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  • : Le site web de l'association de thérapie familiale systémique - Caen (14)
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Le grillon 

 

Journal des détenus du Centre de Détention de CAEN – N° 07 – Septembre-Octobre 1997

 

Le Dossier de la rédaction

 

Module de traitement des abus sexuels intrafamiliaux ; approche familiale systémique de l’inceste au Centre de Détention de CAEN.

 

Une méthode originale et unique en France

 

Michel SUARD, psychologue, a mis en place un module thérapeutique à l’intérieur du C.D.

Il travaille depuis trente ans en collaboration avec la justice ; plus particulièrement avec la justice civile (tribunal des mineurs, juge des tutelles, juge aux affaires familiales, cour d’appel). Il fut appelé à travailler avec la justice pénale et c’est par le biais de la cour d’assises qu’il eut accès au milieu carcéral. Outre sa formation de psychologue, il a également suivi une formation « systémique » de thérapeute familial.

 

Michel SUARD considère la famille comme un ensemble et voit les problèmes rencontrés par l’un des membres comme l’expression d’un problème de la famille.

Il a une longue expérience des mauvais traitements et des abus sexuels sur les enfants : dans sa pratique professionnelle de psychologue en A.E.M.O. (Action Educative en Milieu Ouvert), dans sa pratique de formateur et de superviseur de travailleurs sociaux et en tant que membre et responsable de différentes associations d’information ou de prévention de la violence sur les enfants, en particulier de l’Association de Thérapie Familiale Systémique (A.T.F.S.)

Aujourd’hui encore, il est difficile de parler des abus sexuels. Même si, comme nous l’explique Michel SUARD, le silence est moins gardé qu’autrefois. Il a souvenir de situations d’abus sexuels institutionnels connus et non révélés, sanctionnés seulement par une exclusion sans procédure judiciaire, et avec récidive immédiate, précisément parce qu’il ne fallait pas en parler.

 

Briser le tabou du tabou : Michel SUARD a pris l’habitude de parler des abus sexuels et de donner des conférences sur ce thème. Néanmoins, il est difficile d’en parler devant un public de personnes incarcérées, dont une partie est précisément incarcérée pour des abus sexuels.

 

Le grillon – Quel est votre objectif thérapeutique ?

 

M. SUARD – Ce que me demandent mes « patients » au C.D., c’est de les aider à comprendre ce qui a permis à l’inceste de se mettre en place. De renouer des liens avec la famille, parce que les liens sont coupés. D’améliorer les relations avec les enfants et de les aider à parler des raisons pour lesquelles leur père est en détention. Mais le travail en groupe est refusé par la majorité des gens qui viennent en premier entretien. J’ai aujourd’hui un petit groupe de détenus et un certain nombre en individuel ou en famille ou en tentative de travail avec la famille.

 

Le grillon Des difficultés doivent se présenter au moment de contacter la famille et surtout d’obtenir sa participation à la thérapie car souvent, elle n’a plus entendu parler du détenu depuis plusieurs années ?

 

MS – Les travailleurs sociaux du C.D. ont déjà des contacts avec les familles, et j’ai, moi-même, des contacts avec le service social du C.D. ou avec le service social de la famille avant d’écrire ou de téléphoner au conjoint, aux parents ou aux enfants du détenu.

 

Le grillon – Mais les travailleurs sociaux sont-ils dans le secret de la thérapie ?

 

MS – Je ne suis pas favorable à des thérapies « secrètes ». Je souhaite que ce qui peut être dit dans des entretiens individuels puisse être dit aussi dans le groupe, et avec la famille. Ce qui concerne les relations familiales peut donc aussi être parlé avec les différents travailleurs sociaux, qui ne peuvent être exclus du travail thérapeutique compte tenu de ma façon de travailler. Je suis étonné de voir que des familles acceptent aussi facilement. J’ai un exemple : il y avait un désir de tout le monde dans la famille de pouvoir mieux parler ensemble, de parler de ce qui s’est passé et de communiquer sur le fonctionnement de la famille. J’ai été étonné de voir l’épouse d’un détenu, qui venait de très loin, accepter très facilement que je  « m’immisce » dans la vie du couple, parce qu’il y avait bien de la part de cette conjointe le désir d’aider son mari et d’aider aussi à comprendre ce qui avait pu se passer.

 

Le grillon – Comment vous accepte-t-on, comme un étranger, un ami, un conciliateur ?

 

MS -  Je pense plutôt comme un médiateur. Je prends un exemple : dans une situation d’inceste où la victime ne voulait plus entendre parler de son père, j’ai vu le couple des deux parents, puis j’ai eu des contacts par lettre avec la victime à trois reprises. Elle a répondu à ma troisième lettre en exprimant sa colère. Ne voulant plus entendre parler du passé, elle souhaitait que je la laisse en paix. Elle précisait que c’était son affaire, qu’elle refaisait sa vie, etc. J’ai donc rassuré son père en lui disant que sa fille allait bien dans la mesure où elle prenait sa vie en main. La victime m’a agressé, mais à travers moi (transfert), c’est son père qu’elle visait. Là, j’ai vraiment été un médiateur. J’avais pu écrire des choses que le père souhaitait dire à sa fille et elle également m’a écrit des choses qu’elle souhaitait dire à son père. A la permission suivante, curieusement, la fille est venue à la maison voir son père. Ils ne se sont rien dit de particulier. Elle lui a seulement dit qu’elle n’avait pas d’agressivité envers lui. Elle s’était libérée… sur moi, de sa souffrance.

 

Le grillon – Mais cela suppose que des gens qui ne parlaient pas de leur problème d’inceste acceptent d’en parler devant vous ?

 

MS – C’est vrai que mettre des mots sur le tabou des relations sexuelles interdites, ce n’est pas facile, mais on n’en est quand même pas loin puisque tout le monde sait bien pourquoi on est là.

 

Le grillon – Nous vivons dans une société dans laquelle nous avons des difficultés à mettre des mots sur tout…

 

M. – Absolument. C’est pourquoi l’essentiel du travail thérapeutique est de mettre des mots sur des comportements qui n’ont pas pu être verbalisés. Je pense à une situation précise où il est clair que l’abuseur a fait sur l’enfant des choses qui n’ont jamais pu être verbalisées dans la famille. On n’avait jamais parlé de sexe dans la famille.

 

Le grillon – Ce que l’on peut considérer comme l’originalité de votre travail, c’est que vous parvenez à faire parler, c’est-à-dire à verbaliser, dans un domaine où l’on vit dans le  « caché », le secret…

 

MS – Je vous réponds par un exemple : avant de travailler avec moi, un détenu avait accompli un gros travail qui lui a permis de découvrir qu’un inceste avait eu lieu dans le passé de sa famille et que cet inceste était totalement entouré du secret, dans la génération au-dessus. Il a agi lui-même, possiblement, dans le secret, avec le sentiment qu’il n’avait jamais été puni. Il a donc maintenant, en plus du sentiment de payer légitimement le crime qu’il a commis, celui de payer aussi un crime qui a été commis antérieurement. Ceci est une reconstruction qu’il a pu mettre en œuvre suite à un travail thérapeutique engagé d’une façon individuelle.

Ce qui me paraît important, c’est que cela puisse se dire. Cette démarche permet à la personne de comprendre ce qui lui est arrivé. Mais, à mon avis, l’effet ne peut être positif que si cela prend du sens dans la famille. Si la personne peut en parler avec les gens concernés de la famille, dans la génération au-dessus et aussi avec ses enfants.

 

Le grillon – Il faut donc entrer dans la règle du « tout dire »…

 

MS – Tout dire est déjà la règle du travail individuel (psychanalyse, psychothérapie…). Mais tout dire dans la famille est une autre dimension. C’est plus difficile, bien sûr, mais cela permet de casser, justement, cette règle du secret familial. Certains patients ont des difficultés à considérer que leur famille est concernée. Ils pensent a priori devoir assumer seuls leur faute. Ils pressentent qu’on veut leur faire partager leur responsabilité avec leur famille. Pourtant, il est évident de la partager, parce que si le détenu en est arrivé là, la responsabilité concerne l’ensemble de la famille. Sans oublier, naturellement, que le coupable, c’est lui.

 

Le grillon -  La famille : c’est donc la base de votre travail ?

 

MS – La famille est le centre d’intérêt principal.

 

Le grillon – Contrairement à d’autres thérapeutes, vous n’êtes pas contre les injonctions de soins. Pourquoi ?

 

MS – Dans mes activités, je travaille à mi-temps dans cette association de thérapie familiale, l’autre mi-temps dans un service d’action éducative en milieu ouvert. C’est un service qui s’occupe d’enfants et de familles à la demande du juge des enfants, pour des situations de danger, pas forcément de violence, mais de carences éducatives, etc. Depuis trente ans, je travaille dans des familles comme psychologue, à la demande d’un juge. Par conséquent, je suis habitué à l’injonction ; donc cela ne me choque pas. Il s’agit d’une injonction de soins puisque le service est chargé (dans le code civil) d’apporter aide et conseil à la famille.

Au sujet de la détention, je ne reçois pas des demandes « pures ». J’ai reçu des détenus qui venaient me voir pour avoir une permission, donc il existe des pressions et des conseils, mais c’est comme cela dans toute demande thérapeutique. En général, on va voir un  thérapeute grâce aux conseils d’un ami, d’un voisin, de son médecin, etc. La « demande » n’est jamais « pure » et directe.

 

Le grillon – Nous avons connu ici un psychanalyste, très compétent dans son travail, qui était radicalement contre l’obligation de soins, comme d’ailleurs la grande majorité des psychanalystes. Vous vous trouvez donc en totale opposition avec eux…

 

MS – Complètement. Ce point de vue du psychanalyste, je le rencontre chez un certain nombre de soignants en général, qui considèrent que le soin ne peut être que volontaire et être le résultat d’une demande clairement formulée de la part du patient. Mais est-ce que l’enfant, victime, ne « demande » pas quelque chose en acceptant ou en refusant la relation imposée par le père ? Est-ce que l’enfant ne « demande » pas à sa mère de faire quelque chose, de reprendre sa place, de la protéger, sans pouvoir le dire ? Je suis frappé d’entendre dans le Centre de détention des pères incestueux me dire : « J’ai été soulagé au moment de la révélation des faits ». C’est-à-dire, je traduis : « Je demandais que cela s’arrête. J’étais incapable, moi, de dire : Monsieur, j’ai couché avec ma fille, faites quelque chose pour que cela s’arrête ». La demande était peut-être dans l’acte lui-même : demande de la loi, demande d’une intervention autoritaire. De même que le père incestueux qui demandait à sa fille d’avoir des rapports sexuels, lui demandait peut-être d’être sa mère… ( ?)

Quand on est thérapeute et que l’on se trouve devant une demande formulée de façon claire, c’est presque supposer le problème résolu. Bien sûr que la thérapie se fera plus facilement si celui qui vient faire la demande a déjà un peu la réponse. Si on le force à venir, on va l’aider, clarifier ce qui n’était évidemment pas clair. Donc, je pense que l’injonction de soins est possible, dans cet objectif-là.

 

Le grillon – Il est vrai que si l’on remonte au procès – le plus souvent aux assises – la victime peut se demander, à l’heure de la condamnation : « on a mis mon père en prison, la loi entre officiellement dans la famille, mais pour moi, quelle réponse et quelle aide pour une bonne compréhension ? Qu’est-ce que je deviens et qui suis-je ? La justice ne répond pas à ma réelle demande… »

 

MS – Voilà !

 

Le grillon – Notre culture ne porte pas à nous rendre spontanément chez un psy quand on ne va pas bien…

 

MS – Je ne suis naturellement pas pour l’obligation de psy pour tout le monde, mais je ne suis pas opposé à une pression, même très forte. J’ai reçu des personnes qui venaient avec l’espoir d’obtenir une libération conditionnelle, et puis ils ne l’ont pas eue. Donc, ils ont cessé leur thérapie. Cela me paraît logique. Toutefois, durant le temps qu’ils sont venus, un travail a été fait. L’obligation n’empêche pas le travail.

Dans mon projet de départ, il fallait reconnaître les faits pour lesquels on était incarcéré. J’ai changé un peu de position à ce sujet. J’accepte maintenant de voir des personnes qui nient leur culpabilité. Par exemple : une personne qui disait ne pas être coupable parce que c’était sa fille qui venait le chercher. Au terme du travail, on n’était plus aux responsabilités entières de la fille, on était à 50/50. On n’est pas encore à 100% de culpabilité pour l’abuseur, mais presque. Donc, il y a quand même des choses qui ont changé. Il y a aussi des personnes qui nient la totalité des faits ; c’est possible, après tout.

 

Le grillon – Un innocent… ?

 

MS – Peut-être. Mais cette personne est intéressée par le travail que l’on peut faire avec sa famille. Dans ce cas, on va moins loin, mais un travail est quand même possible. Je me suis rendu compte qu’il fallait respecter le déni. D’abord parce que le condamné peut avoir raison : il est innocent – ça, je ne le saurai pas -, ou bien il a trouvé d’autres solutions pour tenir le coup. C’est une manière de construire la réalité pour pouvoir continuer d’exister.

 

Le grillon – Pense-t-il que l’aveu le démolirait complètement ?

 

MS – L’aveu le démolirait et il pourrait sombrer dans la folie ou se suicider par exemple. Donc, le déni est un moyen de tenir le coup. On peut se demander si la victime n’a pas les mêmes choix. C’est-à-dire qu’elle peut aussi se remettre debout, mais elle peut aussi sombrer dans la folie ou se suicider.

Pour cette raison, il faut respecter le déni, parce qu’il faut du temps et c’est là que le temps peut être important. Certains détenus m’ont dit que pour les crimes qu’ils ont commis, il faut des peines longues, parce que s’ils étaient sortis au bout de sept ans, ils n’auraient rien compris à ce qui s’était passé. C’est après beaucoup d’années qu’ils comprennent ce qui s’est passé.

 

Le grillon – Vous travaillez avec la famille, mais aussi avec les détenus en groupe…

 

MS – Nous avons parlé du travail avec la famille, mis le travail de groupe est une dimension qui me paraît tout aussi importante. J’avais une petite appréhension avant de commencer, parce que j’avais quelques expériences de travail de groupe, mais pas en centre de détention. Je connaissais déjà le milieu carcéral, car j’avais vu des gens en individuel, donc je ne savais pas trop comment allait se passer la vie d’un groupe de détenus. Je ne me représentais pas bien ce que pouvait être la nature des relations entre des détenus qui se trouvaient en groupe. J’ai été vraiment très agréablement surpris de la qualité de l’écoute entre les participants du groupe ; c’est-à-dire lorsque quelqu’un expose son problème, les autres membres du groupe sont capables de participer à la compréhension et à la recherche de solutions. C’est le groupe qui est thérapeutique. Dans ce cas, ce n’est pas le thérapeute qui soigne, mais le groupe lui-même qui aide chaque membre à mieux vivre, à mieux comprendre, à parler par rapport à ce qu’il a vécu lui-même, mais aussi sous forme de conseils éventuellement.

On se rend compte que l’on peut parler et être écouté sur des problèmes aussi  difficiles et aussi délicats que l’inceste, les relations de couple, la sexualité, les fantasmes sexuels et la vie sexuelle à l’intérieur du centre de Détention. On en parle d’une façon simple, saine et permettant d’y voir un peu plus clair.

 

Le grillon – Les patients de votre groupe viennent donc tous pour participer, mais arrive-t-il qu’on y vienne uniquement pour écouter et se conforter dans son crime ?

 

MS – Je n’ai rien vu qui puisse me faire penser que les gens viennent pour écouter les autres. Ils viennent d’abord pour eux. Avec la crainte de ce que les autres vont pouvoir penser. Là où j’ai été surpris, c’est de voir que les autres écoutent, sans juger, et donc sont un miroir qui permet d’avancer.

 

Le grillon – Et quand on est écouté, on parle…

 

MS – Quand on est écouté, on parle. On ne vient pas pour être conforté. L’un des effets du groupe, c’est de partager des situations qui peuvent être éventuellement plus lourdes, plus difficiles ; et ça aussi, c’est une aide. On n’est pas conforté, mais confronté à des situations semblables ou un peu différentes, ou plus compliquées… Il y a toujours dans la situation de l’autre des choses plus simples et des choses plus compliquées, plus lourdes qui peuvent faire penser qu’on a vécu des choses qui finalement auraient pu être plus graves.

Dans la famille incestueuse, il y a trois problèmes essentiels :

D’abord des problèmes de communication, où l’on ne verbalise pas ; on agit plus qu’on ne verbalise, avec des secrets : toutes ces choses qui ne sont pas dites et restent « enfouies dans les placards ».

Ensuite, il y a aussi un problème de contrôle : contrôle des émotions et des actes. Dans le groupe, nous travaillons ces notions-là, et le fait de communiquer à plusieurs fait que la communication va être plus claire. Si on est capable de verbaliser ses émotions avec un codétenu, il y a des chances que l’on puisse aussi verbaliser avec les autres et on arrivera ensuite à verbaliser dans sa famille. Je me suis rendu compte qu’il y avait parfois des tensions émotionnelles, des désaccords dans le groupe. Je constate que le fait d’en parler au sein du groupe permet d’acquérir une certaine maîtrise.

Enfin, il y a des problèmes de distance, de distance affective : ou bien on est trop proche, ou  bien on, est trop loin. On n’arrive pas à réguler la bonne distance.

 

Le grillon – Le terme de distance revient aussi souvent ans vos écrits…

 

MS – Oui. Pour moi : avoir sa fille dans son lit, c’est l’exemple d’une distance beaucoup trop proche. Il faut qu’elle soit dans la chambre à côté. C’est un problème de frontière. Mon objectif, c’est que les gens arrivent à mettre des distances plus justes par rapport à leur famille et à la victime. Et le groupe permet d’avancer plus vite que le travail individuel.

 

Le grillon – Y a-t-il dans votre travail une approche psychanalytique. C’est-à-dire que le détenu verbalise lui-même par sa seule parole ?

 

MS – Mes références ne sont pas vraiment psychanalytiques, mais il y a des points communs, évidemment, dans la mesure où l’on verbalise ce que l’on ressent. Donner du sens à ce qui s’est passé, c’est tout à fait mon projet. La différence, c’est que si je compte sur la force personnelle de l’individu qui va donner du sens à ce qui est de l’ordre de l’inconscient, je compte sur tout le système – famille et groupe – pour aider. Ce travail se fait dans le système et avec les systèmes. Les autres membres sont actifs.

 

Le grillon – Concrètement, constatez-vous des évolutions positives, des reconstructions ?

 

MS – J’aime bien ce mot de « reconstruction ». Dans mon travail, j’aide la personne à se reconstruire. Il y a des personnes qui avaient déjà commencé à se reconstruire de façon spectaculaire avant de venir me voir, chez le psychanalyste, par exemple. Mon objectif est d’aller plus loin au niveau d’une reconstruction avec la famille, quand c’est possible. Ce que je constate, c’est que des gens sont prêts à parler avec la famille de ce qui s’est passé. Ce travail familial a pu se faire parfois avec le père et la fille victime. Là, il y a des choses à changer dans la relation entre le père et la fille. Exemple : une fille victime avait toujours gardé des relations avec le père. Cela a permis d’aider le père à clarifier son attitude vis-à-vis du reste de la famille. Et cela a permis, à la fille victime en particulier, de clarifier sa position dans la famille, une position qui était celle d’un médiateur. Elle était au courant de tout, présente partout. Elle était placée dans cette position par la relation incestueuse. Elle était devenue un agent de liaison entre tous les membres de la famille.

 

Le grillon – Elle se retrouvait au centre de la famille…

 

MS – Elle se retrouvait complètement au centre de la famille. Là, elle a changé et compris un certain nombre de choses qui lui ont permis de prendre un peu de distance. Par ailleurs, cette fille a un ami avec qui elle a eu un fils et quand on a voulu commencer ce travail père-fille, elle n’en avait pas parlé à son ami. J’ai souhaité que l’on ne commence ce travail que lorsqu’elle en aurait parlé à son ami.

 

Le grillon – Là encore, il faut sortir du secret…

 

MS – Sinon, on recrée un secret à deux avec le thérapeute. C’est donc le père qui a parlé à son gendre du travail thérapeutique envisagé. Le résultat de la thérapie a fait que le père a parlé avec son gendre de la relation incestueuse qu’il a eue avec sa fille et j’ai proposé un entretien avec la fille et son ami. L’objectif final sera qu’à la génération suivante, le père et la mère de l’enfant sauront parler de ce que la fille a vécu.

 

Le grillon – Dans ce cas précis, la fille n’a-t-elle pas, par le biais de la relation incestueuse, acquis une très grande maturité ?

 

MS – Bien sûr. C’est évident. Cela fait partie des expériences de vie qui vieillissent prématurément les enfants. Les enfants de parents divorcés, par exemple, vivent aussi des expériences douloureuses qui les ont amenés à être plus mûrs. Ceci est une donnée que l’on est en train de découvrir et que l’on étudie dans un  certain nombre d’articles sur ce sujet. Les enfants victimes ne réagissent pas tous de la même manière. Il y en a qui s’en tirent mieux que d’autres qui sont complètement détruits. Ceci n’est pas forcément lié à la nature de l’agression. Cela peut être lié à la personnalité même de l’enfant, de ce qu’il a vécu auparavant dans son enfance et à sa capacité de résistance au stress et aux événements traumatisants.

 

Le grillon – Quels cas d’inceste traitez-vous particulièrement ?

 

MS – La plupart des cas que j’ai en traitement sont des situations d’inceste de « séduction ». C’est-à-dire des situations où l’abuseur était dans une relation affective forte avec l’enfant. Je ne vois pratiquement pas d’inceste avec violence physique. Ce qui fait qu’il y a un  travail thérapeutique pour faire accepter l’idée de « viol ». Le viol étant dans l’esprit du père incestueux une agression physique, du sadisme, etc. Ce travail, souvent, a commencé chez le juge d’instruction au moment où l’on a appris que le viol était une relation d’emprise, de séduction, qui empêchait l’enfant de dire non. On est là dans une situation de violence, même s’il s’agit d’une violence psychologique qui peut être aussi forte qu’une violence physique. Donc, on peut penser que les enfants qui ont été victimes de violences physiques – relations incestueuses plus ou moins sadiques et davantage de perversité – sont beaucoup plus détruits. Je ne vois pas les auteurs de cette catégorie-là : peut-être est-ce plus difficile pour eux de voir un psy ( ?)

 

Le grillon – Vous travaillez dans le sens du rapprochement familial. Alors que la justice ne souhaite pas que le détenu reprenne contact avec la victime, vous provoquez la rencontre entre le père incestueux et sa fille victime ?

 

MS – Je ne vais pas dans le sens du rapprochement familial. M ais je sais que si un détenu essaie de comprendre ce qui lui est arrivé sans que quelque chose change dans les relations familiales, dans le fonctionnement familial, la thérapie ne servirait pas à grand chose. Lorsque dans un entretien familial, le fiancé de la fille victime me demande ce qu’il faut faire pour éviter qu’il soit pris lui-même dans le même type de problème que son beau-père, et qu’on peut donc mettre des mots sur ses inquiétudes, je pense que le travail thérapeutique est opérant car, plus que la récidive, c’est la transmission possible à la génération suivante que je souhaite empêcher.

 

Le grillon – Et cela aide  la victime qui porte en elle un poids dont elle doit se décharger ?

 

MS -  J’ai toujours cette idée d’apporter aussi une aide à la victime. Je reviens à votre question sur le rapprochement familial par un autre exemple : un détenu m’a demandé clairement de l’aider à se remettre en couple avec sa femme, qui ne voulait plus le voir. Le travail thérapeutique a permis à ce détenu de faire le deuil de sa relation conjugale. Par des échanges épistolaires avec sa femme, j’ai eu la confirmation qu’elle ne voulait plus avoir de contact avec son mari. Visiblement, elle aussi a fait un travail de prise de distance par rapport à lui. Donc là, pas de « rabibochage », mais séparation confirmée. Un long travail est fait par le détenu et il n’est pas impossible que l’aboutissement soit un divorce.

 

Le grillon – Donc, là aussi, situation éclaircie …

 

MS – Les choses s’éclaircissent. Du côté de la justice, je n’ai eu aucun obstacle pour organiser des rencontres entre pères et victimes.

 

Le grillon – Mais est-ce que c’est vu d’un bon œil ?

 

MS – La sanction (condamnation) me paraît être un outil thérapeutique premier. Mais ce n’est pas suffisant ; une aide thérapeutique complémentaire est nécessaire. Mon travail prend davantage de sens s’il est fait avec le réseau familial et la justice, qui en a conscience, y est tout à fait favorable.

 

Le grillon – Les cours d’assises faisant preuve d’une sévérité accrue, les quanta des peines de prison prononcées pour abus sexuels (viols sur mineurs) augmentent…

 

MS – La société s’intéresse de plus en plus aux problèmes des crimes sexuels. C’est vrai qu’aujourd’hui pour ces mêmes crimes les personnes sont condamnées à des peines plus lourdes qu’il y a quelques années. C’est donc que la société accorde plus d’importance à ces problèmes et veut sanctionner davantage.

 

Le grillon – Considérez-vous la prison comme incontournable, particulièrement dans le cadre d’une thérapie ?

 

MS – Faire passer la personne par le processus de la justice pour sanctionner sa faute et la conduire en prison, c’est faire entrer la loi au sein de la famille, car ce qui contribue souvent à perpétrer des abus sexuels intra-familiaux, c’est que précisément la notion de loi et le respect de celle-ci ne s’imposent pas ou peu dans la famille concernée. Donc, la première approche consiste à reconnaître cela : la loi. J’en parle dans le cadre du « traitement » que je propose. Je parle de l’abus sexuel autrement que comme un secret honteux, mais comme quelque chose qui est à la fois un crime ou un délit (c’est-à-dire clairement interdit par la loi.) J’en parle aussi comme d’un dysfonctionnement (individuel ou familial) un trouble du contrôle de soi et de ses émotions, un trouble de la communication, un trouble de la distance relationnelle et affective avec autrui.

 

 

 

 

 

 

 

 

*****

 

 

 

 

 

 

Prise de conscience de son crime, de ses conséquences. Travail de reconstruction de soi.

 

« Il faut parler, sortir du secret »

 

Un détenu, père incestueux, nous parle de son expérience personnelle au sein du groupe de thérapie de Michel Suard. (« Patient » est dans ce texte le pseudonyme du détenu interviewé)

 

Par cet acte courageux de parler publiquement – dans les pages du Grillon – de sa situation de détenu suivant une thérapie avec Michel Suard, Patient souhaite aider, sans prétention, ceux qui sont hésitants à commencer un travail sur soi avec l’aide d’un psy, en leur entrouvrant simplement la porte.

Patient pense qu’au lieu des conversations stériles, de ces « bouts de ficelle » que sont les sempiternels petits problèmes matériels quotidiens, en venir à parler sur de vrais sujets peut aider chacun à trouver un éclaircissement, ne serait-ce qu’une lueur au bout d’un tunnel.

On peut parler de soi, sans faire du nombrilisme aveuglant, avec dans la voix l’accent de la sincérité et dans la parole une juste verbalisation des faits.

Il ne nous appartient pas de dire que Patient peut être considéré en détention comme un cas exemplaire de reconstruction, mais nous pouvons toutefois le laisser penser sans craindre de nous tromper.

 

Le grillon – Comment es-tu entré dans le groupe de thérapie de Michel Suard ?

 

Patient – En 1995, je suivais une cure psychanalytique avec le psychanalyste qui venait au CD. M. Suard est venu donner une conférence sur son travail de « traitement des abus sexuels intrafamiliaux ». Etant père incestueux, j’ai immédiatement été intéressé par ce qu’il proposait de faire au centre de détention dans ce domaine.

 

Le grillon – Tu as donc interrompu ta cure pour intégrer le groupe de travail que Michel Suard commençait à mettre en place, pour une autre forme de thérapie ?

 

Patient – Oui. Le travail que j’accomplissais avec le psychanalyste était un travail de tees longue haleine. C’est le sujet seul qui parle. L’analyste intervient très peu dans la verbalisation. M. Suard amène son patient en douceur à mettre des mots justes sur les événements, les attitudes, les causes, etc.

Il instaure le dialogue, tant en individuel qu’en groupe. Il nous installe dans un climat de confiance qui nous aide à parler sans honte pour dire les choses. On ne se sent pas du tout jugé.

Avec ma cure avec le psychanalyste, j’avais commencé à faire une prise de conscience des faits. Je me posais la question de savoir pourquoi j’avais atterri en prison. Je méditais chaque jour, en Maison d’Arrêt. Je replongeais dans de lointains souvenirs ; des paroles de mes parents et grands-parents me revenaient, lancinantes, particulièrement au sujet de faits antérieurs à ma naissance. J’ai fait une terrible découverte : un crime d’inceste, duquel je suis né, était resté impuni. Là, ce fut pour moi le déclencheur d’un processus de travail individuel et personnel.

J’ai pris la décision de m’adresser à un psy pour arriver à comprendre ce qui s’était passé.

 

Le grillon – Avec Michel Suard, nous avons évoqué la règle du « tout dire »…

 

Patient – Quand on est en confiance, on parle. Avec M. Suard, on arrive même à dire des choses qu’on n’a jamais dites avant, ni dans la famille, ni à l’instruction, ni au procès, ni même à l’avocat, notre « confident ». Dans le groupe, avec M. Suard, je suis sorti du secret car des mots sont dits sans tabou.

 

Le grillon – Où en es-tu de ton travail de compréhension aujourd’hui ?

 

Patient – Ce traitement, que je suis avec M. Suard depuis dix-huit mois, fait que je peux dire aujourd’hui que ma conscience est soulagée ; autant pour moi que vis-à-vis de ma famille. D’autre part, j’ai acquis une certaine expérience de vie. Je suis plus apte à écouter et à comprendre les problèmes des autres. J’ai appris à partager, à être moins égoïste ; c’est une grande étape pour moi.

 

Le grillon – Tu ne travailles pas dans le cadre de l’ « approche familiale systémique » ?

 

Patient – Non. J’ai cessé toute correspondance avec ma famille pour prendre du recul par rapport à mes enfants, pour me permettre de mieux comprendre la sanction par l’intervention de la loi.

 

Le grillon – Cette sanction qui passe par la prison, tu la rejettes ou tu l’acceptes ?

 

Patient – Au début, je n’étais pas d’accord pour la prison. Comme première étape, il y a les Assises. Là, en comprenant la gravité de mon crime en tant que père incestueux, j’ai aussi compris la nécessité de la loi. Aujourd’hui, je pense que pour les crimes graves, la loi doit passer par la prison. Bien sûr, j’aurais préféré un autre système de mise à l’écart pour une thérapie, mais dans notre société, il n’existe que la prison. Je n’ai d’ailleurs ressenti que ces trois possibilités : l’asile psychiatrique ; la mort ; la prison.

La prison, puisque la liberté n’est plus possible, au moins pour un  temps, pour parvenir à bien comprendre. J’ai ignoré la loi ; elle m’a rattrapé. Je dois accepter cela car c’est ainsi que je peux évoluer dans le bon sens. D’ailleurs, je n’éprouve aucune haine, ni envers ma famille, ni envers les juges, ni envers la société : je revendique ma responsabilité.

 

Le grillon – Que penses-tu de l’injonction de soins ?

 

Patient – En ce qui me concerne, je peux dire que ma demande de thérapie fut « pure et directe ». J’ai pris seul la décision de voir un psy. Néanmoins je crois que j’aurais accepté une injonction car on ne va pas forcément en traitement d’une manière spontanée ; cela ne nous vient pas systématiquement à l’esprit. Pourtant je pense que dans certains cas la thérapie devrait être obligatoire. Il y a des crimes qui sont trop graves, où la récidive peut se faire. Quelqu’un qui a commis des actes graves ne va pas bien dans sa tête ; il doit consulter.

 

Le grillon – Comment vois-tu ton avenir, du point de vue psychologique ?

 

Patient - Ce travail que j’ai fait depuis quelques années, en individuel et en groupe, servira à moi-même, mais aussi à mes enfants. Ceci permettra qu’ils ne reproduisent pas l’inceste. J’ai compris le passé … mon vécu. Et un jour, je saurai leur parler de ce qui fut « mon secret » car je veux qu’ils sachent.

 

Le grillon – Et ta fille ?

 

Patient – Je sais aujourd’hui que ma fille aussi a compris. Elle a beaucoup travaillé de son côté, avec un psychologue. Maintenant que la situation est éclaircie ; elle retrouve son équilibre. Elle ne reproduira pas l’inceste.

 

 

 

 

 

 

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