, le juge d’instruction interdise les contacts entre l’auteur et la victime. Mais la loi Alliot-Marie de 2010 interdit tout contact au niveau de l’exécution de la peine, c’est-à-dire pendant tout le temps du suivi socio-judiciaire, ou de l’aménagement de peine. Rien n’est dit toutefois sur le temps de la détention du condamné.

 

Avant le vote de la loi de 2014, et sachant que Mme Taubira s’intéressait à la justice restaurative (elle a fait une visite au Québec pour prendre connaissance des programmes existants), je lui ai écrit, par l’intermédiaire de ma députée, pour lui suggérer une modification de la loi de 2010. Voici un extrait de sa réponse, du 23 juillet 2013 :

« … le Code de Procédure Pénale prévoit effectivement pour certaines infractions, dont les infractions sexuelles, l’obligation pour les juridictions d’application des peines de prononcer, dans le cadre des décisions entraînant la cessation temporaire ou définitive de l’incarcération, l’interdiction pour le condamné d’entrer en relation avec la victime, il laisse néanmoins la possibilité aux juridictions de ne pas prononcer cette interdiction par décision spécialement motivée….

… Ainsi, dans les situations évoquées par M. SUARD… les juridictions d’application des peines peuvent prendre en considération la position des victimes lorsqu’elles expriment leur volonté de renouer des liens avec la personne condamnée. Elles peuvent ainsi ne pas prononcer d’interdiction d’entrer en relation avec la victime ou supprimer cette obligation en cours de mesure.

Je puis vous indiquer par ailleurs que d’autres expériences de justice restaurative se sont déroulées en France et notamment des rencontres détenus-victimes à la maison centrale de Poissy, réunissant trois détenus et trois victimes de faits semblables à ceux commis par les personnes condamnées. L’objectif poursuivi par cette expérience était de créer un espace de parole où se rencontrent des victimes et des détenus qui ne se connaissent pas et ne sont pas liés par la même infraction.

Il s’agit de l’approche adoptée notamment au Canada pour les infractions à caractère sexuel et plus particulièrement les infractions incestueuses. À travers ces rencontres, chaque personne condamnée s’est trouvée en mesure de prendre conscience des conséquences et des répercussions de l’acte criminel qu’elle avait pu commettre. Cette expérience, qui s’est révélée positive tant pour les condamnés que pour les victimes, devrait être renouvelée cette année… ».

 

Je n’ai pas été très satisfait de cette réponse qui évoquait une « expérimentation » de 2010 à Poissy et qui devait être renouvelée en 2013, alors que je considère que mon travail à la prison de Caen et d’Argentan, pendant 10 ans, ne relevait plus de l’expérimentation. Je n’ai sans doute pas su communiquer efficacement sur mon travail, j’ai néanmoins parlé de ces rencontres directes entre auteur d’inceste et sa ou ses victimes dans différents congrès sur l’enfance maltraitée (AFIREM), à Angers, Lille, Paris, et aussi dans un CIFAS à Paris (en 2007) ou à Montréal.  Mais mes commentaires sur la réponse de Mme Taubira ont donné lieu à une autre réponse de la Garde des Sceaux, encore plus décevante, d’autant plus décevante qu’elle m’a été adressée en 2015, c’est-à-dire après le vote de la loi de 2014. Extraits :

« …Je souhaite en premier lieu vous indiquer que la lutte contre les infractions sexuelles constitue une politique pénale prioritaire depuis la loi fondatrice de 1998…

…Les infractions visées par l’article T12-16-2 du CPP revêtent un degré de particulière gravité puisqu’elles concernent entre autres les infractions de meurtre ou d’assassinat d’un mineur précédé ou accompagné d’un viol, de tortures ou d’actes de barbarie ou pour les infractions d’agression ou d’atteintes sexuelles, de traite des êtres humains à l’égard d’un mineur ou de proxénétisme à l’égard d’un mineur.

En application de l’alinéa 2 de l’article 712-6 du CPP, les juridictions de l’application des peines peuvent, par décision spécialement motivée, décider qu’il n’y a pas lieu à prononcer une telle interdiction…

 (Mais, et c’est là que cela se corse…)

… Le code de procédure pénale ne prévoit pas que la victime puisse saisir le JAP de telles demandes. Il reste, qu’informée de l’interdiction de contact par le JAP, en vertu des articles… la victime peut faire valoir ses observations au JAP pour exprimer son souhait de voir cette interdiction levée.  (Je ne connais pas beaucoup de situations où la victime a été informée par le JAP de l’interdiction de contact). La juridiction de l’application des peines appréciera la suite à donner en fonction des faits et des circonstances de l’espèce. Elle pourra, conformément aux dispositions de l’art…., procéder ou faire procéder à tous examens, auditions, enquêtes, expertises, réquisitions ou toute autre mesure permettant de rendre une décision d’individualisation de la peine….

Et une petite conclusion pour couronner le tout :

… Le seul fait que la victime accède à la majorité n’entraîne pas la suppression automatique de cette interdiction...»

 

En fait, il n’est pas prévu qu’une personne qui a été victime de violence sexuelle puisse faire part de son désir, de son besoin, de rencontrer son ancien agresseur.  Les textes, mais aussi les décisions judiciaires, les discours de la plupart des professionnels, l’opinion publique, privilégient, du moins en France, la répression et la rupture des liens dans tous les cas de violences sexuelles, contrairement à la Belgique qui favorise le soin et la réparation. J’ai évoqué dans une autre communication, au denier CIFAS, à Montréal, un jugement belge (j’en parle longuement dans mon livre – références ci-dessous)) qui a condamné un père, auteur de viol incestueux sur son fils de 6 ans, à 5 ans de prison avec sursis, et obligation de soins, mais toute la famille continuant à vivre ensemble.

 

Je constate, et c’est ce que préconise en effet Christiane Taubira dans son premier courrier, et c’est aussi ce qu’a privilégié l’IFJR (l’Institut Français de la Justice Restaurative) dans ses formations d’animateurs, que les RDV et RCV, les Rencontres Détenus / Victimes, et les Rencontres Condamnés (i.e. en milieu ouvert) / Victimes, sont préférées aux rencontres directes entre un infracteur et sa victime. (Je préfère dire, toutes les fois que c’est possible, un ex-infracteur, et une ex-victime, puisque nous sommes face à des situations où la réitération des faits ne saurait être envisagée). Les RDV et RCV sont des groupes de parole qui réunissent, à 5 ou 6 reprises, avec un animateur et une ou deux personnes de la communauté, présentes en tant qu’observateurs, témoins de la rencontre, 3 personnes condamnées pour des crimes (meurtre ou viol) et 3 personnes qui ne sont pas les victimes de ces condamnés, mais qui ont subi des évènements de même nature. Un reportage TV fort intéressant a présenté dernièrement sur la 2, mais à une heure tardive, les rencontres et l’évolution des participants d’un RDV à l’intérieur de la centrale de Poissy qui a été à l’origine, depuis 2010, de ces rencontres.

 

Je travaille depuis très longtemps (50 ans) sur des situations de violence intrafamiliale, et tout particulièrement (depuis 35 ans) sur les violences sexuelles intrafamiliales. (J’ai suivi l’évolution des connaissances sur ce sujet, et je pense avoir participé activement à cette évolution, depuis 1984, un congrès de l’ISPCAN à Montréal).

 

Je suis intervenu en prison de 1995 à 2006 auprès de personnes condamnées pour des crimes sexuels intrafamiliaux, qu’on appellera inceste par commodité. Mon programme thérapeutique ne prévoyait pas au départ de rencontres avec les personnes incarcérées et leur victime. Il comportait un groupe thérapeutique, des rencontres individuelles, des rencontres familiales lorsque la famille du détenu avait gardé le contact avec le condamné, et des contacts avec les travailleurs sociaux de la pénitentiaire et de la famille, l’un de mes objectifs étant d’éviter de reproduire les secrets qui avaient inévitablement caractérisé la relation incestueuse. Mais très vite, des personnes qui avaient été victimes se sont jointes à ce programme. Tout d’abord des personnes qui avaient gardé le contact avec leur ancien agresseur, et qui lui rendaient des visites régulières, seules ou avec l’ensemble de la famille. L’objectif était alors de reparler de ce qui s’était passé et de mettre de la distance dans des relations père-fille qui pouvaient avoir eu, voire avoir encore, un caractère amoureux. Par ailleurs, des personnes majeures, qui avaient été victimes lorsqu’elles étaient mineures, ont manifesté le souhait de rencontrer leur ancien agresseur, afin d’obtenir des explications sur les abus subis. Enfin, des travailleurs sociaux, référents de placements ASE ou éducateurs d’AEMO, ont transmis la demande de leur protégé(e) de rencontrer l’ancien agresseur, ou bien ont ressenti qu’une telle rencontre leur serait bénéfique.

 

Ce n’est qu’en 1999 que j’ai appris que ce genre de rencontres auteur-victime se pratiquait en Belgique depuis déjà plusieurs années et que cela s’appelait de la « justice réparatrice ».  J’ai médiatisé ainsi entre 1995 et 2006 un peu plus de 150 entretiens auteur-victime(s), qui ont concerné une quarantaine de victimes. Certaines situations ont nécessité plusieurs entrevues, mais j’ai été frappé de constater que parfois, une seule rencontre permettait une réelle reconstruction de la personne qui avait été victime, et en même temps un important soulagement pour la personne condamnée.

 

Mariette (p.174 de mon livre) m’a dit au téléphone quelques semaines après une unique rencontre médiatisée en prison que pour elle cette rencontre avait été une « renaissance ». Et elle m’a écrit après la sortie de prison de son père la lettre suivante :

« Tout d’abord, je vous remercie de m’avoir accompagnée et aidée dans ma démarche, car depuis, je revis. J’ai repris confiance en moi, j’ai mûri et grandi, je suis plus forte et fière d’avoir affronté mes peurs. Je suis guérie de la peur que j’avais de mon père… 

Depuis plusieurs jours, je croise mon père en ville. Il respecte ce que je lui ai demandé, il passe son chemin en regardant droit devant lui…».

Cette jeune femme s’est sentie réparée par la rencontre avec son ancien agresseur et, pour autant, n’envisage pas de reprendre des contacts avec lui.

 

J’ai médiatisé plusieurs rencontres entre Céline (p.202) et son père, en prison, puis hors de la prison, et par la suite, elle a repris des contacts réguliers avec son père. Elle m’écrit « Je vous écris cette lettre tout d’abord pour vous remercier pour tout le bien-être que vous m’avez apporté à moi et à toute ma famille, d’avoir pu nous libérer de ce poids que l’on portait depuis des années… Votre intervention a fait que l’on a pu revoir Jean-Pierre, exprimer ce qui nous faisait mal, et aussi écouter ce qu’il avait à nous dire… On a retrouvé notre joie de vivre et ça fait du bien… Pendant très longtemps, la justice m’a appelée « victime », et vous, vous m’avez enfin appelée « Céline ».

 

Ces médiations directes auteur-victime permettent des mises en mots qui n’ont pu se faire au moment du procès. Les 150 entretiens que j’ai médiatisés m’ont montré clairement que des personnes qui avaient été victimes pouvaient avoir un grand besoin de rencontrer leur ancien agresseur et d’en tirer un grand bénéfice. Ces rencontres nécessitent bien évidemment que la personne qui a commis les abus reconnaisse la réalité de ses actes, et qu’elle se sente prête à entendre les questionnements, les reproches éventuels de son ancienne victime. Cela suppose aussi qu’il se pose des questions sur la situation psychologique de cette ancienne victime, autrement dit qu’il éprouve un minimum d’empathie pour elle.

 

Qui fait la demande de rencontre ? Au cours de mes 10 ans en détention, j’ai reçu 5 demandes de condamnés, qui avaient entendu parler de mon travail, et qui souhaitaient reprendre contact avec leur victime alors qu’ils n’avaient plus aucun contact avec elle ni avec l’ensemble de leur famille. Dans ces 5 situations, j’ai écrit à la famille pour demander si cette ancienne victime serait intéressée par une rencontre avec son ancien agresseur, ne serait-ce que pour lui dire, en direct, ou par courrier, sa colère ou ses questions. Je n’ai eu qu’une réponse positive sur les 5 envois.  Ce qui m’a amené à considérer que la demande de la personne qui a été victime était le seul préalable indispensable. Pourtant, je viens d’apprendre, lors d’un stage sur la justice restaurative organisé par le Forum européen pour la justice restaurative, que les condamnés belges (tous crimes et délits confondus) bénéficiaient d’une information (sous forme d’affiches en prison) leur rappelant la possibilité de solliciter une mesure de justice restaurative, les demandes éventuelles étant analysées par le service compétent, en l’occurrence « Mediante ». Mais la loi française précise bien que l’initiative ne peut venir des parties qui « peuvent se voir proposer une mesure de justice restaurative. »

 

La préparation à la rencontre est tout aussi nécessaire pour la personne qui a subi les abus sexuels, afin qu’elle exprime ses attentes, ses besoins, ses désirs mais aussi ses craintes éventuelles.

 

Or, nous sommes, en France du moins, face à un curieux paradoxe.

Nous savons que la criminalité sexuelle est la moins récidivante. 9 condamnés sur 10 ne vont pas récidiver, et tout particulièrement dans les cas de violences sexuelles intrafamiliales, qui sont les plus nombreuses.

Nous nous préoccupons de plus en plus de l’écoute, de la santé, de la protection des victimes.

Or, cette mesure d’interdiction systématique de contact auteur-victime, qui est censée protéger les victimes, ne peut que leur dire : « Méfiez-vous. Votre ancien agresseur peut récidiver ! ». Au lieu d’aller vers une libération, une réparation de l’ancienne victime après l’éventuel traumatisme, on l’enferme quasi définitivement dans son statut de victime.

 

Il est vrai que certaines victimes ne souhaitent pas sortir de ce statut de victime. C’est le cas par exemple de celles qui se sont regroupées dans l’association internationale des victimes d’inceste (l’AIVI), dont le titre lui-même témoigne de la volonté de rester éternellement victime. (Toutefois, cette association militante a décidé de changer de nom l’an dernier : elle s’appelle désormais « Face à l’inceste »).

 

Il est vrai aussi que certaines situations justifient pleinement l’absence de contact entre l’auteur et la victime. C’est en particulier les cas évoqués dans le second courrier de la Garde des Sceaux cité plus haut. Lorsque « les infractionsrevêtent un degré de particulière gravité puisqu’elles concernent entre autres les infractions de meurtre ou d’assassinat d’un mineur précédé ou accompagné d’un viol, de tortures ou d’actes de barbarie ». Mais, même quand la victime n’est pas morte, lorsque des violences physiques, des séquestrations, ou une emprise psychologique particulièrement destructrice, ont accompagné les abus sexuels, l’interdiction de contact est pleinement légitime. Mais, et tout particulièrement dans les cas d’abus incestueux, ces situations de violence extrême sont beaucoup moins nombreuses que les situations de dysfonctionnements familiaux qui devraient nécessiter, comme cela se pratique en Belgique , des rencontres entre l’auteur et la victime (p.216) : « Lorsqu’il existe un rapport de parenté ou de familiarité entre l’abuseur et sa victime, certaines phases du traitement doivent s’articuler de manière dynamique et comprendre la constellation familiale. La question de la réconciliation entre l’abuseur et la victime reste ouverte. Selon le cas, des rencontres à visée thérapeutique, entre l’abuseur et sa victime, peuvent s’organiser. Enfin, la famille de l’abuseur doit également être incluse dans ce processus thérapeutique, surtout lorsqu’il s’agit d’une situation d’inceste. Tout en respectant les désirs de la victime, l’intervention thérapeutique peut viser une certaine restauration sinon des relations humaines entre les protagonistes, au moins celle de l’histoire de celui qui a commis l’abus sexuel et de celle qui l’a subi » (texte de la commission belge qui a suivi l’affaire Dutroux en 1998).

 

Viser une « certaine restauration de l’histoire de celui qui a commis l’abus sexuel et de celle qui l’a subi », c’est là une bonne définition de la justice restaurative, qui doit respecter bien entendu les désirs de la victime, et qui peut aboutir dans certains cas à une réconciliation. En Belgique, on parle ainsi de « traitement », de rencontres à visée thérapeutique », de « restauration des relations », alors qu’en France, on parle essentiellement d’abord de judiciarisation et donc de sanction, et de rupture des liens.

 

Pourquoi, en France, avons-nous besoin d’entretenir le sentiment de peur chez les victimes d’inceste ?

 

Ce sera ma conclusion.

 

Michel Suard, psychologue, A.T.F.S.

Auteur de : Inceste, victimes, auteurs, familles à transactions incestueuses (EUE 2018)

 

 

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20 avril 2021 2 20 /04 /avril /2021 16:43

Le traitement des violences conjugales suppose, en plus des mesures nécessaires de prévention, la prise en charge des auteurs, quoi est le plus souvent socio-judiciaire, et aussi la protection des victimes.

Mais dans certains cas, c'est la relation complexe du couple qui est à l'origine des dérapages violents, et qui doit mériter attention. C'est le cas des deux situations présentées dans cette page n°79 : "À propos de violences conjugales", avec une comparaison entre rupture du lien et travail thérapeutique

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24 mars 2021 3 24 /03 /mars /2021 16:13

 

Je n’ai pas de chance.

 

Je n’ai pas de chance ! Dans mon activité de thérapeute, depuis plus de 40 ans, je rencontre des auteurs et des victimes d’abus sexuels et tout particulièrement dans le cadre intrafamilial. Et on entend dire partout que les auteurs d’inceste (dont on parle d’ailleurs très peu) sont des prédateurs, des monstres pervers probablement récidivistes, et que les victimes d’inceste sont nécessairement détruites, traumatisées et se protègent souvent en oubliant ce qui leur est arrivé. Or, dans le petit échantillon d’auteurs que j’ai rencontrés (dont un peu plus de 200 personnes vues en prison après condamnation), je ne me suis jamais trouvé en présence de prédateurs. Je me suis posé la question d’une éventuelle perversion seulement pour deux d’entre eux. Quant aux victimes que j’ai accompagnées, une seule avait connu un long épisode d’amnésie, entre le jour de la mort de son père, agresseur (elle avait alors 18 ans), et le jour de la naissance de son propre fils (à 30 ans). Et chez aucune des victimes rencontrées, je n’ai trouvé de dissociation ou de destruction massive de la personnalité. Des perturbations souvent, en particulier dans le développement de la sexualité, avec un fort sentiment de culpabilité lié soit à la dénonciation des abus qui entraîne la déstructuration familiale, soit à la confusion induite par le mélange entre la sensation de plaisir, l’interdit, et le secret imposé. C’est le cas en particulier de cette enfant de 8 ans, invitée à « jouer » à des fellations sous la douche prise en commun avec son beau-père. C’est aussi le cas de cette femme de plus de 30 ans venue me voir avec son père, ancien abuseur lors de son adolescence, et qui évoquait ses difficultés sexuelles avec les hommes. « C’est compliqué, me disait-elle, quand on a connu le meilleur… ». Mais j’ai aussi accompagné des personnes qui avaient subi des atteintes sexuelles, des agressions sexuelles ou des viols, et qui, curieusement, ne présentaient pas de traumatisme (au sens premier de risque de mort ou de vécu de « mort psychique ») ou bien qu’il suffisait de soutenir dans un parcours de résilience qu’elles avaient déjà elles-mêmes bien engagé. Pour quelques-unes enfin, le sentiment de culpabilité était lié plus simplement à de fausses accusations qu’elles ont pu m’expliquer.

 

Je n’ai vraiment pas de chance !

 

Je n’ai jamais subi de violences sexuelles, ni en famille, ni hors de la famille. Et j’ai été formé à travailler sur les abus sexuels par des thérapeutes qui n’avaient pas non plus été victimes. Or, il paraît que seules les personnes qui ont été victimes seraient en droit de parler d’abus ou d’inceste. Pourtant, il me semble bien que le fait de ne pas être concerné personnellement, et aussi de rencontrer aussi bien des victimes que des auteurs permet une plus grande objectivité, une meilleure distance avec ces problématiques douloureuses, qui nécessitent, en ce qui concerne les situations d’inceste, la prise en compte de la complexité, de l’enchevêtrement, des dysfonctionnements du contexte familial, avec une possibilité d’empathie multidirectionnelle, c’est-à-dire avec tous les membres du système familial. Et je constate que bon nombre de thérapeutes ou d’associations, qui n’interviennent qu’auprès de victimes, sont moins dans l’empathie pour leurs patients que dans une forme d’identification aux victimes, avec pour objectif principal la vengeance contre les auteurs, qui sont nécessairement des hommes, et le risque d’enfermer les patients dans le statut de victime au lieu de chercher à les en faire sortir.

Et je dois avouer, mais ne le répétez pas !, qu’il m’est arrivé de faciliter des entrevues entre un auteur d’inceste et son ancienne victime. Cela m’est arrivé souvent à l’intérieur du cadre pénitentiaire, avec des victimes devenues majeures mais aussi avec des victimes encore mineures, toujours demandeuses de rencontrer leur parent ancien agresseur. Cela m’est arrivé aussi dans mon cabinet pour des situations d’inceste trop ancien pour relever d’une intervention judiciaire, d’ailleurs absolument pas désirée par l’ancienne victime ni par le reste de la famille. Et cela m’est arrivé bien avant qu’une loi, en 2014, permette enfin la mise en place d’actions de « justice restaurative ». Mais les pratiques en cours préfèrent souvent les rencontres de groupe entre des auteurs et des victimes qui ne se sont pas les victimes de ces auteurs, plutôt que des rencontres directes entre un agresseur et sa victime, comme j’ai pu le faire à plus de 150 reprises, avec la surprise de constater que l’auteur pouvait être le tuteur de résilience de son ancienne victime, lorsqu’il reconnaît les actes commis devant elle (elle : la victime, qui peut être fille ou garçon) et prend en charge seul toute la culpabilité.

 

On pourra bien sûr me taxer de naïveté, et d’incapacité à percevoir la manipulation perverse des auteurs qui se présentent à moi. Je pense toutefois que c’est la confiance établie avec eux qui a permis à beaucoup d’entre eux de me dire leur soulagement lors de leur arrestation, ou qui a conduit certains d’entre eux à éprouver le besoin de me révéler des abus commis, autres que ceux qui avaient motivé leur incarcération. Pour l’un d’entre eux, le procureur consulté a estimé que les 15 ans de prison en cours étaient suffisants pour ne pas en rajouter d’autres. Et pour un autre qui m’a dit avoir commis des abus sur son frère avant ceux commis sur ses deux sœurs, dans une famille où les parents et les 6 enfants couchaient dans la même pièce, le frère que j’ai rencontré lors d’une visite à son frère en prison, m’a confirmé ne pas avoir voulu porter plainte. Et c’est lui qui est venu chercher son frère le jour de sa sortie de prison en fin de peine pour le ramener à son domicile. En ce qui concerne les victimes, je n’ai à aucun moment pris l’initiative de parler de plaisir dans les abus subis. C’est le climat de confiance dans notre relation qui leur a permis d’en parler, ainsi que de la culpabilité ressentie par la suite.

 

Je ne remets pas en cause l’existence de victimes détruites par l’inceste, ni la réalité de la perversion de certains auteurs, car j’ai bien conscience que l’échantillon des auteurs et des victimes que j’ai accompagnés n’est certainement pas représentatif de la totalité des auteurs ni des victimes. C’est la généralisation de ces diagnostics que je tiens à critiquer, car les cas que j’ai rencontrés sont des cas bien réels.  Il reste toutefois une question qui m’interpelle: pourquoi ma patientèle se trouve-t-elle aussi différente de ce qui est présenté comme une règle impérative dans le « discours dominant » ? Je ne vois pas d’autres réponses à cette question que d’une part dans l’écoute empathique a priori, avec une absence totale de jugement, peut-être due précisément au fait que je ne suis pas personnellement concerné par un problème d’abus subi ou commis. Et d’ailleurs, à propos de mon expérience auprès d’auteurs de délits et de crimes sexuels, je n’ai jamais entendu dire qu’il fût préférable d’avoir été soi-même auteur d’inceste pour être en capacité de devenir un thérapeute d’auteurs efficace !  Et d’autre part, ma formation de thérapeute familial systémique m’a appris à prendre en compte le fonctionnement du système familial et ses dérives, les interactions entre ses membres, et particulièrement entre l’auteur et la victime avant de m’intéresser aux problématiques individuelles des uns et des autres. Il est intéressant de noter que tous les auteurs d’inceste que j’ai rencontrés ont tous, sans exception, subi de la violence dans leur enfance, soit directement, que cette violence ait été physique, psychologique (humiliations, rejets, ruptures, placements, deuils…) ou parfois sexuelle, soit en ayant été témoins de violences entre les parents ou sur la fratrie. Ces violences subies, gardées secrètes, non mentalisées et bien sûr non traitées, avaient toutes chances de ressortir en actes dans un cadre familial adulte lui-même dysfonctionnel. Et le secret imposé par le parent à l’enfant victime rejoint le secret qu’on lui avait imposé ou qu’il s’était imposé face aux violences dont il avait été victime ou témoin.

 

Un augure très ambigu.

 

Sur le réseau social « Brut » (apprécié par notre président Emmanuel Macron), on trouve une vidéo où une grande spécialiste de toutes les formes de violence intrafamiliale, invitée sur tous les médias, s’adresse aux enfants de moins de dix ans. Il s’agit du docteur Muriel Salmona, présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie. Dans ce document, elle leur prédit qu’ils vont être violés, à plusieurs reprises, par un homme de leur entourage (je suis, à titre strictement personnel, quelque peu rassuré, car les arrière grand pères ne figurent pas dans sa liste des violeurs potentiels, or je viens d’être l’arrière grand père d’une adorable petite fille), et que s’ils en parlent, ils ne seront pas entendus, et qu’ils ont de grandes chances de faire des tentatives de suicide et de connaître des perturbations importantes. De plus, aussi bien la police que les soignants sont annoncés comme incompétents pour faire face à de telles situations. On pourrait penser qu’un tel message, en forçant le trait, vise à une prise de conscience, comme savent le faire des humoristes. Mais là, aucune trace d’humour dans ce discours, qui apparaît bien comme la prédiction d’une mauvaise fée se penchant sur le berceau des nouveaux-nés. Certes, elle est désolée de ce qui va arriver à tous ces enfants, mais elle insiste sur le fait que c’est inéluctable. Alors, surtout, si vous tombez par hasard sur cette vidéo (il suffit de taper « brut salmona » pour en prendre connaissance) éloignez les enfants de l’écran ! Il faut absolument les protéger de cette prédiction terrifiante, qui ne peut d’ailleurs que les encourager à se taire si jamais il leur arrive effectivement un tel drame. 

 D’où vient d’ailleurs le chiffre annoncé de 6 millions 700000 personnes qui ont été victimes d’inceste ? C’est le résultat d’une enquête IPSOS commandée par l’association « Face à l’inceste » (qui s’appelait auparavant Association Internationale des Victimes d’Inceste). Il reste troublant que cette association renouvelle régulièrement de telles enquêtes, dites de victimation, auprès d’organismes différents, et obtienne des résultats en constante et impressionnante augmentation : 2 millions de victimes lors d’une enquête de 2009, 4 millions lors d’une enquête Harris de 2016., 6,7 millions en 2020. Certes, la libération de la parole, l’incitation à dénoncer, entraîne nécessairement une augmentation des révélations. Mais un des responsables de l’ONDRP (Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales) souligne que « l’absence de transparence sur la méthode d’enquête conduit à s’interroger sur le chiffre, et non sur la réalité que l’on cherche à appréhender ».

J’ai eu un moment de vive inquiétude : 50% de tentatives de suicide, cela représenterait plus de 3 millions de suicides. Mais non, une lecture attentive permet de préciser qu’il s’agit seulement de 50% de risque de tentative !  Et heureusement, il n’y a pas à ma connaissance, dans notre pays, 6 millions 700 000 personnes psychologiquement détruites.

Cette professionnelle cherche visiblement dans ce message à faire acte de prévention. C’est nécessaire. Mais utiliser les enfants de moins de dix pour faire passer son message est un acte d’une extrême violence. Ce n’est peut-être pas pervers, mais c’est à coup sûr très irrespectueux à leur égard. Et considérer que les institutions, la famille, la police, la justice, le monde soignant, sont dans l’incapacité de les entendre, et qu’elle seule pourra leur venir en aide, cela s’apparente à une autre forme de diagnostic que je qualifierai seulement de « trouble du narcissisme ».

Les abus incestueux sont une réalité qu’il faut combattre. Faire peur ne peut pas être une bonne méthode, car elle entraîne inévitablement une autre forme de violence. La diminution des abus incestueux sur les enfants suppose une approche sociale globale fondée sur la culture et sur l’éducation. Une prévention sérieuse ne pourrait-elle pas s’adresser d’une part aux enfants dès la maternelle en leur apprenant le respect de leur corps et du corps de l’autre et en particulier de l’autre sexué, et d’autre part aux jeunes parents dès la première grossesse pour échanger en groupe sur le rôle de chacun dans le nouveau fonctionnement à venir ?

 

Les familles grandes

 

L’observation des situations d’inceste sur les enfants met en évidence des dysfonctionnements de l’ensemble du système familial. L’auteur et la victime ne sont pas les seuls concernés. L’autre parent, les frères et sœurs, les proches, sont tout aussi acteurs et victimes du jeu familial. Un très bon exemple nous est donné par un livre qui a fait grand bruit. Camille Kouchner décrit, dans « La familia grande », un système familial complètement enchevêtré, chaotique, sans limites, sans pudeur, sans distances ni entre les générations, ni entre la famille proche et le vaste réseau d’amis. Un tel fonctionnement présente tout ce qu’il faut pour aboutir à des dérives, qui dans ce cas précis, sont allées de l’abus sexuel jusqu’aux suicides. D’aucuns estiment d’ailleurs que ce témoignage continue lui-même la violence, en le considérant comme un vol ou un viol par l’auteure de la pensée de son frère qui ne demandait rien si ce n’est à vivre sa vie loin de tout ce passé. Pour certains, ce témoignage pourrait même exprimer le regret de l’auteure de ne pas avoir été à la place du frère !. Mais sans aller jusqu’à de telles interprétations d’un règlement de comptes familial, le dysfonctionnement de cette « grande famille », qui constitue l’essentiel de l’ouvrage, apparaît bien comme le facteur explicatif de l’abus incestueux, même si toutes les familles dysfonctionnelles ne produisent pas nécessairement l’inceste. Et ce livre a eu le mérite de libérer la parole d’anciennes victimes, et donc de permettre de nouvelles révélations, avec le risque toutefois d’aboutir aussi à des dénonciations sauvages.

 

C’est quoi l’inceste ?

 

Dans ce « discours dominant » que je nomme le « psychologiquement correct », il est de bon ton de vouloir « éradiquer » ce phénomène. Utopie totale !  L’inceste, comme la violence, est inscrite dans l’essence même et dans l’histoire de notre humanité. La culture et la vie sociale ont permis une évolution pour contrôler ce qui est effectivement un problème de vie en société. Les mythographes qui ont fait le récit de la création de notre monde, ne serait-ce que dans notre civilisation gréco-romaine, rapportent une histoire remplie de violences et d’incestes : Gaia, déesse de la terre, engendre seule Chronos, avec qui elle va avoir de nombreux enfants que leur père va supprimer pour ne pas être détrôné par eux. Les frères et sœurs vont cependant s’unir entre eux. Et par la suite, Zeus, qui va régner sur l’Olympe, va épouser sa sœur Héra, ce qui ne l’empêchera pas de séduire nombre de déesses et de mortelles pour appuyer son pouvoir.

Il a fallu dans l’histoire de l’humanité que les sociétés se rendent compte qu’il était préférable pour la survie de l’espèce de se reproduire avec des partenaires pris à l’extérieur du groupe plutôt que dans le clan lui-même. Ainsi s’est créé le tabou de l’inceste, qui privilégie l’exogamie à l’endogamie. On trouve ainsi, dès l’antiquité, la trace de sanctions définitives en cas d’inceste père-fille ou mère-fils, la mort ou le bannissement , à Babylone, en 1700 avant J.C.

 

Le code civil

 

La définition de l’inceste, dans tous les bons dictionnaires, est très claire : « relations sexuelles entre un homme et une femme, liés par un degré de parenté entraînant la prohibition du mariage ». C’est l’impossibilité du mariage qui définit l’inceste. Impossibilité et non interdiction. Autrement dit, aujourd’hui, une relation sexuelle entre un frère et une sœur (majeurs et consentants) n’est pas interdite. Elle rend seulement leur mariage impossible. Le code civil précise très clairement jusqu’à quel degré de parenté le mariage est impossible. Cette limite varie d’ailleurs d’un pays à l’autre. En France, le mariage est impossible entre un oncle et sa nièce, ou une tante et son neveu, alors que le mariage entre cousins est possible, contrairement à d’autres pays, ou à d’autres époques : par exemple, le pape avait condamné le mariage entre Guillaume de Normandie et Mathilde de Flandre en 1050, parce qu’ils étaient des cousins éloignés.  Sous le règne de Henri IV, un frère une sœur, enfants du seigneur de Ravalet, en Normandie, ont été poursuivis et condamnés à mort pour leur liaison incestueuse.

 

Le code pénal

 

Aujourd’hui, si le rapport frère-sœur était interdit, nous aurions un article dans le code pénal pour sanctionner de tels comportements. Le tabou, qui définit l’impossible mariage, est ainsi plus fort que l’interdit qui ne ferait que sanctionner un acte possible. C’est la relation sexuelle forcée, « par surprise, violence, contrainte ou menace » qui est clairement sanctionnée dans notre code pénal. Avec circonstance aggravante si l’agression sexuelle ou le viol est commis sur une personne vulnérable, sur un enfant de moins de 15 ans par un ascendant ou une personne ayant autorité. Nos députés ont réussi, après plusieurs tentatives, à introduire le mot « inceste » dans le code pénal en 2016. Qu’apporte de plus le terme « viol incestueux » au terme « viol sur enfant de 15 ans par ascendant », toujours présent dans notre coide pénal, et qui est pourtant parfaitement synonyme ? La différence est surprenante : le « viol incestueux » n’est plus un viol aggravé, contrairement au viol par ascendant !!! Et de nouveaux textes sont en préparation pour donner plus de poids dans le code à ces abus incestueux. Les textes du code qui datent de la réforme de 1994 et qui sont toujours en vigueur devraient être amplement suffisants, d’autant plus que l’inceste inscrit dorénavant dans le code pénal et qui ne concerne que les abus sur des enfants ( avec la question jamais résolue de la limite de l’âge où s’exerce la contrainte ; pourtant,  il me semblait que le code avait précisé la limite du consentement possible à 15 ans) est différent de l’inceste entre majeurs, clairement défini dans le  code civil sans qu’il soit besoin de le nommer. Différence supplémentaire : l’agression sexuelle et le viol incestueux sont sanctionnés depuis la loi de 2016 s’ils concernent une relation entre beau-père et belle-fille, c’est-à-dire des personnes qui n’ont pas d’impossibilité au mariage : ce n’est donc pas un inceste, stricto sensu !

 

Conclusion… sans doute provisoire

 

Est-ce que les remarques faites ici sur la vidéo de Muriel Salmona et sur le livre de Camille Kouchner ne participent pas à cette violence que je tente de dénoncer ici ? Si c’est perçu comme tel, je m’en excuse. Mais en fait, mes critiques et mes analyses ne visent pas les personnes, mais bien les méthodes et les modes de pensée utilisés. De la même façon, lorsque je reçois un auteur ou une victime de violence ou d’inceste, je fais la distinction entre l’acte, subi ou agi, et la personne. Par exemple, je peux considérer que l’abus sexuel, c’est-à-dire l’utilisation d’un enfant pour éprouver un plaisir sexuel, est un acte pervers, ce qui ne définit pas pour autant l’auteur comme présentant une personnalité perverse structurée. Et mon travail de thérapeute consiste à refuser le jugement moral autant que l’excuse, mais bien à tenter de comprendre comment, dans le dysfonctionnement familial, il en est arrivé à passer à l’acte. De même, je m’interdis de considérer une personne qui a subi l’inceste comme définie uniquement par cet abus. L’impact de l’abus incestueux est à évaluer, et à resituer, avec ses conséquences, à côté de tous les autres événements de la vie. Et il est très réconfortant professionnellement de voir des personnes qui ont subi l’inceste progresser dans leur travail personnel de résilience. C’est aussi valorisant narcissiquement de pouvoir accompagner d’anciens auteurs sur leur chemin de désistance, et dans leur travail familial pour que de telles dérives n’apparaissent pas à la génération suivante.

 

On ne peut que se réjouir de l’évolution actuelle qui a permis, en 40 ans, depuis la toute première révélation en 1984 par Eva Thomas dans son livre Le viol du silence, aux victimes de libérer leur parole, aux professionnels du soin et de la justice de mieux entendre cette parole, même si de gros progrès restent à faire. Je crains toutefois actuellement que la société, dans son ensemble, préfère, au nom de la protection de l’enfance, des méthodes basées sur la répression et sur la peur, qui ne peuvent qu’entretenir le cycle infernal entre la peur et la violence, au lieu de privilégier la prévention et la réparation.

L’association française des magistrats de la jeunesse et de la famille, ainsi que l’AFIREM (Association Française pour l’Information et la Recherche sur l’Enfance Maltraitée), et d’autres associations de protection de l’enfance ont adressé aux plus hautes autorités de l’état une réponse au message terrifiant de Muriel Salmona. Seront-ils entendus ?

 

 

Michel Suard

Psychologue, thérapeute familial

Association de Thérapie Familiale Systémique

14000 CAEN

 

Auteur de : Inceste, victimes, auteurs, familles à transactions incestueuses

E.U.E. 2018

 

 

 

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