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L’ AIVI (Association Internationale des Victimes d’Inceste) s’est félicitée dans un document paru sur son site l’an dernier d’une décision ministérielle, dans le cadre du cinquième plan de lutte contre les violences faites aux femmes, décision qui informe sur le caractère médicalement infondé du « syndrome d’aliénation parentale ». Le communiqué ministériel note qu’ « aucune autorité scientifique n’a jamais reconnu un  tel « syndrome », et le consensus scientifique souligne le manque de fiabilité de cette notion. Il n’est reconnu ni par le Manuel Diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-V), ni par la classification internationale des maladies publiée par l’O.M.S. ».

 

Mais aucune note, ni de cette association, ni d’une quelconque autorité ministérielle, n’a relevé qu’un autre diagnostic, pourtant très couramment utilisé en France, ne figure ni dans le DSM 5, ni dans la classification de l’OMS, à savoir le diagnostic de « perversion narcissique ». Les responsables de l’association des victimes d’inceste pourront donc proclamer que les auteurs d’inceste ne doivent pas utiliser le « syndrome d’aliénation parentale » pour inverser les responsabilités entre l’agresseur et la victime, mais ils continueront sans nul doute à déclarer que ces mêmes auteurs sont des « pervers narcissiques ».

 

Ces deux appellations : « syndrome d’aliénation parentale » et « perversion narcissique » sont toutes deux contestables. Elles décrivent toutefois des situations réelles, même si elles sont statistiquement peu nombreuses. Et elles présentent en outre des liens de parenté qu’il est nécessaire de préciser.

 

Le syndrome d’aliénation parentale (SAP)

 

Le syndrome d’aliénation parentale décrit, dans des situations de divorce très conflictuel, le dénigrement auprès des enfants d’un parent, le « parent aliéné » par l’autre, « le parent aliénant », dans le but de couper les enfants de ce parent aliéné. Ce « syndrome » a été décrit en 1990 par un psychiatre américain, Richard Gardner. Mais il est vrai que  des études scientifiques poussées auraient été nécessaires pour pouvoir caractériser ces phénomènes comme un « syndrome » au sens médical du terme. De plus les termes utilisés, « parent aliénant », et « parent aliéné » sont très déplaisants et inadaptés en ce qu’ils font référence à la folie, ce qui n’a pas lieu d’être, le terme d’aliénation devant être compris dans son sens premier de rupture du lien et non de folie.  Ce n’est d’ailleurs pas le parent dénigré qui est le plus à plaindre dans ces situations, car ce sont les enfants qui  sont les véritables victimes démolies par cette manipulation. Enfin cette opposition « parent aliénant – parent aliéné » laisse entendre que nous sommes en présence d’un parent tout noir face à un parent tout blanc. La réalité relationnelle est toujours beaucoup plus subtile et plus nuancée. Le Dr Paul Bensussan qui a rencontré beaucoup de situations de ce genre lors d’expertises judiciaires et qui a tenté avec d’autres professionnels, sans succès pour l’instant, de donner une place à cette pathologie dans le DSM-V propose une définition plus centrée sur l’enfant victime lui-même. L’aliénation parentale deviendrait ainsi « la condition particulière d’un enfant (habituellement dont les parents sont engagés dans une séparation très conflictuelle) qui s’allie fortement à l’un de ses parents (le parent préféré) et rejette la relation avec l’autre parent (le parent aliéné ou rejeté) sans raison légitime.

 

Et il est possible de distinguer des stades légers ou modérés, marqués par la désaffection, la prise de distance ou l’indifférence à l’égard du parent rejeté, avec par exemple le refus des appels téléphoniques de ce parent, et des stades sévères où les bons souvenirs sont disparus ou niés, avec des distorsions cognitives, des croyances erronées concernant le passé, une dureté des sentiments sans ambivalence ni culpabilité. J’ai eu l’occasion, à la page 65 de ce blog, sous le titre « la parole de l’enfant dans les procédures judiciaires », de présenter une situation où l’enfant présentait tous les symptômes (ou plutôt tous les éléments pour ne pas employer un langage médical) décrits par Gardner dans sa définition des aliénations parentales les plus sévères, et qu’il nomme : la campagne de dénigrement, les rationalisations faibles, l’absence d’ambivalence, le phénomène du penseur indépendant, le soutien au parent aliénant, l’absence de culpabilité, la présence de scénarios empruntés, et l’animosité étendue à l’ensemble du monde de l’autre parent.

 

Alors, s’il ne faut plus parler de « syndrome », de « symptôme », ni d’ « aliénation parentale », reconnaissons au moins qu’il existe des situations conflictuelles dans lesquelles des enfants peuvent être amenés à prendre parti pour l’un ou l’autre de ses parents, soit de lui-même par souci de protéger un parent qu’ils estiment plus fragile, soit, le plus souvent, sous l’emprise ou la manipulation d’un  parent qui veut punir son partenaire dont il se sent abandonné, en le privant de ses enfants. Et dans ces cas d’emprise et de manipulation, la perversion n’est pas très loin.

 

Les allégations d’abus sexuels qui ont pour objectif de priver l’autre parent des contacts avec l’enfant du couple s’apparentent, bien évidemment seulement lorsqu’elles ne sont pas fondées, à l’aliénation parentale lorsque l’enfant est invité à confirmer les accusations et lorsqu’il finit par y croire lui-même.

 

La perversion narcissique

 

Cette appellation proposée initialement par P. Racamier pour désigner d’abord plus un mouvement qu’un diagnostic a été reprise et popularisée en particulier par Marie-France Hirigoyen dans son livre : « Le harcèlement moral, la violence perverse au quotidien », et est devenue dans notre pays une sorte de jugement moral passée dans le langage courant, et qui donne lieu à des présentations dans tous les magazines.  Une humoriste,  Blanche Gardin, n’explique-t-elle pas que toutes les femmes qui ont été larguées l’ont été nécessairement par des « pervers narcissiques » !

 

La perversion narcissique ne figure donc pas dans le manuel diagnostic et statistiques des troubles mentaux. Néanmoins, la perversion, qui au départ, visait essentiellement les troubles de la sexualité, la perversion sexuelle donc, figure dans le DSM-V au chapitre des « paraphilies », c’est-à-dire au chapitre de toutes les déviations sexuelles, de la pédophilie à la zoophilie.  Ce terme de « paraphilie », de même que toutes les appellations en « philie », est en fait une erreur sémantique, la « philia » grecque désignant un sentiment amoureux qui n’a rien de sexuel contrairement par exemple à « éros » comme nous l’avons déjà évoqué à la page 70 de ce blog à propos du sens du mot « pédophilie ». L’homosexualité faisait partie de ces déviations dans un passé récent. Le vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis définissait d’ailleurs, en 1967, la perversion sexuelle comme toute relation sexuelle non vaginale. Cette définition qui condamnait donc la relation homosexuelle serait aujourd’hui passible de condamnation pour homophobie.

 

Mais la perversion n’est pas seulement sexuelle. Elle est alors caractérisée par l’emprise, l’assujettissement, l’asservissement de l’autre. Elle n’existe donc que dans la relation avec l’autre, le plus souvent le conjoint, mais aussi les enfants, les voisins, les partenaires professionnels, qui deviennent ainsi le ou les victimes de ce lien pervers qui, selon l’étymologie latine, « met sens dessus dessous, qui anéantit, qui renverse de fond en comble » . Et pour ce faire,  la perversion suppose  un sentiment personnel de supériorité sur les autres. D’où le lien avec le narcissisme. Mais « perversion narcissique » constitue en fait un pléonasme. Il est en effet difficile de concevoir une perversion qui ne soit pas narcissique.  Le narcissisme est une condition nécessaire, mais non suffisante de la perversion. Le narcissique n’est pas nécessairement pervers, alors que le pervers est par définition narcissique. Ce qualificatif, narcissique, est seulement utilisé pour tenter d’aggraver dans l’esprit du public un processus pourtant déjà destructeur en lui-même.

 

Les troubles de la personnalité narcissique figurent d’ailleurs en tant que tels dans le DSM-V. Les personnes porteuses de tels troubles ont un sens grandiose de leur propre importance, en même temps qu’elles sous-estiment et dévalorisent la contribution des autres. Mais  le narcissisme, qui en soi n’a rien de pathologique, ne devient un trouble de la personnalité que lorsque le développement psychologique du sujet a connu dans le passé et particulièrement dans l’enfance, des failles mettant en péril l’estime de soi, d’où le besoin de se survaloriser et d’être admiré par autrui pour avoir le sentiment d’exister. C’est lorsque le manque d’empathie et de sensibilité aux besoins d’autrui évolue vers une exploitation plus ou moins consciente des autres que l’on entre dans le champ de la perversion.

 

Et, comme pour le syndrome d’aliénation parentale, il importe de considérer que ces troubles comportent des degrés divers.  Il faut tout d’abord bien distinguer les actes pervers, dont tout un chacun est capable à un moment ou à un autre de sa vie, de la structuration perverse de la personnalité qui s’inscrit dans une continuité liée à une histoire personnelle qui a connu des perturbations relationnelles plus ou moins précoces. Et dans ce cadre la perversion peut aller jusqu’à une volonté maligne de nuire, avec des violences psychologiques avec par exemple dans certaines violences domestiques l’isolement du conjoint et l’empêchement de contacts avec famille et amis, l’humiliation, le contrôle des activités de l’autre (sorties, dépenses, amis…), la manipulation mentale, à travers des messages contradictoires, parfois même dans la même phrase, pour que l’autre en arrive à se sentir l’unique responsable de ce qui lui arrive, et au final l’accusation de folie.

 

A un degré moindre, la perversion peut ne pas se manifester de manière constante, et être entrecoupée de moments de lucidité, de prises de conscience des dommages imposés à l’autre. Mais ces épisodes positifs dans la relation duelle sont le plus souvent vécus par la victime comme angoissants et déstabilisants, dans la mesure où ils sont rarement durables, et peuvent même être considérés comme un risque de manipulation supplémentaire par la séduction, afin de confirmer, selon l’expression d’A. Eiguer, « une conquête du territoire psychique de l’autre ».

 

Ce sont toujours les victimes de ce type de relation qui vont consulter et qui peuvent décrire ce qu’elles subissent. Les auteurs (qui sont plus souvent masculins que féminins) ne peuvent pas consulter puisqu’ils ont acquis la conviction qu’ils sont supérieurs aux autres et que ces sont les autres qui vont mal, voire qui leur font du mal. Ce ne peut être que s’ils prennent conscience au minimum de leur propre souffrance, de leurs propres failles narcissiques, sans les projeter à tout moment sur l’autre, qu’ils peuvent demander de l’aide. Mais cela suppose qu’ils acceptent de cesser d’utiliser l’autre pour combler leurs propres manques, leurs propres failles narcissiques. Cela suppose donc que s’installe un sentiment de culpabilité durable, la culpabilité étant à l’exact opposé de la perversion, ou pour parler en termes psychiatriques, cela suppose que la névrose l’emporte sur la perversion.

 

Dans le groupe de parole de victimes de violences conjugales que je co-anime au CIDFF du Calvados (et que nous avons présenté sur ce blog aux pages 23-1, 23-2 et 23-3 sous le titre « Prise en charge des victimes et prise en charge des auteurs »), nous rencontrons régulièrement des personnes qui nous parlent de relations de couple très inégalitaires, mais où la femme pourtant apparait plus mature que son conjoint, en dépit d’un niveau intellectuel du conjoint souvent supérieur. Ces femmes ont bien perçu les souffrances anciennes de leur conjoint et ont cru pouvoir se charger de la tâche de le sauver, de le soigner, alors que leurs propres souffrances passées  sont le plus souvent utilisées par le conjoint pour justifier sa domination et la disqualification de l’autre. Ces comportements s’apparentent à l’évidence à la perversion, lien pervers qui se joue à deux, avec la prise de pouvoir de l’un, paradoxalement le plus faible psychologiquement, sur le plus mûr, et la soumission de l’autre qui subit l’emprise, le contrôle et la manipulation, voire occasionnellement la violence physique, jusqu’à ce qu’il (ou elle) parvienne à demander de l’aide. Celui, (ou celle) qui subit cette emprise espère toujours parvenir à changer son partenaire, qui le (ou la) domine. Mais le (ou la) dominant(e) a besoin de l’autre, et de le (ou la) considérer comme un objet, pour continuer à affirmer son sentiment de propriété, de possession. Ce type de relation peut s’installer longtemps dans la durée, et pour sortir de l’emprise, il n’est pas rare que la seule solution soit la rupture du couple, sauf dans les rares cas où l’auteur de l’emprise accepte de s’engager dans un travail thérapeutique sur lui-même, condition essentielle avant une éventuelle thérapie de couple ultérieure.

 

Dans le groupe de responsabilisation d’auteurs de violences conjugales, nous rencontrons des hommes qui ont une obligation judiciaire de participer au groupe. Ils ne sont pas dans le déni des actes violents commis sur la compagne, même si la banalisation des faits de violence est fréquente. Ils acceptent de reconnaître leur responsabilité dans les crises du couple, tout en cherchant à partager cette responsabilité avec la conjointe. Ces hommes ne relèvent pas du diagnostic de perversion et peuvent envisager, lorsque le couple vit toujours ensemble, une amélioration relationnelle durable. Ils sont « immaturo-névrotiques », selon la classification proposée par R. Coutanceau, parfois, plus rarement « immaturo-narcissiques », mais ce ne sont pas des « immaturo-pervers », les moins nombreux de cette classification. Car, paradoxalement, les auteurs de violence psychologique qui relèvent de la perversion parviennent le plus souvent à passer au travers des mailles de la justice. Dans son livre autobiographique « Cris dans un jardin », Marie Murski détaille les 14 ans de violence perverse d’une rare intensité subis de la part de son mari qui n’a eu comme sanction, après le dépôt de plainte, qu’un « rappel à la loi » par le Procureur de la République.

 

L’aliénation parentale et la perversion, qu’on la qualifie ou non de narcissique, sont des phénomènes qui existent, et qui parfois même co-existent, même s’ils ne figurent pas en tant que tels dans les manuels officiels de psychiatrie. Des recherches statistiques sur ces deux types de troubles ont mis en évidence leur présence dans un petit pourcentage de la population. On parle de 3 à 5% de la population générale pour l’un comme pour l’autre de ces dysfonctionnements. Compte tenu de l’imprécision des définitions de ces troubles, ces chiffres n’apparaissent ni fiables ni valides. Sans doute l’aliénation parentale est-elle plus fréquente qu’on  veut bien le dire, et sans doute la perversion,  de toute manière narcissique, est-elle moins fréquente que ne le laissent entendre les magazines d’actualité. Il s’agit néanmoins de troubles graves, et dans les deux cas, les victimes, qu’il s’agisse des enfants dans le cas de l’aliénation parentale, qu’il s’agisse des partenaires, conjugal, familial ou professionnel, dans le cas de la perversion, ont beaucoup de mal à se dégager de l’emprise subie, qui perturbe gravement l’image de soi, c’est-à-dire… le narcissisme.

 

Michel Suard

ATFS Septembre 2017

 

 

 

 

 

 

 

 

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Published by suardatfs - dans violences conjugales
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1 - L’auteur

« Qui pourrait me croire si je racontais ? Je suis en enfer. Il crie si fort pour que je fasse ce travail, je cède, il me fait peur… s’il me voit inactive, il me tuera… »

Marie MURSKI est tombée entre les mains puissantes d’un prédateur pervers narcissique. Amoureuse, elle n’a pas vu le piège, ni le chasseur, ni l’affût. Elle décrit le processus irréversible de la violence, de la terreur, du décervelage, année après année, durant quatorze ans. Mise en esclavage, enfermée dans un jardin qui est son oeuvre et dont elle finit par comprendre qu’il sera son cimetière, elle est pourtant incapable de le quitter, de s’enfuir en le laissant voué à la destruction.

Marie Murski, d’origine polonaise par son père, est sage-femme de métier. Elle a exercé en tant qu’humanitaire en Afrique pendant quelques années, avant de se poser dans la Manche puis dans l’Eure où elle vit actuellement. Elle a publié de nombreux recueils de poésie et des nouvelles dans des revues, entre la fin des années 70 et le début des années 90 sous le pseudonyme de Marie-José Hamy.

En 1990, c’est lors d’une réunion-récital de poésie que Marie Murski fait la connaissance d’un homme. Un homme qui avait lu sa poésie, et qui la cherchait - La traque avait commencé, j’étais sur la liste… - un homme intelligent, cultivé, aux apparences élégantes et raffinées, dont elle va tomber amoureuse. Il se révèlera rapidement être son bourreau. Marie Murski a vécu séquestrée pendant quatorze ans avec un pervers narcissique.

C’est tout d’abord au fil d’un blog sur Internet, et anonymement, qu’elle livre le récit de ces années douloureuses. Aujourd’hui, ce blog est devenu le livre Cris dans un jardin ; il est le symbole de son engagement contre les violences faites aux femmes.

Après cette expérience traumatisante qui l’a éloignée de la littérature, Marie Murski retrouve la plume en 2011 et reprend l’écriture d’un roman commencé une quinzaine d’années plus tôt, Fiona, qui deviendra Le Chat silence paru en 2013 aux Éditions La Taillanderie.

2 - L’interview

Avez-vous, dans votre récit, changé les noms et les lieux ? Avez-vous encore peur ?

Dès la première écriture de « Cris dans un jardin », j’ai changé tous les noms, tous les lieux. J’étais encore dans la petite maison, très proche de la sienne, j’avais toujours peur de lui ; de plus je ne pouvais, ne réussissais plus, à prononcer son nom. Dans le Groupe de paroles, je l’appelais « mon voisin », puis, quand j’eus enfin déménagé, « mon ex-voisin ».

Pour le récit, il fallut lui trouver un nom. « Mon voisin » étant un prédateur, et St Hubert le patron des chasseurs, son prénom s’est vite imposé. Quant à son nom, je l’avais appris lors de mes études de sage-femme : le « trou de Botal » est un orifice qui, chez le foetus, fait communiquer les deux oreillettes du coeur ; cet orifice se bouche lorsque l’enfant vient au monde et respire. Botal est le nom du médecin (je m’en excuse auprès de lui) qui le premier, décrivit cet orifice. Je l’appelais donc Botal. Ce trou me semblait bien symboliser ce que cet homme avait été pour moi : un trou dans mon coeur.

Il a fallu que ce trou se bouche, qu’Hubert Botal disparaisse de ma vie, pour qu’enfin je puisse vivre et respirer pour moi-même.

A présent, je l’appelle HB.

Les noms sont donc changés. J’ai encore peur, parfois, en fulgurance.

Par la description du jardin et certains faits relatés, des personnes qu’il côtoyait à l’époque pourraient le reconnaître. Mais lui est incapable de jamais lire un tel récit, de voir la belle image qu’il veut donner de lui-même ainsi massacrée. Enfin, a-t-il intérêt à se dévoiler ?

Je pense aussi que pour lui, pour toujours, je n’existe pas. Pour lui, je suis restée « la chose » que j’étais. Moi, en tant qu’être humain, je n’existe pas.

Dans votre livre on peut lire des extraits de vos carnets. Sont-ils le point de départ de l’écriture de votre livre ? Quel(s) rôle(s) ont-ils joué dans celle-ci ?

Avant de rencontrer HB, je tenais déjà un journal. Lorsque j’ai commencé à créer ce jardin, j’ai eu très vite le sentiment, et HB m’entretins des années dans cette idée pour m’y faire travailler, qu’il deviendrait magnifique, et qu’un jour il serait visité. Je voulais pour cela avoir l’historique du jardin, c’est pour cette raison que tous les travaux sont détaillés. J’avais même imaginé en faire un livret, avec photos, « Histoire du jardin de Ludère ». J’espérais vivre à jamais avec mon jardin, et qu’il me fasse vivre aussi en y organisant des visites.

J’ai commencé à écrire le récit avec les carnets, ils se sont imposés. J’avais là une vraie mine d’or. J’ai commencé par les longs textes de la fin, les cris d’amour pour mon jardin. Ceux qui consolaient. À l’époque, de la petite maison où j’étais, je le voyais mourir, détruit, broyé devant mes yeux. Avec l’écriture je le gardais vivant. J’ai ensuite réorganisé le récit, et, les dates aidant, je pouvais écrire « les travaux et les jours » en quelque sorte.

Peu de choses violentes apparaissent dans les carnets car ils étaient dans la maison, HB pouvait les lire. Les dernières années pourtant, je n’en contrôlais plus l’écriture ; je les enterrais alors dans un trou près de la rivière et j’écrivais sur place. Cependant, quand je les relisais, certains endroits du jardin ou l’évocation de certains travaux me mettaient en grande souffrance car ils étaient liés, imbriqués à la violence et aux actes pervers. Certains noms de plantes aussi : camélia, azalée mollis, lilas… Ce chagrin, je le ressens toujours. 4

Enfin, je pense que les extraits des carnets constituent la partie littéraire, et quelque peu poétique, du récit. J’avais besoin d’eux. Au milieu des mots effroyables, là où le mot « innocence » était imprononçable, j’avais besoin de la poésie des carnets pour respirer. Et pour poursuivre l’écriture.

Diriez-vous que ce livre est libérateur, une étape nécessaire pour enfin tourner la page de cette douloureuse expérience ?

J’ai d’abord écrit « Cris dans un jardin » anonymement sur Internet, un blog qui a été très lu. J’ai ressenti alors une immense libération. J’écrivais tous les jours, et grâce à la magie d’Internet, on pouvait me lire aussitôt. Des femmes me contactaient de toute la France, mais aussi de Chine, des Etats Unis, de Russie, de partout. J’avais tant besoin de dire, d’expliquer, de comprendre aussi moi-même pourquoi et comment j’avais sombré dans une telle aliénation, allant vers la déchéance et la mort.

Je rêvais du livre bien sûr, sans trop y croire. Mais lorsqu’enfin, j’ai signé mon blog de mon nouveau nom d’auteur, à la parution de mon roman « Le Chat silence » en juillet 2013, le projet a pris forme et j’ai réécrit le récit en vue d’une publication. Libérée par cette nouvelle écriture, j’ai pu dire des choses que je n’avais jamais osé dire sur le blog, même anonymement.

Ce que je ressens aujourd’hui, à l’instant où ce récit s’imprime, à l’idée qu’il va paraître sur papier, qu’il va devenir un livre, est surtout de l’apaisement. Je n’ai plus honte. Le bâillon est enlevé.

Tout a été dit, enfin, à visage découvert.

Dans votre livre, le jardin apparaît comme un élément à la fois destructeur et salvateur, il est votre prison et votre échappatoire. Avec le recul, comment le voyez-vous ?

Au départ, il s’agissait de champs laissés en friche, 14 hectares, avec des vaches qui broutaient où elles pouvaient. L’amphithéâtre était un roncier inextricable de 400 m2 ; on ne voyait nulle part la rivière, les arbres vivants s’élevant au-dessus des arbres morts, étranglés par les lierres et les ronces.

J’ai créé ce jardin sur trois hectares, de la maison jusqu’à la rivière ; il est devenu un parc mille fois photographié et louangé par les visiteurs. Je l’avais créé de mes mains, je connaissais tout de lui.

J’ai toujours eu besoin de créer ; ne pouvant plus écrire, mon besoin de création s’est ainsi exprimé, le jardin était mon oeuvre. Il était comme un être vivant menacé de destruction, menacé de mort, en sursis.

Mon amour pour lui était décuplé par cette menace permanente. Car nous étions menacés ensemble. Je voyais sa mort, et je voyais la mienne aussi.

Par sa beauté, il me sauvait de tout. Je pouvais tout supporter pour lui, pour que nous restions ensemble. Il était le seul endroit possible pour moi sur la terre. Le seul endroit où j’avais l’autorisation d’être. C’était bien sûr HB qui orchestrait tout cela. Je n’étais pas « normalement » dans mon jardin : je me débattais dans un leurre gigantesque. Le jardin était mon oeuvre, ma joie et mon cimetière.

J’ai fui pour sauver ma vie, je l’ai abandonné, et je l’ai vu mourir. Mon coeur se serre, je pleure encore.

Mais quand je le revois dans toute sa magnificence, quand je pense à notre vie ensemble, je sais que mon amour pour lui est intact, et qu’il est vivant, à jamais inouï et merveilleux, intemporel, maintenant écrit dans un livre.

Vous dédicacez Cris dans un jardin à « toutes [vos] soeurs d’infortune ». Ce livre contient-il un message pour elles ?

Je pense que certaines des femmes qui me liront reconnaîtront, pour le subir ou l’avoir subi, le processus irréversible de violences que j’ai vécu. Pour moi, pour comprendre, mais aussi pour elles, « mes soeurs d’infortune », j’ai voulu écrire comment ce processus se met en place dès le début de la relation, comment il s'aggrave, comment il aboutit à la violence verbale, puis physique, d'une manière inexorable.

Il faudrait fuir à la première insulte, à la première gifle, et même avant, lorsqu’on perçoit des manoeuvres d’isolement, de dévalorisation, sous couvert d’amour. Car ensuite, on ne peut plus partir. Cela est difficilement compris par des personnes extérieures, mais « mes soeurs d’infortune » le savent : on répète ne pas pouvoir partir à cause des enfants, à cause d’une maison, d’un travail, pour moi c’était un jardin, mais en réalité, on ne part pas car on ne peut pas partir. Je n’étais pas en prison dans mon jardin, je pouvais m’enfuir. Je ne pouvais pas. Bien des personnes qui liront ce récit, se répèteront sans cesse : « Mais pourquoi ne part-elle pas ? » Je ne pouvais pas. J’étais sous l’emprise mentale d’un gourou, en totale sujétion psychologique ; les barreaux étaient dans ma tête, bien plus infranchissables que ceux d’une prison.

Je veux dire à « mes soeurs d’infortune » combien je les comprends, mais leur dire aussi de chercher de l’aide, de parler, car à ne pas savoir partir, on finit par mourir, par suicide ou sous les coups.

Il faut parler, « briser le silence », ôter le bâillon qui enserre. Beaucoup se reconnaîtront dans ce récit, elles verront que je n’ai pas su partir, mais que j’ai commencé à parler ; c’est à ce moment que l’on m’a aidée.

Si j’étais restée muette, bâillonnée, je serais morte.

Le CIDFF m’a aidée, et m’a sauvée. Seule, je n’aurais jamais pu.

Plus largement, ce livre signe-t-il un combat contre les violences faites aux femmes ?

Il le signe, absolument. Il s’agit d’un témoignage qui décrit la tentative de destruction d’un être humain en toute impunité. Ces hommes sont des prédateurs, des tueurs récidivistes. Ce sont des coquilles vides ; tels des vampires, ils se nourrissent de l’élan vital de leur victime. Ils sont intelligents, manipulateurs, prudents, on n’en voit guère dans les prisons. Pourtant ils tuent. Ignorant tout sentiment de culpabilité, ces pervers narcissiques pratiquent « le vampirisme au quotidien » comme l’a écrit Gérard Lopez, médecin psychiatre, fondateur du Diplôme Universitaire de Victimologie. Les femmes doivent apprendre à les reconnaître, il faut les décrire, parler d’eux, dire, et dire encore, car ils sont difficiles à démasquer, souvent brillants, diplômés, toujours charmants, polis et sympathiques.

J’espère que ce récit donnera des clés, permettra à certaines personnes de reconnaître les stratégies d’emprise et les actes pervers, pour elles-mêmes ou pour d’autres femmes qu’elles côtoient et qui cachent leur détresse.

J’aimerais aussi que les jeunes filles lisent ce livre, qu’elles puissent en débattre, de façon à être alertées si un jour, un « HB-Le danger » croise leur route ou celle de leur amie.

A la fin de votre livre, vous dites avoir repris l’écriture en 2011 de votre roman Fiona devenu depuis Le Chat silence. Diriez-vous que ce retour à la littérature marque votre retour à la vie ?

J’étais dans une grande mouvance d’écriture lorsque j’ai rencontré HB. C’est même pour cela qu’il m’a traquée, et trouvée. Mais mon écriture pour moi-même n’entrait pas dans son plan ; il fallait me faire disparaître aux yeux du monde, et, en vampire qu’il est, me vider de ce bien précieux, et s’en nourrir. Il abordait alors « sa période intellectuelle », il poursuivra, mais sans aucun talent.

Quant à moi, ignorante de ce « plan », apeurée, décervelée, je n’ai pas su protéger l’écriture, je l’ai abandonnée. Dans la violence et la férocité, je ne pouvais rester sagement assise à ma table, à écrire. Il fallait lutter contre les terres et les glaises, les cailloux, les tempêtes, pour résister.

Avec l’écriture du Chat silence, j’ai retrouvé ce bien précieux que j’avais depuis toujours. J’ai alors enfin repris pleinement confiance en moi.

Mais après ce retour à la littérature et la publication du « Chat silence », je me suis sentie freinée par les « Cris », incapable de reprendre mon roman « Les orchidées volantes », la poésie en attente, les sept nouvelles non publiées, le tout dormant dans des tiroirs depuis ma rencontre avec HB, il y a maintenant plus de 20 ans. En fait la publication de "Cris dans un jardin" va réellement tourner la page dont vous parliez, me libérer totalement.

HB n’a rien réussi à anéantir, ni en moi, ni autour de moi ; j’ai tout reconstruit. Le seul immense regret, et chagrin, que je ressens, ce sont ces quinze années d’écriture perdues. Ces années d’écriture ne me seront jamais rendues.

3 - Extraits

P 14

Il a broyé mon jardin.

Il le broyait, massif après massif, saccageant la roseraie, rosier après rosier. Il broyait le soir, au coucher du soleil, pour que je ne puisse prendre des photos et plus tard, l'accuser.

Il savait que j'avais commencé à l'accuser, contre toute attente, malgré toutes les constructions d'enfermement, d'isolement et de terreur tissées par lui année après année, pour que ma soumission soit totale, que jamais un mot contre lui ne sorte de ma bouche.

J'avais commencé à l'accuser, et il voulait me tuer pour cela. Il y pensait. En attendant, il détruisait mon jardin...

P 16

Après ce passionnant « Big Bang », les bottes, le charme, cette rencontre du 10 février, tout se passa très vite. Hubert Botal m'invita dans sa maison de Ludère, et dès mon arrivée, m'avoua d'une voix tremblante qu'il m'aimait, me cherchait depuis toujours.

Je fus étonnée, bouleversée : nous ne nous connaissions pas, comment pouvait-il m'aimer, décider ainsi, en si peu de temps, de passer sa vie avec moi ? Je ne m'interrogeai pas longtemps, son amour, son charme me submergeaient. J'étais venue, j'illuminais, disait-il ; il avait trouvé un trésor, répétait combien je sentais bon, criait son bonheur, déposait sa vie à mes pieds. Nous ne nous sommes plus quittés.

P 17

Notre rencontre n'était pas due au hasard, je sentais bon. Il avait chassé, flairé, rabattu et piégé une proie idéale, laquelle lui ferait de l'usage (la précédente n'avait duré que trois ans : elle avait de la famille, des parents, des frères qui l'avaient protégée, retirée des griffes). La chasse n'avait pas été vaine, le prédateur exultait ; j'avais le bon profil, et surtout, le bon mental.

P 19-20

Ingénieur agronome et chimiste de haut niveau, il avait laissé la recherche où il s'était pourtant distingué pour créer une société expérimentale d'agrochimie, « Alimex ». Il était brillant, entreprenant, décideur, fonceur, séduisant, extrêmement gentil et prévenant. Son intelligence et sa culture se révélaient avec superbe, séduisaient, enchantaient. De plus, c'est un excellent violoniste. La musique, puissante vague, douce au début, accueillie dans la joie, envahit ma vie. Durant ces premières semaines, j'avais peine à croire au miracle qui se produisait : comment un homme tel que lui, aussi brillant et séduisant, pouvait être à ce point amoureux de moi ? [...] Nous habitions en banlieue et il voulut, de manière urgente, deux choses : que je cesse de travailler, et un appartement à Paris. Je devais recevoir, suite à mon divorce, une certaine somme d'argent qu'il considéra très vite comme sienne 7

P 22

La violence parfois transparaissait, quelques secondes ; il se reprenait aussitôt, disait alors des mots d'amour, devenait tendre, jouait du violon pour moi. Je le voyais colérique, rageur, mais ses emportements ne duraient pas et son amour semblait infini, grandissant de jour en jour. Il voulait me voir heureuse, répétait-il, et mon travail était un handicap. Il m'aimait tant, ne pouvait supporter de passer une nuit sans moi. Comment pouvais-je le faire souffrir ainsi ? […] Je cessai de travailler en août 1990, six mois après l'avoir rencontré. […] À partir de ce jour je fus, sans m'en rendre compte au début, sous sa dominance, et c'est ce qu'il voulait. Mon argent disparaissait jour après jour, je n'en gagnais plus, je n'avais rien, je dépendais de lui et c'est ainsi qu'il me voulait. Il avait un plan pour l'élue, avant même de la rencontrer. Le miroir, la toile, le gouffre, tout était prévu.

P 25

C'était moi qui organisais ces rencontres, je prenais trop d'importance, j'acquérais du pouvoir. Il éclata en crises de colère terribles (elles firent partie des premières) avec insultes humiliantes, menaçant, rabaissant mes amies d'insupportable façon. Je ne comprenais pas, à l'époque, les raisons de cette hargne violente ; il n'en donnait d'ailleurs pas, il interdisait, cela devait suffire. […] Lentement, je me soumettais. Il y eut pourtant quelques révoltes de ma part, lors de ces premières crises. Je partis plusieurs fois sur la route en pleurant, à pied dans la nuit avec quelques affaires dans un sac. Où allais-je ?

P 28

L'isolement et la soumission devaient se faire progressivement, sans que je puisse m'interroger et trop m'effrayer, sans que je puisse avoir la moindre idée de ce qui allait advenir, ce qu'il voulait pour moi, en fait de bonheur, depuis le début : que je me prenne dans sa toile patiemment tissée et qu'il puisse m'y garder, à sa merci et à disposition, « légèrement vivante ». Les violences éclataient toujours à Ludère. Il y en eut bien quelques-unes à Paris, mais moins menaçantes, et très courtes. Craignait-il que cela s'entende ou se voie ?

P 37

La musique, avant lui, était de la joie pour moi. Avec lui, elle devint alarmante, dangereuse, menaçante. Omniprésente, elle précédait, accompagnait mon angoisse et ma peur, grandissait sous les insultes, aggravait les humiliations. Quand il poussait le bouton à fond, je savais que des violences se préparaient, je m'affolais, le coeur serré jusqu'à la nuque. La musique servait la terreur. Même en période d'accalmie, j'étais affectée lors des repas que nous prenions dans cette salle par la musique obligatoire, que je ne choisissais jamais (il m'était interdit de toucher à la chaîne stéréo), et toujours trop forte.

P 42 - 44

Septembre 1994

À partir de cette date, je travaillai en moyenne dix heures par jour, trois cent soixante-cinq jours par an, dans ce qui devenait mon jardin. Par tous les temps. L'été, je travaillais onze à douze heures par jour ; un peu moins l'hiver, les clairs de lune n'étant pas toujours suffisants (les dernières années, je terminais des travaux à la lampe torche). À partir de cette date, je n'allais plus jamais nulle part, même pour un week-end.

Mon jardin s'étendait sur trois hectares, depuis la maison jusqu'à la rivière. Je le créai seule, l'embellis jusqu'au bout et l'entretenais. Je transformai en pelouse ces trois hectares de champ en friche, pelouse qui servait d'écrin aux massifs et aux plantations et que je tondais seule pendant toute la saison. Hubert Botal traversait pour aller vers ses arbres plantés dans les champs, au-delà de la rivière, mais n'y travaillait pas. Je plantai des milliers de plantes. Plus de huit cents rosiers dont beaucoup de rosiers anciens, de rosiers anglais, des centaines de variétés; soixante-trois conifères nains en massif, une cinquantaine de lilas comprenant toutes les espèces, dix-sept magnolias, plus une centaine d'arbres et arbustes en groupe ou isolés. Je créai l'amphithéâtre après avoir mis des années à le préparer, quatre cent mètres carrés et environ cinq cents plantes en multitude de variétés : rosiers, rhododendrons, azalées, seringats, conifères, graminées, vivaces, etc.

P 51

Au cours de l'été, je bravais parfois l'interdiction et emmenais des petits groupes pendant les absences d'Hubert Botal, avec la peur au ventre ; beaucoup de visiteurs ont constaté cette peur que je ne réussissais pas toujours à cacher. J'étais en infraction, me sentais coupable d'avoir désobéi, mais j'avais besoin de montrer, même un peu, quelques heures, cette oeuvre à laquelle je travaillais tant. Ma vie intriguait les spécialistes ; je ne sortais jamais, même pour aller voir d'autres jardins, ne faisais partie d'aucune association, travaillais à l’excès pour faire et entretenir ce jardin très peu visité. Tous ceux qui entendaient parler du jardin voulaient le visiter ; ils repartaient émerveillés. Peu à peu, et sans aucune publicité, nous acquérions, mon jardin et moi, une notoriété qui rendait Hubert Botal extrêmement agressif. Il n'avait pas prévu cela. Il insultait plus que jamais à ce propos.

P 65-66

Je ne pouvais aimer, ni être aimée par personne ; cela faisait partie des règles à respecter pour vivre avec Hubert Botal, règles au nombre de dix que j'ai un jour écrites et affichées dans la cuisine. Elles y sont restées un certain temps :

Commandements

- Ne jamais montrer du bonheur ou de la joie, de la tristesse ou du chagrin devant toi.

- N'être aimée ni admirée par personne. Ne jamais parler de moi. Admettre que je n'existe pas.

- Ne jamais montrer d'attirance, de curiosité ou de sympathie pour quelqu'un.

- Ne jamais te contredire, ni discuter tes ordres, ni réfuter tes mensonges et tes contre-vérités.

- Ne jamais rien te confier, jamais, absolument jamais.

- Ne jamais être malade, ni fatiguée.

- Reconnaître ma nullité en tout, mon incapacité à travailler et mes dépenses outrancières.

- Me plier sans répondre à tes interdictions et punitions, admettre qu'elles sont méritées.

- Reconnaître que tu as le pouvoir et le savoir absolus.

- Ne jamais te dire que tu mens.

Cette affiche, pourtant grande, écrite en gros caractères au feutre noir, cette affiche ne le gênait pas. Sans doute était-il satisfait que j'aie enfin compris ce par quoi il fallait passer pour avoir la chance et l'insigne honneur de vivre avec lui.

P 72

Je ne voulais pas quitter Hubert Botal, je refusais de perdre mon jardin. cette idée même me glaçait ; je m'immobilisais alors, terrifiée, mon coeur battant jusque dans mes tempes, déraillant, hurlant jusqu'à mourir. Même dans la violence, même dans les menaces de mort, je voulais poursuivre cette oeuvre qui était au centre de tous les chantages. Je m'enfuis, sachant que je ne donnerais à personne les vraies raisons de cette fuite. Je voulais qu'il cesse les violences et comprenne que j'étais capable de partir s'il continuait. Pauvre, pauvre ! En m'enfuyant chez Joëlle, je n'allais pas bien loin, ne l'inquiétais pas beaucoup. Hubert Botal savait que Joëlle ne ferait rien contre lui, au contraire. Ma fuite fut un appel au secours, mais je n'allai pas chez la bonne personne.

P 93

Mon inexistence faisait partie de son plan, et ce plan je ne pouvais le comprendre, ni l'imaginer. Mais pourquoi (pourquoi ?) ne me suis-je jamais posé de questions quant à la démesure de mon travail ?

Le moteur s'emballait, mon corps peinait à l'extrême, je ne m'interrogeais pas, je poursuivais.

Telle un automate, décervelée, je poursuivais.

P 102

Parfois, je sympathisais quelques minutes avec des personnes rencontrées en faisant les courses le lundi matin, ou certains de nos voisins qui s'arrêtaient à la grille pour me parler de la beauté du jardin. Si je relatais ces rencontres, il dénigrait aussitôt : mes connaissances étaient vulgaires, ceux avec qui j'aurais pu nouer une relation d'amitié étaient « cons ». En rabaissant, souvent avec une rage inexpliquée, les personnes que j'appréciais, il me rabaissait aussi. Je ne savais m'entourer que de « connards » ! Heureusement, il veillait !

Seuls ses amis étaient intéressants, et si d'aventure, l'amitié naissait avec certains, il les éloignait aussitôt, ce qu'il fit avec Anne Ménéri et François évoqués précédemment. Avec le temps, je ne cherchai plus à nouer de relations, restais dans le vague et fuyais toute approche.

J'endurais assez de violences pour ne pas en provoquer davantage. Durant des années, je n'eus pour toute information que son discours.

P 138-139

« Oh mon unique, je sais tout de toi, tes plantules, tes plaintes, ta soif, tes faims souterraines, ton entêtement, ta petite vertu d'astéroïde. Je sais tout de toi, je t'ai fait naître, je te grandis, je te multiplie, je te propage, je te pullule, je te prolifère, je t'aime. Ah, si je pouvais te prendre dans mes bras et t'emmener, peut-être aurais-je alors la force de m'enfuir !... Mais sans toi mon merveilleux, comment partir sans toi ? »

Cependant, l'admiration immense que je lui portais commençait à décroître. Il continuait plus que jamais à s'autocélébrer, à imposer l'être supérieur et intouchable qu'il affirmait être, mais je n'étais plus dupe ; le miroir ternissait, l'alouette n'était plus éblouie, je percevais son vrai visage : le Mal grimaçant posé sur la coquille vide qu'il était.

Mais si je ne l'admirais plus, si je perçais à jour les leurres et les grands mensonges qui constituaient l'essence même de sa vie, et s'il le percevait, alors je ne lui servais plus, la chose que j'étais perdait sa fonction et devait disparaître.

Je sentais cela confusément : s'il découvrait que je ne l'admirais plus, je perdais ma raison d'être à ses côtés. Il fallait donc continuer à l'admirer. J'avais toujours cela dans un coin de ma tête lorsqu'il me parlait.

J'étais effrayée, me posais des questions quant à mon devenir, puis ne m'en posais plus, à nouveau noyée dans le travail et la beauté du jardin qui grandissait.

P 145

Je peine un peu à poursuivre ce récit, tout est si difficile à écrire, j'ai honte, comment ai-je pu sombrer ainsi sans réagir, accepter tant d'humiliations ?

J'ai grande pitié aujourd'hui pour celle que j'étais alors, pauvre chose courbée sur la terre, apeurée, décervelée, je voudrais lui dire : « Relève-toi, je t'en prie, relève-toi... »

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Published by suardatfs - dans violences conjugales