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  • : Le site web de l'association de thérapie familiale systémique - Caen (14)
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Le traitement judiciaire des crimes et délits sexuels varie d’un pays à l’autre, même lorsque les législations sont proches. La comparaison des pratiques judiciaires belges et françaises en est un bon exemple et témoigne en fait d’approches différentes de la criminalité sexuelle. L’étude présentée ici est très limitée puisqu’elle porte sur seulement deux situations, l’une française, l’autre belge, qui présentent un certain nombre de points communs : Il s’agit de viol dans les deux cas, par fellation. Dans les deux cas, la victime est un garçon, âgé de 6 ans. Ce sont des situations incestueuses, révélées directement par l’enfant à sa mère, chaque mère ayant aussitôt cru son enfant et mis en route la procédure judiciaire, sans déni de la part des auteurs. La durée des faits est équivalente dans les deux cas qui ont eu lieu à la même époque à deux ans près. Une différence importante toutefois : C’est le père qui est l’auteur dans la situation belge. Pour respecter son anonymat, il aura un prénom d’emprunt, Walter, puisqu’il est wallon. C’est un oncle mineur (17 ans au moment des faits), dans la situation française. Et comme il est français, on l’appellera Franck. Tous les deux ont subi des abus sexuels extrafamiliaux dans leur enfance, et ont vécu un épisode dépressif plus ou moins long. Enfin, ces deux affaires ont abouti à une peine de prison de même durée.

 

Ces deux situations apparaissent représentatives des différences de traitement judiciaire, même si chaque Cour peut avoir des pratiques différentes et si l’individualisation des peines va à l’encontre de toute systématisation.

 

Avant de présenter les grosses différences qui sont apparues dans le traitement judiciaire de ces deux affaires, comparables, il est nécessaire d’aborder d’autres points plus ou moins communs entre ces deux pays, à propos du code pénal, de la définition du viol, et des tribunaux compétents.

 

Définition du viol dans le code pénal. Tribunaux compétents

 

La définition du viol par la Justice est pratiquement la même en France et en Belgique. Pour le code pénal belge :

 

"Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu'il soit et par quelque moyen que ce soit, commis sur une personne qui n'y consent pas, constitue le crime de viol. 
Il n'y a pas consentement notamment lorsque l'acte a été imposé par violence, contrainte ou ruse, ou a été rendu possible en raison d'une infirmité ou d'une déficience physique ou mentale de la victime.

Quiconque aura commis le crime de viol sera puni de réclusion de cinq ans à dix ans. »

Pour le code français « Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu'il soit, commis sur la personne d'autrui par violence, contrainte, menace ou surprise est un viol.

Le viol est puni de quinze ans de réclusion criminelle ».

 

Même définition, donc, mais peines plus lourdes en France qu’en Belgique. Dans les deux pays, les peines sont fortement aggravées lorsque l’auteur est un ascendant de la victime, et lorsque la victime est mineure. En France, les circonstances aggravantes peuvent augmenter la peine de 5 années de réclusion. En Belgique la peine peut atteindre 30 ans pour une victime de moins de dix ans. Une curiosité juridique est apparue en France depuis l’an dernier, avec l’introduction explicite de l’inceste dans le code pénal. Curiosité juridique puisque en droit, cette nouvelle « catégorie » juridique ne peut plus être une circonstance aggravante, si bien qu’un viol incestueux risque d’être puni moins sévèrement qu’un viol par ascendant. Mais en fait, les tribunaux condamnent rarement au maximum des peines prévues par le code. Ce sera le cas dans les deux situations concernées ici.

 

Un viol est un crime, jugé normalement par une cour d’assises. Mais il arrive que pour accélérer les procédures, de telles affaires soient correctionnalisées. C’est une situation très fréquente en Belgique, plus rare et très contestée en France par les avocats des victimes. Il faut préciser que lorsqu’un tribunal français correctionnalise une affaire de viol, le coupable n’est plus jugé pour viol, mais seulement pour agression sexuelle. Et le mot viol ne sera pas prononcé au procès.

 

Ces correctionnalisations occasionnelles en France peuvent avoir un effet très pervers : Prenons, à titre d’exemple la situation d’un homme initialement mis en examen pour viol. Les auditions des enfants, les examens cliniques, l’enquête, révèlent qu’il n’y a pas eu viol. Mais le service social chargé de la protection de l’enfance persiste dans la conviction qu’il y a eu viol. C’est ainsi qu’une femme a écrit récemment à propos de son mari qui a été condamné pour agression sexuelle par un tribunal correctionnel :

 

 

«  La psy du service social après la deuxième permission m’a dit : « monsieur n’a aucune évolution de réflexion sur les actes commis ». La juge nous demande des attestations et la garantie d’une personne avec nous pour finalement dire que mon mari n’a aucune évolution de réflexion alors qu’il a été suivi régulièrement par une psy. Comment peut-elle dire des choses pareilles ? Lors de la 3ème permission elle commence par dire : «  nous sommes ici suite au viol de vos filles ». Mon mari lui répond « non il n’y a pas eu de viols » et elle lui répond « mais si ; mais cela a été correctionnalisé pour faute de place aux assises », ce qui est complètement faux. Il y a eu un non-lieu pour les accusations de viols car il n’y a pas eu de viols. Comment peut-elle dire des faits mensongers de la sorte ? Mon mari lui a dit qu’il veut bien payer pour ce qu’il a réellement fait, il est là pour ça mais non pas pour des choses fausses qu’il n’a pas commises et c’est là qu’elle s’est emportée en disant que mon mari n’est pas près d’avoir une permission puisqu’il nie les faits ». 

En fait d’effet pervers, on devrait peut-être plutôt parler d’attitude professionnelle perverse ! Pour corser les choses, il faut noter que cette femme, qui s’étonnait auprès de la conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation du refus du juge d’accorder une libération conditionnelle à son mari, s’est entendue dire que si elle avait divorcé, son mari serait déjà sorti de prison. C’est dire à cette femme qu’elle est responsable du maintien de son mari en prison…

 

Revenons, après cette parenthèse, à la Belgique où l’affaire de Walter a été jugée par un tribunal correctionnel, mais très clairement pour un viol commis sur son fils. Les tribunaux correctionnels ont l’avantage d’être un peu plus rapides que les cours d’Assises. C’est ainsi que le jugement de Walter a été prononcé deux ans après la révélation des faits. Franck, quant à lui, a été jugé par une Cour d’Assises pour mineurs, et a du attendre 4 ans après la révélation des faits avant d’être jugé.

Les faits incriminés

 

En ce qui concerne la nature du crime, le texte du jugement de Walter précise qu’il est « prévenu » d’avoir commis le crime réputé viol, à l’aide de violences, par le seul fait de la pénétration sexuelle, sur la personne d’un mineur de moins de 10 ans, avec la circonstance que le coupable est son père, et aussi d’avoir commis un « attentat à la pudeur » sur la personne de son fils. Il est précisé qu’il a caressé son fils, alors âgé de 6 ans, pendant plus d’un an, qu’il a pratiqué des fellations sur son fils et qu’une fois, son fils a été obligé de « mettre le sexe de son père en bouche », ce qui fonde la prévention de viol.

 

Les faits ont été considérés comme véritables dans la mesure où les déclarations de l’enfant ont été jugées crédibles par un expert, et où le père a fait des aveux circonstanciés.

 

Le tribunal a donc décidé de tenir compte de l’extrême gravité des faits, de la longueur de la période infractionnelle, de la rupture de la relation de confiance entre le père et le fils, et du traumatisme grave engendré, traumatisme constaté par un autre expert.

 

Les faits commis par Franck tels que relatés dans son jugement présentent quelques nuances par rapport au jugement de Walter. On note tout d’abord que si Walter est « prévenu » d’avoir commis des actes, Franck est désigné comme un « accusé, coupable » d’avoir commis des actes de pénétrations sexuelles, par violence, contrainte, menace ou surprise, sur la personne de son neveu, mineur de moins de 15 ans (en fait 6 ans), les faits étant ainsi qualifiés d’incestueux dans la mesure où cet oncle, alors âgé de 17 ans et ayant donc 12 ans de plus que son neveu, avait sur l’enfant une autorité de droit ou de fait, puisqu’il exerçait une fonction de gardien de l’enfant autant que ses parents, grands-parents de l’enfant.

Franck est en outre coupable d’avoir commis des « atteintes sexuelles » sur ce même neveu.

 

Les gestes sexualisés, sans pénétration, sont qualifiés en Belgique d’ « attentats à la pudeur ». En France ce terme est remplacé, depuis une réforme du code pénal de 1994, par celui d’atteinte sexuelle, ou d’agression sexuelle lorsque l’atteinte sexuelle est accompagnée de « violence, menace, contrainte ou surprise ».

 

Le texte du jugement de Franck précise les éléments à charge : la révélation de l’enfant, en pleurs, à sa mère, que son oncle lui avait touché les fesses et lui avait demandé de lui toucher le sexe, l’aveu de l’oncle à ses deux frères d’avoir « fait des choses » à son neveu, l’aveu à l’enquête d’avoir imposé à son neveu des atteintes sexuelles et des viols à 7 ou 8 reprises (masturbations et fellations faites à l’enfant et par l’enfant), mais déni de toute pénétration anale, contrairement aux affirmations de l’enfant.

 

L’expertise de l’enfant a conclu à l’existence d’un retentissement important et de troubles du comportement de type hétéroagressivité et isolement, des troubles du sommeil et de l’appétit ainsi qu’une énurésie secondaire.

 

Le texte du jugement analyse le fait que s’il n’y a pas eu de violence, de menace ni de contrainte physique, ce sont d’une part la surprise à l’encontre d’un très jeune enfant qui ne pouvait se rendre compte de la nature et de la portée des actes sexuels commis sur lui ou exigés de lui et d’autre part la contrainte morale que représente une position d’autorité pour empêcher l’enfant de parler à ses parents et un abus de la relation de confiance et d’affection entre l’enfant et son oncle, qui fondent la caractère criminel du viol.

 

Cette notion de « contrainte morale » a été introduite dans le code pénal français en 2010 afin de considérer que même après 15 ans, (âge théorique de la majorité sexuelle) en l’absence de contrainte physique, il peut y avoir jusqu’à l’âge de la majorité légale, une contrainte morale sur le ou la mineure de la part de l’auteur d’une relation sexuelle.

 

La personnalité et l’histoire personnelle de l’auteur. Le jugement.

 

Le tribunal belge va tenir compte de la personnalité et de l’histoire personnelle de l’infracteur, et aboutir à une conclusion, qui paraît impensable en France.

 

Le texte du jugement de Walter annonce qu’il tient compte des éléments de personnalité particulièrement inquiétants mis en évidence par une expertise psychiatrique et un rapport d’un service psycho-social. L’expert psychiatre parle d’hypersexualité avec un fonctionnement narcissique pervers. Le service social  évoque des troubles de l’attachement, un risque faible de récidive, mais la nécessité d’un suivi psychologique strict.

 

Le jugement tient compte par ailleurs des abus dont il a été victime entre 12 et 16 ans, pour lesquels il bénéficie depuis longtemps d’un suivi psychiatrique

 

Le jugement note que le prévenu n’a aucun antécédent judiciaire, a mis en place une thérapie avant même la révélation des faits, et de ce fait n’a pas fait l’objet d’un mandat d’arrêt, vit actuellement à l’étranger avec son épouse et ses enfants, bénéficie dans ce pays d’un suivi psychologique ainsi que sa famille, et a sollicité un sursis probatoire, en s’engageant à revenir chaque trimestre en Belgique pour rendre compte à la commission de probation de l’effectivité de son suivi psychologique.

 

Il est à peu près certain qu’en France, au nom de la protection de l’enfant victime, le père, et aussi compte tenu du diagnostic de l’expert, aurait été immédiatement séparé de son fils et incarcéré en détention préventive, et le jugement se serait posé la question du retrait de l’autorité parentale.

 

En fait, le tribunal belge a décidé d’accorder le sursis sollicité. Le prévenu a ainsi été condamné à cinq ans d’emprisonnement, avec un sursis pendant trois ans à l’exécution de cette peine, à condition de

  • suivre la guidance sociale de la commission de probation et d’avertir celle-ci de tout changement d’adresse ;
  • ne plus commettre d’infraction ;
  • poursuivre le suivi psychologique spécialisé, engagé à l’étranger.

Il aura en outre à payer des indemnités à la partie civile, c’est-à-dire à son fils, après expertise de l’enfant.

 

En ce qui concerne Franck, les attendus du jugement du tribunal français ne font aucune allusion à son parcours ni à sa personnalité. Le psychiatre qui a réalisé une expertise peu avant le jugement, après près de 4 ans de contrôle judiciaire, a toutefois été entendu par la Cour. Les conclusions de l’expert ont été beaucoup moins sévères que celles de l’expert de Walter. Selon l’expert de Franck, celui-ci n’est pas atteint d’une pathologie mentale aliénante. Il est responsable de ses actes. Il a une personnalité narcissiquement peu assurée. Il souffre de troubles anxieux et il a connu des périodes de dépressivité à dimension névrotique.

Il manque de confiance en lui et de maturité. Il est encore dépendant de sa mère.

Franck déclare que dans la période des faits il se trouvait désemparé et triste. Il se rendait compte du caractère inadapté de son comportement. Il était dans une dynamique d’excitation sexuelle régressive. Pour ce qu’on peut mesurer, il n’a pas évolué depuis sur le mode pervers.

Il exprime maintenant un véritable sentiment de culpabilité. Il s’inquiète aussi du traumatisme qu’il a pu causer. Il a tiré bénéfice de son suivi psychologique.

L’expert conclut :

- Pas de trouble mental aliénant ou de déficience intellectuelle.

- Infraction en rapport avec son immaturité et son manque de contrôle pulsionnel.

 - Pas d’état dangereux psychiatrique.

- Accessible à une éventuelle sanction pénale et réadaptable.

 

Le suivi psychologique réalisé au cours de 30 entretiens mensuels d’une heure, suivi résultant d’une obligation de son contrôle judiciaire, a donné lieu à un compte-rendu qui n’a pas été utilisé au cours de l’audience, et qui dit que :

« Franck F. a été très participant à toutes ces séances au cours desquelles ont été abordés :
- Son histoire personnelle (avec en particulier un viol subi à 11 ans par un ado de 17 ans) ;
- La composition de la famille et sa place difficile à trouver dans cette famille ;
- Sa relation avec son neveu et les abus commis ;
- Son authentique sentiment de culpabilité, sa souffrance d’être rejeté par une partie de sa famille (rejet total de la part de sa sœur, tentative d’étranglement de la part de son frère, mais soutien de ses parents) et son regret de ne pouvoir s’expliquer avec son neveu ;
- Son parcours scolaire (absentéisme fréquent en primaire, difficultés scolaires, orientation en CLIS, suivi Guidance puis SESAD, arrêt d’un an après un accident de scooter, puis CAP vente et lycée professionnel pour préparer un bac pro), parcours qui dénote des possibilités intellectuelles évidentes et qui se sont progressivement affirmées avec une réelle volonté de réussir ;
- Ses loisirs, ses compétences informatiques, sa vie affective ;
- Son orientation sexuelle, clairement hétérosexuelle avec des femmes de son âge ;
- Sa relation actuelle avec une copine, et les valeurs de loyauté et de fidélité qu’il entend promouvoir dans toute relation affective durable ;
- Ses projets d’avenir.

Les abus commis sur son neveu ne correspondent à aucun intérêt de nature pédophilique. Ils sont survenus dans le contexte d’une période de dépression au cours d’une année marquée par une tentative de suicide, une rupture sentimentale avec une copine, la seule personne à qui il avait pu parler du viol qu’il avait subi, et un accident de scooter qui l’a immobilisé pendant 6 mois.

L’envie de réussir le bac pro, de construire une vie de couple stable, en s’éloignant des relations compliquées aussi bien dans l’actuelle famille nucléaire que dans la famille élargie, sont le signe d’une maturité certaine. La trop longue durée du contrôle judiciaire aura paradoxalement facilité cette maturation ».

Le tribunal français a décidé de condamner Franck à la peine de cinq ans d’emprisonnement dont un an avec sursis mise à l’épreuve pendant trois ans, mesure comprenant en outre diverses obligations :

  • exercer une activité professionnelle ou suivre un enseignement ou une formation
  • se soumettre à des soins
  • s’abstenir d’entrer en relation avec la victime
  • être inscrit au fichier judiciaire national automatisé des auteurs d’infractions sexuelles (avec l’obligation, sans limite dans le temps, de justifier chaque année de son adresse auprès de la police)
  • payer des dommages et intérêts, (12 000 euros pour la victime et aussi 6 500 euros pour sa mère).

 

La durée des peines d’emprisonnement pour viol est en général beaucoup plus longue en France. C’est sans doute la minorité de Franck au moment des faits qui explique cette toute relative « indulgence » de la Cour d’Assises.

 

A l’issue du procès, Franck a été aussitôt conduit en détention, puisque le sursis ne concerne que la cinquième année de sa condamnation à 5 ans, ce qui a stoppé brutalement sa scolarité en lycée professionnel.  Ce qui n’empêche pas le tribunal de l’obliger, dès sa future sortie de prison, à exercer une activité professionnelle ou à suivre une formation.

 

Par contre, si Walter a été condamné lui, aussi à 5 ans d’emprisonnement, il reste libre, sous certaines conditions, pendant les 3 ans de son sursis.

 

En particulier les soins qu’il a entrepris à l’étranger sont reconnus et il doit les poursuivre. Par contre, les soins psychologiques de Franck, obligés pendant les trois ans du contrôle judiciaire ne sont pas évoqués dans le jugement. Il aura à nouveau une obligation de soins à sa sortie de prison. Mais les soins ne sont pas obligatoires, seulement conseillés, pendant le temps de la détention.

 

En outre, si Franck doit s’abstenir d’entrer en relation avec son neveu, Walter, par contre, a continué à vivre avec son épouse et ses enfants, dont celui qui a été la victime. Une loi française qui date de 2014 prévoit la possibilité de mesures de justice restaurative, c’est-à-dire de rencontres médiatisées entre des infracteurs et des victimes. Ce qui se pratique depuis plus de 20 ans en Belgique où la Justice est clairement orientée vers la réparation. Mais une autre loi en France, qui date de 2010 et qui est toujours en vigueur, interdit systématiquement tout contact entre un auteur de crime ou de délit sexuel et sa victime pendant l’exécution de la peine.

 

Une convention pour la mise en place de conférences restauratives en France pour mineurs délinquants, dans le département du Calvados, vient d’être signée au début de cette année 2017. Mais le Parquet a déjà exprimé un refus d’appliquer ces mesures aux situations d’abus sexuels commis par des mineurs, alors que cela existe en Belgique depuis 20 ans.

 

Ces deux situations, certes particulières et non généralisables, reflètent pourtant une différence fondamentale entre les deux pays, différence de regard de la justice et de la société sur ces problématiques de viol et tout particulièrement de viols intrafamiliaux. L’accent est mis en Belgique sur la réparation et sur les soins, alors qu’en France, la répression et la rupture des liens sont prioritaires.

 

D’où vient cette différence ?

 

Il est très difficile de justifier et de comprendre les raisons de l’attitude répressive de la France sur ces questions. Cette attitude n’est pas nouvelle puisque déjà en 1995, une étude du Conseil de l’Europe constatait que la France était le pays européen qui prononçait le plus de condamnations (par rapport au nombre d’habitants) pour des faits de délinquance sexuelle et le pays qui prononçait les peines les plus lourdes.

 

En ce qui concerne la Belgique, après l’affaire Dutroux et la « marche blanche », une commission nationale « contre l’exploitation sexuelle des enfants » a été instituée par le conseil des ministres, commission composée d’experts des trois communautés et de responsables politiques. Voici un extrait du rapport de cette commission, rapport qui date donc de 1998, extrait qui concerne tout particulièrement  ce qui fait une différence essentielle entre les deux pays, d’une part la question de l’obligation ou non du signalement aux autorités, d’autre part la question du maintien ou non des liens entre l’auteur et la victime.

« La question du signalement est une question délicate et difficile pour l’intervenant, mais aussi pour l’enfant qui décide de parler, dans la mesure où il est pris dans une relation d’ambivalence vis-à-vis de l’auteur. L’enfant demande uniquement que la violence ou la maltraitance cesse, mais il ne demande pas nécessairement à être séparé de l’un de ses parents, ni que l’un d’eux soit envoyé en prison….
Face à une telle situation, la Commission estime qu’il y a lieu de responsabiliser les différents acteurs… en refusant d’instaurer une obligation de signalement (qui est la règle en France, mais aussi au Canada). L’obligation de signalement risque de déresponsabiliser les intervenants qui, une fois le signalement effectué, ne s’estimeraient plus concernés.
Soit la personne considère qu’elle est à même de prendre en charge la situation en dehors de la sphère judiciaire et elle décide de ne pas révéler les faits. Dans cette situation, il lui appartient d’assumer cette responsabilité dans le temps par une intervention offrant suffisamment de garanties.
Soit l’intervenant estime que son action ne peut rencontrer de façon appropriée la situation problématique et il lui appartient de renvoyer la situation à d’autres organismes (ceci ne doit pas nécessairement prendre la forme d’un recours à la justice pénale)….

Dans les situations d’abus sexuel intra-familial, il faut réfléchir sur les effets, désirables ou non de l’intervention judiciaire, de la sanction éventuelle de l’abuseur sur sa famille et ses enfants, y compris la ou les victimes. Dans certaines situations où l’incarcération de l’abuseur peut entraîner des conséquences dommageables pour sa famille, on doit encourager d’autres mesures, des peines alternatives, ou d’autres modalités d’intervention plus adaptées au contexte. Lorsqu’il existe un rapport de parenté ou de familiarité entre l’abuseur et sa victime, certaines phases du traitement doivent s’articuler de manière dynamique et comprendre la constellation familiale. La question de la réconciliation entre l’abuseur et la victime reste ouverte. Selon le cas des rencontres à visée thérapeutique, entre l’abuseur et sa victime, peuvent s’organiser. Enfin, la famille de l’abuseur doit également être incluse dans ce processus thérapeutique, surtout lorsqu’il s’agit d’une situation d’inceste. Tout en respectant les désirs de la victime, l’intervention thérapeutique peut viser une certaine restauration sinon des relations humaines entre les protagonistes, au moins celle de l’histoire de celui qui a commis l’abus sexuel et de celle qui l’a subi. »

Les avis de cette commission ont été complètement pris en compte par les pouvoirs publics belges et sont toujours en application.

 

Réparation, soin, possibilité de désistance et de résilience caractérisent le regard de la justice belge sur ces crimes sexuels intrafamiliaux, alors que la justice française privilégie la méfiance, la répression, et la rupture des liens entre l’auteur et toute sa famille, et pourtant, dans les deux cas, en tenant compte de l’intérêt pour la victime.

 

Michel Suard

ATFS Caen

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Published by suardatfs - dans inceste justice
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Le code cache, protège ou révèle un sens par un mélange original d’ordre et de désordre. Trouver un sens consiste à découvrir le titre du mélange.

Michel Serres (in Darwin, Bonaparte et le samaritain)

 

Le sens des mots évolue au gré des évolutions de la société. Faut-il regretter ces évolutions sémantiques, ces déformations du sens originel, ces aggravations ou ces banalisations dues à l’usage ? Il importe pour le moins de comprendre ces évolutions, ces transformations, et peut-être de proposer des alternatives. C’est le but de cette présentation autour de trois notions qui concernent la problématique des déviances sexuelles : pédophilie, abus sexuel et inceste, pour lesquelles la charge émotionnelle qui les accompagne rend difficile la recherche objective du sens.

 

 

PÉDOPHILIE

Le mot pédophilie désigne l’amour pour les enfants. Mais l’étymologie (paidos – philia) n’évoque en rien un amour sexualisé. Ce terme est donc impropre pour parler d’une relation sexuelle condamnable entre un adulte et un enfant.

En grec ancien, plusieurs termes différents traduisent différents aspects du mot « amour » : philia, eros et agapè, auxquels ont peut ajouter storgè qui vise plus particulièrement l’amour filial. Philia est un terme général, qui désigne surtout l’amitié, sans aucune connotation sensuelle. Si j’aime la sagesse (sophia en grec), je peux en faire mon amie, et devenir un «philo-sophe ».  Mais il n’y a rien de sexuel dans cet amour. Lorsque je m’intéresse, comme ici, au sens des mots (logos), et que je joue avec eux, je peux me prendre pour un « philo-logue », mais sans aucune ambiguité de nature sexuelle. Quant au coton, qui est perméable à l’eau, et devient ainsi « hydro-phile », sa fusion avec l’élément aqueux n’a non plus rien de sexuel.

Eros et agapè se révèlent plus engagés dans la sexualité, au point que le pape Benoît XVI a consacré sa première encyclique en 2005, intitulée Dieu est amour, à la distinction entre ces deux aspects de l’amour, en particulier conjugal, l’amour physique, c’est-à-dire eros, et l’amour spirituel : agapè.

Puisque eros désigne tout particulièrement l’aspect « érotique » et donc sexuel de la relation humaine, on peut se demander pourquoi le terme existant : « pédéraste » n’a pas été retenu par les instances socio-juridiques pour caractériser la relation sexualisée avec un enfant. Peut-être la confusion fréquemment faite naguère entre pédéraste  (et son diminutif « pédé ») et homosexuel a-t-elle contribué au rejet de ce terme. Il est vrai qu’il n’était pas rare qu’un homme, homosexuel, soit affublé du sobriquet de « pédé » avec une suspicion d’attirance autant pour des hommes adultes que pour de jeunes garçons. Certains professionnels ont proposé de réserver le terme de pédérastie aux relations entre des adultes et des adolescents. Mais la racine paidos désigne bien des enfants, et l’amour pour des ados porte plutôt le nom d’hébéphilie.  Le diagnostic psychiatrique de pédophilie est réservé aux relations avec des enfants pré-pubères. L’origine du vocable « pédophilie » est en effet à attribuer à la psychiatrie américaine, qui a introduit dans les premiers manuels diagnostics et statistiques de la santé mentale (DSM) dans les années 80 le terme de « paraphilie » (aimer « à côté »), pour désigner toutes les déviances sexuelles, pédophilie, mais aussi hébéphilie, zoophilie, nécrophilie…). Or, un « zoophile » devrait pouvoir aimer s’entourer d’animaux sans pour autant avoir des relations sexuelles avec eux. Un nécrophile devrait pouvoir apprécier la compagnie des morts sans se sentir obligé de faire l’amour avec des cadavres.  L’usage de ces termes comportant la racine «philia» est pourtant passée dans le langage courant et dans le vocabulaire judiciaire. Curieusement, le terme de paraphilie, et son descendant : pédophilie, ont été créés au début du 20ème siècle par un psychiatre qui voulait remplacer le terme de perversion jugé trop violent par un terme plus soft. Or, aujourd’hui, le pédophile est au contraire devenu l’image du mal absolu. C’est regrettable au regard de l’étymologie. Et en ce qui concerne cette forme de grave déviance qu’est la relation sexualisée entre un adulte et un enfant, je préfère utiliser le qualificatif «  pédosexuel » que préconise l’association L’Ange bleu et sa présidente Latifa Benari.  Et n’utiliser qu’un qualificatif plutôt qu’un substantif permet de ne pas réduire la personne à l’acte commis. Les actes pédosexuels rentrent ainsi dans la catégorie de la pédocriminalité au même titre que la pédopornographie.

 

 

ABUS SEXUEL

Le terme « pédophile » est donc un abus de langage. Ce qui m’amène au problème que pose le terme « abus sexuel ». Un certain nombre de professionnels conteste l’utilisation de ce terme pour désigner ces actes que j’ai qualifiés de pédosexuels. L’argumentation utilisée consiste à considérer que l’usage sexuel d’un enfant étant lui-même interdit, le terme d’abus deviendrait totalement inapproprié. On peut faire la comparaison avec la publicité pour les alcools qui comportent tous maintenant la recommandation « l’abus d’alcool est dangereux pour la santé », ce qui implique que l’usage d’alcool est permis. (Il est même encouragé puisque source importante de revenus pour le trésor public !). Le terme d’abus sexuel sur les enfants pourrait donc de la même manière impliquer l’idée que l’usage sexuel est permis. Mais ce raisonnement n’est entendable que si l’on se situe à la place de l’enfant, si l’on pense comme un enfant victime dont on n’a évidemment pas à user sexuellement. Mais si l’on pense en adulte, les choses sont différentes. Un adulte a le droit d’user de sa sexualité. Il peut même l’user si cela lui chante. Mais lorsqu’il oriente sa sexualité vers un enfant, ou vers une personne vulnérable ou une personne non consentante, là, certes, il commet un « abus ». Le verbe « abuser », le substantif « abus », sont des termes qui ont un sens actif et qui mettent en cause d’abord l’acteur de ces actes abusifs. L’expression abus sexuel sur un enfant est bien un abus de pouvoir. Faudrait-il pour autant condamner l’expression abus de pouvoir ?

Les contempteurs du terme « abus » proposent souvent de lui substituer le terme d’ «agression». C’est une possibilité intéressante, dans la mesure où il s’agit d’un terme juridique, mais qui présente l’inconvénient d’être trop limitatif. L’ « agression » sexuelle est l’une des deux formes de délits sexuels nommés par le code pénal, à côté de l’ « atteinte » sexuelle.  Dans ce cas, il serait donc plus juste de remplacer le mot « abus sexuel » par « agression ou atteinte sexuelle ». D’autant plus que le terme « atteinte » présente un sens passif qui lui permet d’être connoté davantage du côté de la victime. Mais les opposants au terme abus ont la volonté de trouver le terme le plus fort possible, le plus violent possible pour désigner ces atteintes sexuelles sur des enfants, commises, selon le code, soit avec « violence, menace, contrainte ou surprise », pour ce qui est des « agressions », soit sans ces ingrédients, dans le cas des «atteintes ». Mais les contempteurs de l’abus ont tendance à considérer que l’enfant victime est toujours contraint, ou menacé ou violenté, et qu’il ne peut donc être concerné par l’article du code pénal qui définit l’atteinte sexuelle. En fait, entre abus, atteinte et agression, ces professionnels, orientés principalement vers la protection des victimes, recherchent le terme perçu comme le plus violent pour désigner l’auteur des abus.

Puisque le terme abus désigne d’abord l’auteur, il suffit de bien préciser « abus sexuel sur enfant » pour que le sens soit clair. Ou bien le terme le plus approprié ne serait-il pas tout simplement « violence sexuelle » ? L’Observatoire National de l’Action Sociale décentralisée (ODAS) avait proposé en 1994 une définition, toujours actuelle, de la maltraitance sur les enfants : « Un enfant maltraité est un enfant qui subit des violences physiques, des violences sexuelles, des violences psychologiques, des négligences lourdes qui ont des conséquences graves sur son développement physique et ou psychologique ». Ce terme générique de violence paraît tout à fait adapté. Pour ma part, j’utilise indifféremment les termes d’ « abus sexuels sur les enfants » et de « violences sexuelles sur les enfants », en laissant à la justice le soin de distinguer ce qui est de l’ordre de l’atteinte sexuelle, de l’agression sexuelle et du viol.

 

INCESTE

C’est aussi parmi les contempteurs du mot abus sexuel que l’on trouve les promoteurs de l’introduction du mot inceste dans le code pénal. J’ai déjà dit à maintes reprises sur ce blog l’erreur sémantique que constitue cette entrée dans le code pénal. Résumons ici ces critiques.

La plus grande partie des abus sexuels (ou violences sexuelles) sur des enfants est commise par des proches : membres de la famille ou amis qui fréquentent régulièrement la famille. Mais tous ces abus ne sont pas nécessairement incestueux puisque l’inceste désigne des relations sexuelles entre des personnes qui n’ont pas d’accès possible au mariage. Il faudrait donc réserver les termes juridiques d’atteinte sexuelle incestueuse et d’agression sexuelle incestueuse aux situations où cette relation sexualisée a lieu entre des personnes qui n’ont pas, de toute façon, la possibilité de se marier : parents,  grands parents, frères et sœurs, oncles et tantes, comme c’est bien précisé dans le code civil. Dans notre législation, une relation sexuelle, consentie ou non, entre des cousins, ne justifie pas le qualificatif d’incestueux, contrairement à ce que réclame encore par exemple l’association internationale des victimes d’inceste (AIVI). De même, les relations beau-père/belle-fille ou beau-fils, beau-frère/belle-sœur… ne devraient pas être nommées incestueuses. Les limites de l’inceste peuvent varier d’un pays à l’autre ou d’une époque à l’autre. C’est ainsi qu’au 11ème siècle, le mariage entre Guillaume le Conquérant et Mathilde de Flandre a été condamné par le pape Léon IX parce que ces deux personnes étaient cousins au 5ème degré. Ils se sont mariés malgré cette interdiction et leur mariage a été validé 10 ans plus tard par le pape suivant Nicolas II, à condition qu’ils construisent deux abbayes qui témoignent encore aujourd’hui à Caen de cet accord papal. (voir aussi sur ce blog l’article n°47 de Pierrette Lemoine sur l’évolution du concept de violences sexuelles à travers l’histoire)

Mais aujourd’hui, le mariage entre cousins, même cousins germains, est admis par notre code civil.

La définition de l’inceste, telle qu’elle vient d’entrer dans le code pénal, et qui inclut donc les relations par exemple entre  un beau-père et sa belle-fille mineure, est donc inadaptée. Nous avons donc aujourd’hui dans notre code pénal une définition de l’inceste sur mineur, définition qui est différente de la définition, implicite, de l’inceste présente dans le code civil.

Pédophilie et inceste, deux termes inexacts, impropres, qui constituent cependant les deux grandes catégories d’abus sexuels. Je préfère, pour ma part, parler d’une part d’abus sexuels extrafamiliaux, ce qui correspond à peu près à ce qu’on nomme habituellement pédophilie, ou actes pédosexuels,  et d’autre part d’abus sexuels intrafamiliaux, commis sous le toit familial, ce qui inclut l’inceste au sens strict mais aussi les abus commis par beau-père ou famille d’accueil. Nous disposons de peu d’études comparatives sur les différences de vécu des victimes d’abus intra et extrafamiliaux, de même que sur les différences entre les auteurs intra et extrafamiliaux. On sait déjà que les auteurs d’abus intrafamiliaux récidivent beaucoup moins que les auteurs extrafamiliaux, ce qui permet par exemple à l’administration pénitentiaire française d’orienter des condamnés pour des crimes sexuels intrafamiliaux vers la seule prison française « ouverte », à Casabianda en  Corse. On sait aussi que ces auteurs sont en général plus âgés que les auteurs d’actes extrafamiliaux. Et il apparaît que les abus intrafamiliaux relèvent plus d’un fonctionnement familial perturbé que d’un trouble de la sexualité ou d’une pathologie individuelle chez l’auteur. Mais nous aurions besoin d’études plus approfondies sur ces différences.

 

L’usage a déformé le sens du mot pédophile (attention à ne pas trop dire qu’on aime les enfants !...). Une militance virulente cherche à éliminer le terme abus sexuel. La loi impose une nouvelle signification au mot inceste. Le vocabulaire évolue, certes. Il reste à être vigilant sur son utilisation et à ne pas considérer « le » pédophile, « l’ » incestueux, « la » victime, comme des modèles généraux, comme des stéréotypes. Toute généralisation est dangereuse, mortifère, et constitue un abus supplémentaire de langage. Chaque victime d’abus sexuel, chaque auteur d’abus, est un être unique, un être humain complexe, différent de tous les autres et qui possède une quantité d’autres caractéristiques que son état de victime, que ses actes pédophiles ou incestueux.

 

Michel SUARD

30 octobre 2016

 

 

 

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Published by suardatfs - dans Inceste
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Jean-Baptiste et Véronique formaient un couple heureux, stable et sans histoire. Tous deux avaient passé la cinquantaine et pouvaient se féliciter de leur réussite professionnelle et sociale. Jean-Baptiste était très satisfait de son activité d’expert-comptable, et Véronique venait d’accéder à une responsabilité de chef du personnel dans une entreprise de logistique. Leur fille aînée, Cécilia, poursuivait à l’université des études de mathématiques et envisageait le professorat. Elle avait acquis un début d’indépendance financière en donnant des cours dans une école privée. Ses parents avaient eu un peu de mal à accepter le compagnon de leur fille, Ghislain, avec qui elle s’était déclarée en concubinage. Cet étudiant en arts du spectacle s’éloignait quelque peu du modèle familial marqué par la logique, voire une certaine rigidité. Il avait 24 ans et même s’il commençait à participer à l’organisation de spectacles dans la région, Jean-Baptiste et Véronique avaient du mal à l’imaginer capable de faire vivre le jeune couple dans la durée. Mais ils tenaient à respecter le choix de leur fille, qu’ils n’avaient en rien perdue puisque le jeune couple vivait avec eux dans leur grande maison. Par ailleurs, il est vrai que c’était un garçon fort sympathique, original, certes, mais aussi très serviable et agréable à vivre. De plus, il avait accepté de venir en aide à Audrey, la seconde fille du couple, qui n’avait que 16 ans à peine et qui avait quelques difficultés à accepter les règles de la scolarité. Son père, Jean-Baptiste avait espéré avoir un garçon, et la naissance avait été certes une déception, mais il avait finalement montré un attachement même un peu étouffant envers cette fille, très vivante, dynamique, voire fantasque et assez difficile à cadrer. Elle avait doublé sa classe de 4ème et ne savait pas ce qu’elle ferait après la classe de 3ème où ni les études, ni la compagnie des copines et des garçons n’éveillaient d’intérêt chez elle. Elle avait eu du mal à accepter que Ghislain, son beau-frère, se propose de l’aider dans ses devoirs et dans l’organisation de son travail. Sans doute déçue que son père délègue cette tâche à Ghislain, mais en même temps quelque peu jalouse de sa sœur qui réussissait dans ses études et dans sa vie sentimentale.

Elle appréciait toutefois le caractère très enjoué de ce beau-frère. En outre, il était beau garçon. Et de son côté, il appréciait l’entrain et les rires d’Audrey et leur complicité dans la fantaisie s’est accentuée face au cadre très organisé du reste de la famille. Finalement, tous deux passaient ensemble de très bons moments, qui n’étaient pas sans faire rêver la jeune adolescente. Et lors d’un déplacement où ils sont allés tous les deux pour assister à un spectacle, dans la prévision d’un stage préprofessionnel à réaliser au cours de l’année de 3ème, un arrêt dans la campagne les a rapprochés, et sans qu’il soit possible de dire qui a pris l’initiative de la première caresse, ils ont eu, dans la voiture, une relation sexuelle.

Sortie de la voiture, tout en réajustant ses vêtements, Audrey avait envie de hurler sa joie. Elle n’avait jamais eu de contacts physiques avec un garçon. Elle envoyait promener les copains de classe qui tentaient de l’approcher. L’an passé, en classe de 4ème, elle avait même giflé un garçon de 3ème qui avait voulu l’embrasser. Elle en avait parlé à son père qui l’avait encouragée à ne pas se laisser faire, et qui ne tenait pas à ce que sa fille fréquente trop vite la gent masculine. Certes, depuis quelques semaines, elle ne s’endormait jamais le soir sans s’imaginer dans les bras de son beau-frère. Mais elle n’osait pas y croire vraiment. Et là, première expérience, premier rapport sexuel, et un plaisir immense. « Je suis une vraie femme ! » Et en plus, « j’ai fait l’amour avec le mec de ma sœur ! ». Quelle victoire !

De son côté, Ghislain était un peu plus mesuré. Satisfait certes, mais surpris aussi, à la fois de s’être ainsi laissé aller à un désir qu’il ressentait depuis qu’il s’approchait de la sœur de sa compagne, (une mineure !, mais elle fait quand même beaucoup plus que son âge) et surtout inquiet des suites possibles dans ses relations avec Cécilia, et plus encore très embêté d’avoir ainsi trahi la confiance de son beau-père.

Ils sont remontés dans la voiture en silence, et Ghislain a seulement commenté : « Pas un mot de tout cela à la famille. Et cela ne devra plus se reproduire ». « D’accord » a répondu Audrey. Elle était bien évidemment d’accord pour ne rien dire à ses parents et à sa sœur. Mais son accord pour ne pas recommencer était beaucoup moins évident, tant cette découverte lui donnait envie de renouveler l’expérience.

Quelques kilomètres plus loin, « Est-ce que tu prends la pilule ? ». Ghislain réalisait un peu tard que leur relation avait été si spontanée qu’il avait oublié d’envisager un rapport protégé. « Euh ! non ». Deux idées parfaitement contradictoires ont alors traversé la tête d’Audrey : Catastrophe ! Je ne suis pas prête à être enceinte. Et en même temps : Formidable, j’attends un enfant de Ghislain… En fait, elle n’e s’était jamais posé la question de la contraception. Sa sœur avait bien essayé de lui en parler l’année précédente, mais Audrey lui avait répondu que cela ne l’intéressait pas. Ce sujet ne faisait d’ailleurs pas partie des échanges dans la famille. En matière d’information sexuelle, elle s’était contentée des cours proposés en 4ème en classe de SVT. Et elle avait toujours évité les discussions entre copines autour de leurs flirts ou de leurs tampons…

Elle se souvenait qu’en cours on avait parlé du planning familial ou du centre de planification. Elle se dit alors qu’elle irait prochainement dans l’un de ces centres pour avoir plus d’informations.

Au retour à la maison familiale, la consigne de silence et de distance raisonnable a été respectée par les deux « amants », mais les contacts furtifs leur signalaient bien que rien de ce qui s’était passé n’était oublié, ni condamné. Audrey a retrouvé ses notes de 4ème avec l’adresse du centre de planification. Surprise de constater qu’elle avait noté qu’il était possible de consulter ce centre sans avoir besoin de l’accord des parents. Elle a pris rendez-vous et a trouvé une écoute très compréhensive. Informations sexuelles détaillées, test de grossesse négatif, et prescription de la pilule. Tout en bon ordre, elle pouvait continuer à rêver se retrouver dans les bras de Ghislain. Mais lui, qu’en pensait-il puisqu’on n’en parlait plus ? Il savait bien qu’il aurait du trouver un prétexte pour stopper son tutorat scolaire auprès d’Audrey, qui était tout à fait capable de travailler seule. Mais il se rendait compte que sa relation avec son élève lui apportait plus de satisfaction que ce qu’il vivait avec Cécilia. Plus proche et plus en accord avec le caractère d’Audrey, ses rires, ses idées sur la vie, sa légèreté.

Et quelques mois après leur balade en voiture, une pression un peu forte sur l’épaule de la jeune fille au cours du contrôle d’un exercice de maths a fait lever brusquement Audrey, ils se sont embrassés et se sont retrouvés allongés sur le lit. Audrey ne pouvant cacher son plaisir, le bruit a alerté sa mère qui lisait dans le salon voisin, qui est venue frapper à la porte de la chambre de sa fille, et qui, n’obtenant pas de réponse, est entrée et a poussé un cri en voyant sa fille dans une attitude qui ne laissait aucun doute sur l’activité en cours…

Véronique a prié Ghislain de sortir de la chambre, et elle a adressé une gifle magistrale à sa fille, avant de la prendre dans ses bras et de pleurer avec elle. Sentiments contradictoires également chez Audrey, adolescente frustrée et en colère contre sa mère qui la privait de son amoureux, et en même temps petite fille qui retrouvait la protection et la chaleur maternelles. Dans cette ambivalence, elle était incapable d’exprimer quoi que ce soit. Aussi, est-elle restée enfermée dans sa chambre jusqu’au soir.

Véronique ayant informé son mari, le couple a tenu un conseil de guerre le soir même. Jean-Baptiste voulait mettre immédiatement Ghislain à la porte de la maison. Véronique lui a demandé d’attendre que Cécilia rentre de son voyage d’études pour qu’elle prenne elle-même sa décision. Mais Ghislain n’a pas attendu le retour de sa compagne. Il est parti se réfugier chez sa sœur aînée. Sur son conseil il a adressé un courrier à Cécilia dans lequel il lui demandait pardon avec des explications très embarrassées. Cécilia lui a répondu d’un mot qu’elle ne voulait plus entendre parler de lui. Dès le lendemain du départ de Ghislain, sans attendre la réaction de Cécilia, Jean-Baptiste est allé porter plainte pour détournement de mineure, ce Ghislain ayant nécessairement, selon lui, abusé de son autorité sur Audrey, forcément innocente. Et pour mieux la protéger, il a décidé de l’envoyer immédiatement et pour quelque temps chez sa grand-mère. Leur ami médecin accepterait sans aucun doute de faire un certificat de maladie pour une absence au collège de quelques jours.

L’officier de police judiciaire qui a reçu Jean-Baptiste le lendemain et pris sa déposition lui a expliqué que l’infraction caractérisée s’appelait, conformément à la loi du 14 mars 2016, un viol incestueux puisque commis par le concubin de la sœur de la victime, mineure, sur qui il a une autorité de fait. Quelques semaines plus tôt, le qualificatif d’incestueux n’aurait pu être retenu puisqu’il ne figurait pas encore dans la loi. On aurait pu parler seulement de viol par personne ayant autorité.

Cette loi n°2016-297 du 14 mars 2016, dans son article 44V, modifie l’article 222-31-1 du Code pénal qui stipule que « les viols et les agressions sexuelles sont qualifiés d’incestueux lorsqu’ils sont commis sur la personne d’un mineur, par

1° – un ascendant,

2° – un frère, une sœur, un oncle, une tante, un neveu ou une nièce,

3° – le conjoint, le concubin d’une des personnes mentionnées au 1° et 2° ou le partenaire lié par un PACS avec l’une des personnes mentionnées aux mêmes 1° et 2°, s’il a sur le mineur une autorité de droit ou de fait.

L’officier de police judiciaire lui a annoncé par ailleurs qu’après avis du procureur, une enquête serait diligentée qui nécessiterait l’audition d’Audrey, et sans doute une expertise gynécologique et aussi psychiatrique, avant de rencontrer plus tard le coupable. Mais les éléments déjà fournis par le père paraissaient très clairs, et très probants. Jean-Baptiste était confiant. Ce salopard de Ghislain allait payer pour le mal qu’il avait fait à son bébé. Et peu lui importait le nom d’inceste donné à la chose. Sa fille avait été violée. Un point c’est tout. Et le coupable, ce prédateur, devait disparaître de sa vue et de sa vie.

En rentrant chez lui, toutefois, il est allé se renseigner sur internet à propos de cette histoire d’inceste. Et il est tombé sur le site d’associations de victimes d’inceste. Il a pris contact avec l’une d’elles qui lui a proposé de l’aide avec l’assistance d’un avocat, l’association se proposant de se porter partie civile dans le procès qui va suivre. Mais il a eu très vite l’impression que cet organisme voulait utiliser Audrey pour se faire connaître et, en bon comptable qu’il était, il a bien compris que c’était pour l’association un moyen de gagner de l’argent. Il n’a pas donné suite non plus à la proposition de groupe de parole pour la victime car il n’a pas ressenti que ces actions pouvaient être bénéfiques pour sa fille qui, selon lui, avait surtout besoin d’oublier cet épisode et de se recentrer sur ses études. De plus, il connaissait un bon avocat qui prendrait à cœur les intérêts d’Audrey et de toute la famille.

Veuve depuis plusieurs années, la grand mère paternelle d’Audrey vivait seule dans une petite ville pas très éloignée de son fils. Elle avait accepté de sacrifier ses après-midis au club du 3ème âge, où elle excellait pourtant dans les matchs de scrabble contre tous les autres anciens de la commune, pour répondre à la demande de son fils d’héberger Audrey pendant quelques temps. Audrey aimait bien sa grand-mère, et son jardin autour de la maison, mais elle supportait difficilement la compassion de cette femme qui ne comprenait rien à sa situation, pas plus d’ailleurs que son père et sa mère. Le seul mot de « viol » qu’ils employaient à tout bout de champ la révulsait. Et elle enrageait de voir qu’on la privait de voir Ghislain. Elle aurait voulu crier qu’elle était amoureuse de son beau-frère, mais la pression familiale était telle qu’elle n’osait rien dire qui se retournerait à coup sûr contre elle et contre son amoureux. Cette pression s’est faite encore plus forte pendant le trajet en voiture, quand son père est venu la chercher pour l’emmener à l’Unité médico-judiciaire où elle devait être entendue par la police. Incapable de dire quoi que ce soit à son père, elle avait envie d’exploser, et c’est ce qui est arrivé face à l’officier de police judiciaire, très mal à l’aise face à cette adolescente qui déversait des torrents de larmes et qui se montrait incapable de répondre à la moindre question. L’audition s’est trouvée écourtée et la psychologue qui assistait le policier, derrière la glace sans tain, a interprété ce comportement dépressif comme un signe évident post traumatique qui ne pouvait que confirmer le viol subi par cette jeune fille.

Soulagée en constatant la brièveté de cette séance, Audrey a pensé qu’ainsi on classerait certainement cette affaire, et qu’elle pourrait bientôt revoir Ghislain. Elle ignorait que les silences et les larmes pouvaient être analysées autrement. Elle ne savait pas non plus que l’examen de la situation n’était pas terminé. Examen gynécologique par un médecin légiste, sans préparation, sans autre explication que celle donnée par ce médecin avec un tel accent étranger qu’elle n’a rien compris à ce qu’il disait. Examen douloureux et qu’elle a véritablement vécu, oui, cette fois, comme un viol. Très en colère, désemparée, mais là encore incapable d’exprimer ses émotions, même à sa mère, venue la rejoindre à l’hôpital. Quelques minutes passées dans les bras de sa mère lui avaient néanmoins permis de reprendre ses esprits. Il restait à rencontrer l’expert psychiatre. Et là, elle a décidé, de manière délibérée, de se comporter comme avec le policier : crise de larmes et pas un mot ! Et ça marche ! La pédo-psychiatre, qui avait l’habitude de travailler avec des victimes d’abus sexuels et qui intervenait dans l’une de ces associations qui avaient milité pour l’introduction de l’inceste dans le code pénal, a tout de suite considéré qu’elle était en présence d’un syndrome de stress post-traumatique et n’a eu aucun doute sur la réalité du viol. En outre, elle a considéré que, compte tenu de l’état psychologique de la victime, une confrontation avec l’agresseur était contre-indiquée.

Il restait deux jours avant les vacances de printemps. Jean-Baptiste et Véronique ont reconduit leur fille chez la grand-mère et lui ont annoncé qu’elle rentrerait à la maison pour la seconde semaine des congés. Pas de réponse d’Audrey qui s’enfermait dans son mutisme, persuadée qu’après ces examens et interrogatoires, tout serait enfin terminé. Mais elle entendait ses parents discuter dans la voiture de la peine de prison qui attendait Ghislain, ce qui la faisait trembler. Et puis sa mère parlait du retour de stage de Cécilia la semaine suivante, et s’inquiétait des conséquences sur sa fille aînée de la rupture inévitable. De plus quelqu’un avait conseillé aux parents d’adresser Audrey à un psychiatre pour traiter sa dépression et son stress post-traumatique. Ce qui a provoqué le seul mot d’Audrey pendant ce voyage en voiture : « Pas question ! je ne veux pas voir de psy ». Et les parents n’ont pas insisté. Mais la colère d’Audrey ne cessait de croître. Décidément, ses parents ne comprenaient rien. Ils refusaient de voir qu’ils n’avaient plus à faire à une enfant, mais à une femme, et une femme amoureuse. Et pourquoi s’inquiétaient-ils pour Cécilia ? C’est elle, Audrey qui était amoureuse de Ghislain ! L’amour entre Cécilia et Ghislain n’avait rien à voir avec ce qu’elle vivait, elle. En même temps, pour alimenter sa colère, elle réalisait que son père, qui voulait sans cesse la protéger de tout, avait confié à Ghislain les activités de soutien scolaire au lieu de les assurer lui-même, et aujourd’hui encore, il demandait à la grand-mère de prendre sa place pour l’accompagner. Et face à tout cela, sa mère ne disait rien, laissant faire son mari, et s’inquiétant surtout pour sa fille aînée. Mais Audrey ne se rendait pas compte qu’en ne disant rien elle-même de ses sentiments, de ses désirs, elle entretenait cette impossibilité de communication et de compréhension. De même ses silences lors des auditions aboutissaient à coup sur à un résultat inverse à celui qu’elle escomptait.

De retour chez sa grand mère, sa décision fut vite prise. Il lui fallait quitter cette famille où elle ne trouvait plus de place. Pas question pourtant de faire une fugue. Audrey restait une jeune fille raisonnable. Elle attendrait d’avoir 18 ans, mais elle allait annoncer à ses parents son désir de faire une formation professionnelle en LEP, plutôt qu’en lycée secondaire, après le brevet. Pour amadouer son père, elle promettrait de faire un bac pro après le BEP. Mais son intention était bien d’arrêter à 18 ans, de quitter la maison, de trouver un travail pour être indépendante financièrement, et en rêvant de retrouver alors Ghislain, même s’il devait être en prison.

Après une enquête de voisinage qui n’a rien révélé de particulier sur les comportements et les habitudes de Ghislain, les policiers l’ont convoqué, lui ont fait part des accusations de viol et l’ont interrogé à plusieurs reprises au cours des 24 heures de sa garde à vue. Ghislain a récusé avec véhémence ces accusations de viol, en affirmant que celle que les policiers appelaient la victime était parfaitement consentante, et même demandeuse de la relation sexuelle qu’il ne niait absolument pas. Il n’était question dans ce qu’on lui reprochait que de la relation sexuelle dans la chambre d’Audrey, surprise par la mère de famille. Par prudence, Ghislain n’a pas parlé de la première relation dans la voiture. Lors de l’expertise psychiatrique demandée par le Parquet, il a gardé la même argumentation. Oui, il savait qu’Audrey était mineure. Oui, il avait une certaine influence sur elle puisqu’il l’aidait dans sa scolarité. Oui, il savait qu’il commettait une infidélité par rapport à sa relation avec sa compagne. Oui, il savait qu’il trahissait ainsi la confiance de son beau-père. Mais non, il n’avait jamais forcé la jeune fille qui lui avait toujours manifesté de l’intérêt et qui cherchait souvent des contacts physiques lors des séances de travail scolaire.

Son obstination à nier le viol, à affirmer la participation active d’Audrey, à insister sur la volonté de Cécilia et de ses parents de l’enfoncer, lui a valu un rapport d’expertise très sévère : Selon l’expert, il n’était ni névrotique, ni psychotique, mais présentait un trouble de la personnalité de type paranoïaque compte tenu de sa projection agressive de sa responsabilité sur autrui, à savoir la victime elle-même et son entourage familial, compte tenu également de son emprise sur la victime puisque c’est ce qui ressortait des examens de la jeune fille. L’expert concluait à la dangerosité du sujet et à l’inutilité d’une obligation de soins, en raison du déni total des faits.

Au vu de ce rapport, le procureur demanda l’incarcération immédiate dans le but d’éviter tout risque de pression du mis en examen sur la victime. Le Juge des libertés et de la détention a confirmé cette décision. Ghislain était abasourdi, incapable de penser. C’est en arrivant à la maison d’Arrêt qu’il a réalisé qu’on l’envoyait en prison, et qu’il a commencé à se poser tout plein de questions. Il ne comprenait pas qu’on n’ait tenu aucun compte de ses propos. Sa colère se tournait tantôt vers Audrey, tantôt vers toute la famille. « Comment Audrey a-t-elle pu dire qu’il l’avait violée ? Elle aurait du tout expliquer. Mais c’est certainement son père ou sa mère qui l’ont convaincue de l’accuser… Et Cécilia doit m’en vouloir à mort de l’avoir trompée avec sa jeune sœur… ». Il réalisait par ailleurs qu’il avait très certainement eu tort de ne pas accepter la présence d’un avocat comme le lui avait vivement conseillé sa sœur.

C’est une toute jeune juge d’instruction qui fut chargée d’instruire ce dossier. Tout juste sortie de l’école de la magistrature, elle avait obtenu un poste de juge d’instruction avec la ferme intention d’instruire véritablement « à charge et à décharge ». Or, dans ce premier dossier qui lui parvenait, tous les éléments, hormis ses dénégations, allaient clairement dans le sens de la culpabilité du mis en examen. Elle était donc décidée à être attentive à tout ce qui pourrait apparaître « à décharge ». Même la déposition de la sœur de cet homme, entendue lors de l’enquête préliminaire, pouvait apparaître ambiguë. Il était noté que cette sœur, Evelyne, était l’aînée de 11ans de Ghislain, qu’elle avait élevé son jeune frère après la mort de leur mère, alors que le jeune garçon n’avait que 7 ans, et que leur père était le plus souvent en déplacement. Elle présente son frère comme ayant été un enfant facile, agréable, resté très dépendant d’elle, et relativement immature. Or, la juge d’instruction savait que l’immaturité était de règle chez tous les auteurs d’agressions sexuelles. Mais lors de l’audition de Ghislain, la jeune juge a eu bien du mal à percevoir le paranoïaque décrit par l’expertise. Peut-être a-t-elle été, au premier abord, sensible au charme dégagé par cet homme. Sans doute Ghislain, de son côté, avait-il ressenti chez son interlocutrice une attitude moins jugeante a priori que chez les policiers, juge et expert, qui, en outre, étaient tous des hommes, alors que cette jeune femme lui apparaissait plus sympathique et plus à l’écoute. Il niait toujours le viol, mais sa colère était nettement moins véhémente. La présence d’un avocat à ses côtés, qu’il avait finalement accepté, n’était pas pour rien dans son changement d’attitude… Néanmoins prudente, la juge d’instruction était partagée : si cet homme a réellement violé sa belle-sœur, il est probablement le manipulateur décrit par l’expert, et son attitude avec moi peut s’apparenter à une tentative de séduction. Mais s’il n’y a pas eu viol, si la jeune fille était consentante, comme l’affirme cet homme, alors tout son comportement est parfaitement explicable. L’audition de la victime sera déterminante.

C’est quelques jours plus tard que la juge a reçu Audrey accompagnée de son avocat. Et pendant que l’avocat exposait la situation en détaillant les perturbations vécues par Audrey, la juge observait du coin de l’œil le comportement de la jeune fille, et remarquait quelques moues qui semblaient désapprouver les propos de l’avocat. Audrey était manifestement en désaccord avec son avocat mais ne semblait pas pouvoir l’exprimer clairement. Aux questions de la juge, Audrey a toutefois pu répondre qu’elle aimait bien Ghislain et qu’elle ne lui en voulait pas de ce qui s’était passé entre eux. Cette fois, c’est l’avocat qui semblait gêné des réponses de la jeune fille. La juge a très vite eu l’idée de désigner un administrateur ad hoc afin que la jeune puisse disposer d’un avocat différent de celui de sa famille, non pas parce que les parents, titulaires de l’autorité parentale, n’étaient pas en mesure de protéger leur enfant, mais au contraire parce qu’il semblait bien que, par la bouche de l’avocat, ils parlaient à sa place et ne lui permettaient pas de parler par elle-même. Mais elle se ravisa et considérant que l’inceste, tel que défini par la nouvelle loi, était patent, mais que le viol n’était peut-être évident, elle envisagea une correctionnalisation de l’affaire, et si la partie civile s’y opposait, alors, elle désignerait un administrateur ad hoc. Devant cette proposition d’orientation vers le tribunal correctionnel plutôt que vers les Assises, l’avocat manifesta sa surprise, le viol étant pour lui manifeste. De plus, il espérait bien plaider devant la cour d’assises et non devant le tribunal correctionnel. Aussi se faisait-il fort de convaincre les parents de refuser l’orientation proposée par le juge d’instruction.

Il présenta aux parents d’Audrey les avantages et les inconvénients de la correctionnalisation : Il faut attendre sans doute deux ans pour le jugement en cour d’assises. Mais le viol est un crime qui doit être jugé aux assises, qui présente l’avantage d’être plus médiatisé que le tribunal correctionnel. Les peines prononcées le sont par un jury populaire, et elles sont nettement plus lourdes : 15 ans de prison maximum, alors que le jugement correctionnel est prononcé par 3 juges professionnels, il est plus rapide, et l’emprisonnement, pour agression sexuelle et non plus pour viol, ne peut excéder 7 ans. Pour Véronique, la médiatisation souhaitée par l’avocat était au contraire un inconvénient, et surtout le fait de ne pas attendre 2 ans pour être enfin débarrassés de cette affaire qui empoisonne toute la famille, lui a fait préférer cette solution plus rapide qui permettrait à Audrey d’oublier plus facilement cet épisode douloureux. La durée de la peine était un argument qui faisait réfléchir Jean-Baptiste, mais finalement, que ce Ghislain fasse 7 ans ou 15 ans de prison n’avait guère d’importance, Audrey aurait de toute façon le temps d’oublier. Le jugement pourrait donc avoir lieu dans l’année.

Mais, de ce fait, Audrey n’a pu bénéficier d’un avocat pour elle même. Elle était d’ailleurs tenue à l’écart de ces discussions d’adultes qui voulaient toujours la protéger en lui évitant de revenir sur ce drame. Et de son côté, Audrey gardait le silence sur ses sentiments voulant garder pour elle le secret de son amour pour Ghislain, tout en s’interrogeant sans cesse sur ce qu’il pouvait bien penser. Elle a entendu, sans plus de précisions, que le procès de Ghislain aurait lieu avant la fin de l’année. Elle a passé son brevet sans difficulté, et avait réussi à convaincre ses parents de l’inscrire en LEP pour préparer un BEP de vendeuse. Ses relations avec Cécilia, sa sœur, n’étaient pas au beau fixe. Cécilia était très en colère contre son ami, qui avait abusé de son élève, et elle ne voulait plus entendre parler de lui, mais c’était comme si elle tenait sa jeune sœur responsable de la rupture de son couple. Il n’y avait pas de disputes entre les deux sœurs, mais leur complicité antérieure avait disparu, ce qui ne gênait pas outre mesure Audrey, toujours convaincue d’avoir gagné l’amour de Ghislain et de l’avoir pris à sa sœur. Cécilia a préféré passer les vacances d’été loin de la maison familiale et des souvenirs de la présence de Ghislain. Elle a voyagé à l’étranger avec des amis avant de se remettre activement à la préparation du CAPES, objectif de l’année à venir. Quant à Audrey, elle est restée avec ses parents, a passé un mois avec eux dans leur maison de vacances sur l’île de Ré, mais toujours sans qu’il soit question de ce qui s’était passé avec Ghislain. Les parents étaient convaincus que c’était le seul moyen de l’aider à oublier. Audrey a failli aborder le sujet, mais elle savait, du moins en était-elle persuadée, que ses parents désapprouveraient cette relation et même lui reprocheraient d’avoir détruit la relation amoureuse de Cécilia. Il lui fallait donc continuer à garder le silence et attendre, tout en cherchant comment parvenir à reprendre contact avec son amoureux. Elle connaissait l’existence d’Evelyne, la sœur de Ghislain et l’importance qu’elle avait pour lui. Cette sœur avait très certainement gardé le contact avec lui. Audrey savait qu’elle habitait dans le département voisin à une centaine de kilomètres, mais n’a pu trouver son adresse, ni même son nom sur internet. Sans doute était-elle mariée, ou bien était-elle sur liste rouge ? Audrey se morfondait en désespérant de trouver une solution.

Le hasard a voulu qu’au cours du premier trimestre de sa nouvelle année en LEP, elle fasse la connaissance d’une camarade, interne au lycée, qui lui a parlé de ses activités à la Maison des Jeunes de sa ville et de la bonne relation qu’elle avait avec la secrétaire de cette MJC, qui n’était autre qu’Evelyne. Audrey a pu appeler Evelyne sur son lieu de travail, puis elle a annoncé à ses parents qu’elle irait passer quelques jours aux vacances de la Toussaint chez sa copine de lycée. Véronique et Jean-Baptiste ont été ravis de constater qu’enfin leur fille s’était fait une copine, bien lojn de s’imaginer que la copine en question n’était qu’un prétexte pour tenter de renouer avec Ghislain.

Evelyne n’a pas été surprise de cette démarche d’Audrey. Lors de ses visites au parloir de la Maison d’Arrêt, son frère lui avait longuement parlé d’elle, de ses sentiments pour cette jeune fille. Malgré la promiscuité dans la cellule prévue pour deux détenus, mais qu’il partageait avec trois autres personnes, il parvenait de temps en temps à réfléchir et il avait pris conscience de quelque chose qui le surprenait lui-même : il n’avait que très peu de souvenirs de sa mère si ce n’est qu’elle avait été longtemps malade. Et en fait, sa mère, une mère aimante et douce, c’était sa sœur Evelyne. Par contre, il percevait maintenant Cécilia, avec qui il avait vécu près de trois ans, comme un grande sœur du genre autoritaire, et auprès de qui il avait le sentiment d’être un petit garçon. Avec Audrey, au contraire, il se sentait à égalité. Elle était nettement plus jeune que lui, mais elle avait non seulement le physique mais aussi la maturité d’une fille de 19 ans. Quant à lui, malgré ses 24ans et ses débuts d’études universitaires, il ne s’attribuait pas plus de 19 ans lui aussi !

Et Audrey est apparue à Evelyne telle que la lui avait décrite son frère. Audrey s’est tout de suite sentie en confiance auprès de cette femme et de son compagnon, Alain, avec lequel elle était pacsée, et qui était responsable d’un organisme de formation d’animateurs socio-culturels. Enfin, Audrey pouvait parler de ses sentiments, de l’incompréhension de ses parents. Il y avait bien longtemps qu’elle ne s’était sentie aussi détendue, reconnue, et à sa place. Et surtout, elle a pu être complètement rassurée sur les sentiments de Ghislain à son égard. Evelyne a cependant tenu son rôle de « maman » en conseillant à Audrey, sans succès il est vrai, de parler avec ses parents. Mais en même temps elle ne pouvait qu’admirer la volonté et la détermination de cette « jeune adulte ». Audrey avait apporté une lettre pour Ghislain et demandé à Evelyne de la lui remettre. Evelyne a refusé de transmettre un message écrit qui risquait d’être découvert et de créer des ennuis autant à Ghislain qu’à Audrey si ses parents en étaient informés. Par contre, elle a accepté de jouer les intermédiaires entre les amoureux, par des échanges téléphoniques avec Audrey après chacune de ses visites au parloir de la Maison d’Arrêt.

Si Evelyne et Alain ont ainsi pris le parti de soutenir le lien entre Audrey et Ghislain, c’est aussi qu’ils n’ont pas compris que les parents d’Audrey ne lui aient rien dit du jugement qui venait d’être rendu par le tribunal correctionnel. C’est ainsi qu’Audrey a appris que Ghislain venait d’être condamné à 4 ans de prison ferme, et 4 ans de suivi socio-judiciaire. Elle a été catastrophée et s’est effondrée en larmes en apprenant cette nouvelle, calculant très vite qu’il lui faudrait attendre ses 20 ans pour revoir Ghislain. Mais non ! lui a expliqué Evelyne. D’abord, il n’a eu « que » 4 ans alors que le procureur avait demandé davantage. Ensuite, les 6 mois qu’il vient de passer en prison comptent dans ces 4 ans, et avec ce qu’on appelle les « remises de peine », il devrait sortir de prison dans deux ans maximum. « Alors, j’aurai tout juste 18 ans ! Je serai majeure, j’aurai mon BEP, et mes parents ne pourront plus rien dire ! ». La condamnation ne comportait pas d’interdiction de contact avec la victime, mais les parents d’Audrey n’accepteraient surement pas qu’elle aille lui rendre visite au cours de ces deux ans à venir !

A son retour à la maison familiale, Jean-Baptiste et Véronique se sont réjouis de voir combien ce bref séjour chez une copine avait transformé leur fille…

Le rôle d’ « entremetteuse » joué très régulièrement par Evelyne a permis à Ghislain comme à Audrey de voir passer les deux années relativement vite. Audrey préparait consciencieusement son BEP de vendeuse et les stages réalisés dans des magasins de vêtements lui plaisaient beaucoup. Ghislain réfléchissait à une réorientation. Il envisageait la possibilité de faire, auprès de son beau-frère, une formation d’animateur, puisque sa condamnation ne comportait pas d’interdiction de contact avec des enfants mineurs. Il craignait toutefois que sa condamnation soit un obstacle. Audrey voulant être vendeuse, peut-être pourrait-il ouvrir un commerce de vêtements en franchise ? De toute façon, il était de plus en plus clair pour lui que son avenir serait aux côtés d’Audrey. Il a même demandé à sa soeur, quelques mois avant sa sortie, de transmettre à Audrey son intention de l’épouser. Audrey n’en demandait pas tant, mais elle a été évidemment d’accord, et dès qu’elle a eu ses 18 ans, elle a fait toutes les démarches nécessaires pour elle et pour Ghislain. Et quelques jours après la sortie de prison, Ghislain et Audrey se sont mariés, dans la commune où habitait Evelyne, domicile de Ghislain, avec comme témoins Alain et Evelyne, et bien sûr, sans informer ni les parents ni Cécilia. Trois jours plus tard, Ghislain était convoqué par le Juge de l’Application des peines qui lui a rappelé les obligations du suivi socio-judiciaire : obligation de se présenter régulièrement au service pénitentiaire d’insertion et de probation, obligation de soins, obligation de continuer à payer les dommages et intérêts à la victime. Et, en application de l’article 712-16-2 du code de procédure pénale, interdiction de contact avec la victime pendant toute la durée du suivi socio-judiciaire.

« Mais nous sommes mariés depuis trois jours ! ».

« Peut-être, mais c’est la loi ! »

……………….

  • Cher ami, je vois bien que vous n’êtes pas d’accord. Cette histoire est en effet bien étrange et on se demande comment tout cela a pu se produire. Je sais bien que cette loi sur l’inceste a été votée à la demande de victimes mais tout le monde semble satisfait de cette évolution du code. C’est la loi, je ne vois pas où est le problème.
  • Cette histoire est assurément aberrante, à deux niveaux différents. C’est d’abord une succession, un enchaînement d’erreurs de jugement. Premier fautif : Ghislain qui n’a pas su contrôler le désir sexuel que lui inspirait Audrey. Puis, les parents qui ne peuvent imaginer une quelconque participation de leur fille, et Audrey elle-même qui ne va cesser de s’enfermer dans le silence. Ce qui va entrainer chez les professionnels des jugements faussés. Le mot « viol » annoncé par le père lors du dépôt de plainte entraîne des réactions émotionnelles, éloignées de l’objectivité nécessaire.

Et ensuite, au niveau de la loi, c’est la loi elle-même qui pose problème. Ce sont effectivement des victimes, mais aussi des associations de professionnels, certaines soutenues par des organismes tels que l’UNICEF qui ont fait pression sur nos députés pour cette inscription de l’inceste dans le code pénal. Mais tout le monde n’en est pas satisfait : je sais que je ne suis pas le seul à trouver cette loi aberrante et inutile[*]. Vous dites qu’il n’y a pas de problème puisque c’est la loi. Mais la loi pose problème pour trois raisons différentes.

Tout d’abord, l’inceste. Le code civil donne une définition très claire de l’inceste.

  • Le mot inceste ne figure pourtant pas dans le code puisque certains se sont battus pour l’introduire.
  • Le mot n’y figure pas. Et pourtant, le code civil précise (art 161,162,163) que le mariage entre ascendant et descendant, entre frère et sœur, entre oncle et neveu ou nièce, est impossible. C’est là l’exacte définition de l’inceste.
  • C’est impossible, mais ce n’est pas interdit !
  • Un acte interdit peut toujours exister, et lorsqu’il est interdit, il est sanctionné par le code pénal. Le fait que ces mariages soient impossibles est bien plus fort que s’ils étaient interdits.
  • Mais c’est hypocrite, puisque si c’est le mariage qui est impossible, cela n’interdit pas les relations sexuelles !
  • Cela n’a rien d’hypocrite. Le code définit ainsi le tabou de l’inceste. Les relations sexuelles entre père et fille, mère et fils, frère et sœur… sont possibles entre adultes consentants. Mais la société ne peut valider, légitimer de telles unions par le mariage. De même les enfants nés de ces unions ne peuvent être reconnus que par l’un des deux parents. Et c’est seulement lorsque la relation « incestueuse » a lieu avec un mineur (ou avec un adulte non consentant) que se pose la question de l’interdit de l’acte lui-même, et donc de sa sanction. Or, la relation sexuelle entre Ghislain et Audrey est une relation consentie, et qui n’empêche pas le mariage. Ce n’est donc pas un inceste. La nouvelle définition présente maintenant dans le code pénal est donc partiellement fausse puisqu’elle vient en contradiction avec la définition du code civil.
  • Je veux bien, mais Audrey est mineure. Qu’en est-il en fait de la majorité sexuelle ?
  • C’est là la deuxième aberration de la loi. Le lobby des victimes a obtenu de faire sauter la notion de majorité sexuelle. Jusqu’ici, la loi faisait une différence entre les viols et agressions sexuelles commis sur des mineurs de moins de 15 ans et ceux commis sur des mineurs de plus de 15 ans. Les notions de « violence, contrainte, surprise, menace » qui caractérisent le viol ou l’agression sexuelle étaient évaluées en fonction de l’âge de la victime, en considérant en particulier qu’un mineur de moins de 15 ans est nécessairement soumis à la contrainte de l’adulte abuseur, alors qu’après 15 ans, on pouvait se poser la question de sa participation à l’acte. La mention « mineur de moins de 15 ans » a été supprimée dans la formulation de la nouvelle définition de l’inceste. Audrey a plus de 15 ans, mais elle reste mineure. La loi nouvelle ne se pose pas la question de la contrainte ou du consentement.

Mais ce qui est peut-être encore plus aberrant, c’est que l’article 222-22 existe toujours dans le code pénal. Il sanctionne les viols commis par ascendant ou par personne ayant autorité. Dans cet article, il s’agit de facteurs aggravants qui augmentent la durée de la peine d’emprisonnement (20 ans au lieu de 15 ans). Or le viol incestueux nouvelle formule ne peut plus être considéré comme un viol aggravé. En effet, une règle juridique nous dit que « l’élément constitutif d’une infraction ne peut être en même temps une circonstance aggravante de cette infraction ». Il est donc puni moins sévèrement. Autrement dit, le viol incestueux est moins grave que le viol par ascendant ou par personne ayant autorité ! Je ne suis pas sûr que ce soit ce que voulaient les inspirateurs de la loi.

  • Vous parliez de trois critiques.
  • Ce troisième point ne concerne plus la loi sur l’inceste, mais une loi plus ancienne, de 2010, qui interdit systématiquement les contacts entre auteur et victime de violence sexuelle, ce qui amène le Juge d’application des peines à annoncer à Ghislain cette interdiction. Une telle interdiction est bien évidemment justifiée dans un certain nombre de cas. C’est sa systématisation qui est aberrante, d’autant plus qu’une autre loi, en 2014, a prévu la possibilité d’actions de « justice restaurative », c’est-à-dire des rencontres médiatisées entre des auteurs de crimes ou de délits et des victimes. Une loi dit que c’est interdit. Une autre loi prévoit que c’est possible.
  • Pouvez-vous me dire comment s’est terminée cette histoire pour Ghislain et pour sa jeune épouse ?
  • Très cher ami, c’est à vous de l’imaginer ! En fait, la loi sur l’inceste est toute récente. Cette histoire est donc une fiction, ou plutôt une anticipation de ce qui pourra arriver. Mais votre question prouve que cette histoire est tout à fait plausible ! Je pense toutefois que le Juge d’Application des Peines ferait une enquête pour vérifier si ce mariage a bien eu lieu, et s’il était librement consenti, et qu’il n’y a pas lieu à prononcer une telle interdiction, accordant finalement l’autorisation au couple de vivre ensemble. Du moins je l’espère !
  • Mais, s’il s’agit d’une fiction, pourrait-on envisager aussi ce qui se passerait si la jeune Audrey s’était retrouvée enceinte ?
  • Excellente question, qui ouvre sur un nouveau paradoxe ! Audrey, enceinte à 16 ans, a deux possibilités. Elle peut décider de garder l’enfant, ce qui l’obligerait certainement à enfin parler de ses sentiments pour Ghislain. Mais compte tenu de ce que nous savons d’elle, il est vraisemblable qu’elle déciderait de ne rien dire et de ne pas le garder. Dans ce cas, elle peut demander une IVG sans avoir besoin de l’accord de ses parents. La loi permet à une mineure d’avorter, mais elle ne lui permet pas d’avoir une relation sexuelle avec son beau-frère…
  • Tout cela est en effet assez étrange.
  • Mais, c’est la loi !...

Michel SUARD

Septembre 2016

[*] Voir sur le blog de Michel Huyette : « paroles de juge » www.huyette.net l’article du 18 mars 2016 intitulé « l’inceste dans le code pénal (suite) »

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Published by suardatfs - dans inceste
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Depuis le début de ce siècle, le nombre de témoignages d’inceste publiés ne cesse de croître. Un premier recensement m’a permis de comptabiliser une quarantaine d’ouvrages écrits par la personne qui a subi l’inceste elle-même ou aidée par un professionnel de l’écriture.

Je n’ai pas lu la totalité de ces 40 histoires de vie. Chacune de ces histoires est unique. Mais les présentations, les résumés, montrent que le contenu de ces livres comporte des caractéristiques communes. On retrouve dans presque tous ces documents une victime mineure, de sexe féminin (dans cet échantillon de 40 livres, deux ouvrages seulement sont écrits par une victime de sexe masculin), en grande souffrance, et soumise à l’emprise psychologique et sexuelle d’un parent (le plus souvent le père), avec parfois des violences physiques graves. La soumission de la victime peut aller jusqu’à accepter la prostitution. La mère de la victime est très souvent présentée comme maltraitante elle-même, ou totalement passive ou complice du parent agresseur. La difficulté à parler des violences subies et à être crue de l’entourage, mais aussi des psys, est constante, de même que l’insatisfaction des décisions judiciaires lorsque l’affaire a pu être judiciarisée.

L’écriture de cette histoire de vie est parfois présentée comme une épreuve douloureuse. Mais dans tous les cas cet exercice d’écriture se révèle un excellent moyen de se libérer de l’emprise subie. Outre cette fonction thérapeutique, il a aussi pour fonction, revendiquée par l’auteur de l’écrit, d’alerter les autres victimes afin de les encourager à parler de ce qu’elles subissent, pour ne pas rester dans un silence mortifère. L’objectif de ces personnes qui ont été victimes n’est pas de gagner de l’argent avec cette production. Les éditeurs ont par contre très probablement un intérêt financier dans la mesure où le public se montre friand (et quelque peu voyeur) de ces souffrances vécues. La moitié des ouvrages recensés sont des traductions d’ouvrages anglo-saxons publiées par des maisons d’édition qui se sont spécialisées dans de tels ouvrages (par exemple Fixot, City Editions, France Loisirs…). J’ai vu une réédition d’un ouvrage en livre de poche portant la mention « le livre aux 500 000 lecteurs » !

Apparaît ainsi une double ambiguïté. Tout d’abord, ces personnes qui ont été victimes d’un inceste destructeur, et qui cherchent à s’en libérer par l’écriture, et par le récit de leurs souffrances, se retrouvent sous le regard de lecteurs dont la compassion se mêle de voyeurisme, avec ainsi le risque de se retrouver d’une certaine manière victimes, ou en tout cas exploitées par les médias ou par les éditeurs.

D’autre part, ces récits qui, tous, présentent un auteur d’abus sexuels dominateur, violent, pervers, exerçant une emprise sur l’enfant qui ne peut s’en dégager en raison de l’amour qu’il porte à son parent, laissent penser que tous les cas d’inceste sont sur ce modèle. Or, il n’existe pas « un » inceste, mais des situations incestueuses qui sont toutes différentes et de gravité variable. Parmi les personnes qui ont subi une relation incestueuse violente et mortifère, certaines sont effectivement détruites et n’ont pu trouver l’écoute, l’aide dont elles auraient eu besoin et se retrouvent parfois en hôpital psychiatrique où les symptômes manifestés ne sont pas toujours reliés par les soignants à des abus subis dans le passé. Il arrive même que des malades hospitalisés soient activement traités pour des comportements auto ou hétéro agressifs par des calmants et des mises à l’isolement alors que l’anamnèse a parfois révélé des abus subis dans l’enfance sans que soient parlés les abus sexuels subis dans l’enfance et pourtant connus par l’anamnèse. D’autres personnes ont pu trouver de l’aide ou bien ont eu la force de se sortir de cette relation d’emprise et ont écrit leur histoire. Mais les personnes qui ont vécu une relation sexualisée avec un parent, mais sans avoir ressenti de soumission parce que cette relation sexuelle, ces gestes sexualisés, n’ont été que momentanés, ou parce que l’adulte « agresseur » s’est vite excusé de ces comportements déviants, ces personnes-là ne vont pas faire un livre de cette relation perturbante, mais pas destructrice.

Le premier témoignage publié en France est celui d’Eva Thomas en 1986. Elle a été la première à oser transgresser ce qui s’apparentait à un interdit de parler d’inceste, d’où le titre de son livre : « Le viol du silence ». Elle y confirme bien que c’est l’écriture qui l’a délivrée de l’emprise de son père. « C’est par les mots que j’ai arraché les chaînes qu’il avait posées sur mon corps ». Elle a publié ce livre 30 ans après avoir subi cette relation imposée par son père, après avoir créé en 1984 l’association « SOS inceste ». Dans la dernière partie de l’ouvrage, elle stigmatise l’attitude des professionnels qui refusent de reconnaître la réalité de l’inceste. « Je me suis heurtée à la théorie freudienne dans la tête des psychothérapeutes comme aux murs d’une prison. Ceux qui me disaient que j’avais « rêvé » m’ont barré la route de la mémoire et m’ont empêchée d’accéder à la vérité de mon histoire. … Je vomissais Freud, j’étouffais de rage, mais je m’enfermais dans ma colère et je n’avançais pas : on se moquait de mes « résistances ». Cette science fonctionnait dans ma tête comme un interdit à comprendre ». Mais, en interrogeant la théorie psychanalytique, elle a pu « à la relecture d’Œdipe, développer une théorie de la faute cachée du père, alors que la théorie freudienne est au contraire une théorie des désirs cachés du fils ». En effet, si Freud a utilisé le mythe d’Œdipe pour illustrer sa théorie des désirs du fils envers la mère, l’histoire racontée par les mythographes et entre autres par Sophocle est différente. Œdipe n’a jamais « désiré » tuer son père et épouser sa mère. Au contraire, il a fui les parents qui l’ont élevé et qu’il croyait les siens, pour ne pas risquer de réaliser la prédiction de l’oracle. Par contre le père d’Œdipe, Laïos a commencé par enlever et violer Chrysippos, le fils du roi Pelops. Plus tard, il a transgressé l’interdit de procréer que lui avait imposé l’oracle suite à cette faute. Et ayant donc engendré un fils, il a cru pouvoir éviter la colère des dieux en éliminant ce bébé après lui avoir percé les pieds pour l’accrocher à un arbre. « Ainsi donc, le mythe choisi par Freud nous renvoie sans cesse aux fautes du père qui correspondent bien à la réalité. Ce sont les parents qui maltraitent les enfants. ».

Guy Ausloos avait déjà, en 1980, écrit plusieurs articles dans lesquels il déconstruisait l’utilisation du mythe d’Œdipe par la psychanalyse, en mettant l’accent sur l’importance des secrets dans la famille d’Oedipe, (secret sur le viol de Chrysippos par Laios, secret sur la tentative de meurtre d’Œdipe par son père…), des « secrets qui sont faits pour être agis », et le plus souvent de façon violente, ce, indépendamment du « destin » ou de la volonté des dieux et des oracles.

Ces années 1984-1986 ont permis une prise de conscience par les professionnels de la réalité de l’inceste et plus globalement des abus sexuels sur les enfants. C’est en 1984 qu’a eu lieu à Montréal un congrès international de l’ISPSCAN (International Society for Protection of Child Abuse and Neglect). J’ai assisté à ce congrès en même temps qu’une petite délégation de français, des membres de l’AFIREM (Association Française d’Information et de Recherche sur l’Enfance Maltraitée) et également Marceline Gabel, alors chargée de mission sur la maltraitance au Ministère de la Santé. Nous connaissions bien la problématique de la violence physique sur les enfants, mais nous avons été surpris de constater que la moitié des communications à ce congrès, présentées par des nord-américains (USA et Canada) portaient sur les abus sexuels. Ce fut un véritable choc qui a permis une réelle prise de conscience de notre retard sur le continent américain. Aussi, dans son congrès de 1986 à Angers, l’AFIREM a-t-il consacré une journée au problème des abus sexuels et à leur prise en charge. Et Marceline Gabel, au Ministère de la Santé, a mis en place un groupe de pilotage sur la prévention des abus sexuels auquel ont participé entre autres Eva Thomas et un représentant de l’AFIREM. Ce groupe a été à l’origine d’une campagne nationale de prévention qui utilisait en particulier un film canadien : « Mon corps, c’est mon corps ». Le livre et l’action d’Eva Thomas, le changement de regard des professionnels, ont ainsi ouvert la voie il y a 30 ans à une libération de la parole des victimes, même s’il apparaît que de nombreuses victimes hésitent encore aujourd’hui à parler de leur vécu.

Après ce livre princeps d’Eva Thomas qui date de 1986, j’ai trouvé jusqu’à la fin du siècle 4 ouvrages de femmes qui ont vécu l’inceste. Nathalie Schweighoffer, qui a subi des violences physiques impressionnantes et des viols à répétition pendant plusieurs années, a la particularité d’avoir écrit son témoignage à 19 ans aussitôt après le procès qui a condamné son père à 12 ans de prison. Dans sa conclusion, elle se réjouit de sa liberté. « La liberté, c’est formidable… C’est un cadeau fabuleux. Abolition de l’esclavage, Plus de barbelés invisibles, plus de chambre de torture ». Mais elle n’est en rien satisfaite du jugement : « Coupable avec les circonstances atténuantes. Ils ont trouvé ça où ?... On pourra toujours me dire que c’est pour lui éviter vingt ans de réclusion. Que les jurés ont coupé la pore en deux pour ne lui refiler que douze ans. Clémence. Je hais la clémence. J’ai perdu. La poire, c’est moi. Rien ne me venge dans tout ça… Il m’est impossible d’admettre cette justice qui se paie, elle, et ne me venge pas moi. C’est vilain la vengeance ? Non, c’est beau, c’est nécessaire. J’en avais besoin. J’en aurai toujours besoin ».

Ce besoin de vengeance, besoin de voir souffrir l’agresseur autant qu’il a fait souffrir sa victime, on le retrouve souvent dans ces témoignages. Il montre que la sanction judiciaire, même lorsqu’elle s’accompagne de dommages et intérêts substantiels, est parfois très inefficace pour permettre à la victime de se sentir « réparée ». C’est que la justice n’a pas pour fonction de venger la victime, mais bien de sanctionner le tort causé à la société par la violation de la loi. L’aide aux victimes ne devrait pas être de la compétence de la justice. Et il n’est pas sur que la place de plus en plus importante accordée aux victimes dans le processus judiciaire apporte une réponse satisfaisante à leurs besoins.

Trois autres livres ont été écrits tardivement, longtemps après l’arrêt des abus et sans que la justice soit intervenue dans leur vie. Trois livres écrits par des célébrités, une peintre sculptrice, une écrivaine, et une chanteuse.

Niki de Saint Phalle a 64 ans en 1994 lorsqu’elle évoque dans « Mon secret » ce que lui a fait subir son père 50 ans plus tôt. « J’ai écrit ce livre d’abord pour moi-même, pour tenter de me délivrer enfin de ce viol qui a joué un rôle si déterminant dans ma vie. Je suis une rescapée de la mort, j’avais besoin de laisser la petite fille en moi parler enfin…

J’ai longtemps pensé que j’étais une exception, ce qui m’isolait encore plus. Aujourd’hui, j’ai pu parler à d’autres victimes d’un viol : les effets calamiteux sont tous les mêmes : désespoir, honte, humiliation, angoisse, suicide, maladie, folie, etc. Le scandale a enfin éclaté : tous les jours des révélations jaillissent sur ce secret si jalousement gardé pendant des siècles : le viol d’une multitude d’enfants, fille ou garçon, par un père, un grand père, un voisin, un professeur, un prêtre, etc. Après « le secret », j’ai l’intention d’écrire un autre livre adressé aux enfants, afin de leur apprendre à se protéger : parce que l’éducation qu’on leur donne les laisse sans défense contre l’adulte… ».

Il ne semble pas que Niki de Saint Phalle ait concrétisé ce projet d’un autre livre sur ce sujet. Il est vrai que vouloir apprendre aux enfants à se méfier de tous les adultes, parents y compris, n’est pas l’idéal comme méthode éducative. Mais toute son œuvre parle de sa lutte contre les sentiments de désespoir, d’angoisse et de folie. Elle a fait l’expérience d’un séjour en psychiatrie à 22 ans, et c’est alors qu’elle a commencé à peindre, et que ses créations ont permis le début d’un travail de résilience. Comme Eva Thomas, elle avait été confrontée au déni d’un psy lorsqu’elle a voulu parler des actes de son père. Mais, contrairement à Eva Thomas qui a voulu changer son nom de famille pour effacer le nom du père, Niki de Saint Phalle a conservé, même après son mariage, le nom de son père, qui n’a rien d’un pseudo, et qui est pourtant évocateur d’un phallus, même sanctifié ! Provocation sans doute de sa part, comme ont été évocatrices et provocatrices nombre de ses sculptures monumentales.

Christine Angot a 40 ans lorsqu’en 1999, elle écrit « L’inceste », après plusieurs autres ouvrages déjà autobiographiques. Dans « l’inceste », elle évoque très longuement, et avec beaucoup de complaisance son homosexualité, sa bisexualité, sa personnalité sado-masochiste et ce n’est que dans la dernière partie de son livre qu’elle donne la clé : Une seule cause à tout cela : les viols par son père, à partir de 14 ans, lorsqu’elle fait la connaissance de ce père, puis jusqu’à 28 ans. « Il m’aimait, il disait qu’il m’aimait. Comment je suis devenue folle, c’est ça, c’est la cause…. C’était mon père, et on se ressemblait. Il me trouvait extraordinaire, moi aussi… Lui aussi, il était ébloui… Je n’ai jamais eu de désir pour lui. Du plaisir, ça a pu arriver, je ne le nie pas, mais du désir, jamais. Je désirais lui plaire, bien sûr ».

«… Je l’ai rencontré à 14 ans. De 14 à 16 ans, ça avait lieu. Sans que je cesse de demander, chaque fois, d’arrêter. Il me disait chaque fois oui. Chaque fois, ce n’était pas possible…Puis (après 16 ans).. il y a eu Pierre, puis Claude, puis l’analyse, puis j’ai écrit. J’ai voulu le revoir. Pour commencer d’avoir des relations père-fille normales… Et, allez, c’était reparti… J’ai commencé de prendre le pouvoir à partir de ce moment-là. Prendre le pouvoir. Avoir le dessus. Et maintenant, je l’ai. Lui, a perdu la tête, Alzheimer. Moi, j’ai le dessus sur l’inceste. Le pouvoir, le pénis sadique, ça y est, grâce au stylo dans ma main sûrement, essentiellement ».

Il est intéressant de noter cette ambivalence des sentiments où le plaisir n’est pas exclu, de même que cette lutte de pouvoir destructrice., et dont elle ne semble pas complètement sortie. «J’étais un chien, je cherchais un maître… Je suis folle, mais pas morte. Je ne suis pas non plus complètement folle… Comment je suis devenue folle, vous allez le comprendre, j’espère. Et si ça ne suffit pas, je ferai d’autres livres encore. Plein d’autres. Et à la fin, tous les lecteurs auront compris. Ce n’est pas un plaisir d’en parler, moi pour qui la parole a été un tel plaisir, une telle jouissance… Oui, cela bousille la vie d’une femme. Cela bousille une femme, même, on pourrait aller jusqu’à dire. C’est un sabotage. Oui, on pourrait le dire comme ça. Ce livre va être pris comme un témoignage sur le sabotage de la vie des femmes. Les associations qui luttent contre l’inceste vont se l’arracher. Même mes livres seront sabotés. Prendre ce livre comme une merde de témoignage, ce sera du sabotage, mais vous le ferez. Cela bousille la vie d’une femme, la vie d’un écrivain. Mais ce n’est pas grave… ».

J’ai trouvé ce livre finalement assez déplaisant dans la mesure où cette complaisance sado-masochiste veut devenir un argument de vente ! De plus, l’explication monocausale de toute une vie par l’inceste n’est pas satisfaisante.

Bien au contraire, les « mémoires inachevés » de Barbara, parus en 1998, après sa mort à 67 ans, sous le titre « Le piano noir », ne rendent pas l’inceste subi l’unique responsable de son évolution ultérieure. Barbara raconte sa vie, dans laquelle l’inceste paternel est un épisode parmi d’autres. La manque de signes d’affection maternelle, la préférence marquée de la mère pour le frère aîné, les déménagements successifs autour des années 40 en raison des origines juives de la famille, l’inceste aussi bien sûr, autant de causalités multiples qui l’ont amenée à se construire avec les difficultés, mais aussi l’indépendance que l’on connaît. « Ma mère, je n’ai gardé souvenir ni d’une marque de tendresse ou de complicité de sa part, ni d’une simple promenade avec elle. Le cerveau de la famille, mon frère Jean… Quant à mon père, j’ai très peur de lui. Il n’est gentil avec moi que lorsque nous sommes tous les deux seuls. Je ne comprends pas bien pourquoi. Je trouve que son comportement devient bizarre. Souvent il me répète que ma mère préfère mon frère. Je pense que c’est vrai et j’en souffre d’ailleurs beaucoup… ».

Il faut savoir gré aux héritiers de Barbara, son frère et sa sœur, d’avoir permis l’édition de ces mémoires inachevés puisque Barbara n’est pas très tendre avec eux dans son livre… Mais son analyse des relations avec ses deux parents est tout à fait passionnante

« J’ai de plus en plus peur de mon père. Il le sent. Il le sait. J’ai tellement besoin de ma mère, mais comment faire pour lui parler ? Et que lui dire ? Que je trouve le comportement de mon père bizarre ? Je me tais. Un soir à table mon univers bascule dans l’horreur. J’ai 10 ans et demi. Les enfants se taisent parce qu’on refuse de les croire. Parce qu’on les soupçonne d’affabuler. Parce qu’ils ont honte et se sentent coupables. Parce qu’ils ont peur. Parce qu’ils croient qu’ils sont les seuls au monde avec leur terrible secret.

De ces humiliations infligées à l’enfance, de ces hautes turbulences, de ces descentes au fond du fond, j’ai toujours ressurgi. Sûr, il m’a fallu un sacré goût de vivre, une sacrée envie d’être heureuse, une sacrée volonté d’attendre le plaisir dans les bras d’un homme, pour me sentir purifiée de tout, longtemps après… (Après la mort du père)Avec ma mère, nos rapports seront à jamais changés sans que je puisse préciser clairement ces modifications. Je deviendrai sévère à l’égard de ma mère que j’ai toujours adorée, même si j’ai eu tant de mal à l’aimer. De son côté, elle manifestera envers moi, qu’elle dit indomptable, les premiers et timides élans d’une maman qui vient de découvrir son enfant. Elle deviendra même mon enfant chérie que j’assumerai, protégerai toujours du mieux que je pourrai ».

Quant à son père, qui a quitté la famille lorsque Barbara a eu 19 ans, elle apprend 10 ans plus tard qu’il est hospitalisé à Nantes, et que son père la réclame, elle et non ses autres enfants. Mais il est mort lorsqu’elle arrive à l’hôpital. « Je m’en veux d’être arrivée trop tard. J’oublie tout le mal qu’il m’a fait, et mon plus grand désespoir sera de ne pas avoir pu dire à ce père que j’ai tant détesté : je te pardonne, tu peux dormir tranquille, je m’en suis sortie puisque je chante. Peut-être a-t-il longtemps et partout traîné le souvenir et le remords de son crime ? ».

La chanson a été pour Barbara sa thérapeutique et le signe de sa résilience. Elle a su évoquer l’inceste de manière très poétique dans « l’aigle noir ». Et « Nantes » exprime remarquablement son désespoir, son pardon et son amour.

Ce livre devrait être un modèle pour ces thérapies dites « intégratives », dans lesquelles le thérapeute aide le patient qui a vécu un traumatisme à reconnaître la gravité du traumatisme et à le resituer, à l’intégrer dans son parcours de vie, à côté des événements heureux, des événements malheureux et des autres éventuels traumatismes vécus, c’est-à-dire à faire du traumatisme pour lequel le patient vient consulter un des éléments de son parcours de vie, c’est-à-dire un « souvenir », et non plus la source unique de toutes ses difficultés.

Dans cette même période est sorti le film « Festen », en 1998, qui racontait l’histoire d’un jeune homme qui révélait lors d’un repas de famille les abus qu’il avait subis de la part de son père pendant plusieurs années. Dans le film « Le souffle au cœur » de Louis Malle, sorti en 1971, c’est surtout le désir très « oedipien » du garçon pour sa mère qui était alors mis en scène. Nous n’étions pas encore dans l’idée que l’inceste puisse être un abus de l’adulte sur l’enfant.

Le passage au XXIéme siècle va voir se multiplier les témoignages de personnes ayant vécu l’inceste. Une place toute particulière revient au journal d’Anaïs Nin paru en 2002, (mais écrit 50 ans plus tôt !), puisque « Inceste » décrit les amours de l’auteure avec de nombreux partenaires et en particulier la relation recherchée, consentie, assumée, avec un père qu’elle retrouve à l’âge de 30 ans.

Mais notre propos concerne ici les relations incestueuses entre un adulte et un enfant mineur. Les contenus de ces livres ont beaucoup de points communs. De même, les titres de cette trentaine d’ouvrages publiés depuis 2000 présentent beaucoup de similitudes. Ils sont certes le plus souvent imposés par l’éditeur qui a besoin d’un titre accrocheur et vendeur. Ils évoquent cependant l’idée, même écrits au passé, que l’inceste subi est toujours présent, et que malgré le travail thérapeutique que représente l’écriture, l’auteure du témoignage n’est pas vraiment sortie de l’épreuve du traumatisme : « j’avais douze ans », « la première fois, j’avais six ans », « j’étais leur petit jouet », « j’étais sa petite prisonnière », « j’étais sa petite princesse », « moi, Lily, violée, prostituée », « j’étais sa chose », « terrifiée », « punie », « mon enfance assassinée »… Le traumatisme est là, omniprésent.

C’est ce qui ressort en particulier du livre d’Isabelle Aubry, paru en 2010, après qu’elle ait créé en 2000 l‘association internationale des victimes d’inceste. Le nom de cette association est d’ailleurs très symptomatique. Il s’agit bien de regrouper des personnes qui se sentent toujours victimes, et non pas « d’anciennes victimes ». Isabelle Aubry explique qu’on ne peut pas réellement guérir de l’inceste et que les victimes ne sont que des « survivantes », toujours victimes de leur agresseur, et aussi des experts, de la justice, trop peu sévère avec les coupables, et qui se désintéresse du sort des victimes. Il est vrai que la condamnation de son père ne lui a pas apporté la « réparation » qu’une victime est en droit d’attendre de la justice, et qu’elle a continué délinquance et prostitution « enseignées » sous l’emprise de son agresseur, jusqu’à ce qu’elle rencontre enfin un psy qui l’aide à se reconstruire, et qu’elle crée son association. Plusieurs auteures de témoignages ont aussi voulu créer des groupes de parole, des associations pour aider des personnes victimes à se retrouver, à parler, à sortir du secret dans lequel elles se trouvent enfermées. Mais là se situe un étonnant paradoxe. C’est parce qu’elle se sont senties isolées, perdues, qu’elles ont voulu écrire à la fois pour se libérer d’un poids de souffrance et de culpabilité, et pour alerter d’autres victimes sur la nécessité de parler. Mais celles qui, à partir de là, ont créé des associations, ne semblent avoir tenu compte des associations du même type qui existent déjà (depuis SOS inceste d’Eva Thomas), comme si, malgré tout, l’expérience vécue était difficilement communicable et partageable.

Pourtant le désir d’aider est bien présent dans tous ces témoignages. Laurent de Villiers, l’un des deux auteurs masculins dans cet échantillon d’ouvrages, l’exprime fort bien dans « Tais-toi et pardonne », écrit en 2011, d’ailleurs préfacé par Isabelle Aubry : « J’espère qu’à travers ce récit ceux qui, comme moi, ont été condamnés au silence s’insurgeront et briseront les chaînes. Puisse cet ouvrage nourrir des inspirations. Pour moi, il fut une libération ». Il décrit avec beaucoup de détails le fonctionnement de sa famille où le silence et la culpabilisation sont la règle. Et s’il a fini par porter plainte contre son frère, il respecte néanmoins la règle familiale puisqu’il ne dit rien, du moins dans son livre, de la nature des abus subis, seulement nommés :« faits », contrairement à tous les autres témoignages. Seul, le mot « Assises » en 4ème de couverture permet de penser qu’il s’agissait de viols.

Les victimes d’inceste seraient des « survivants ». Mais une autre personne qui a subi ces mêmes types de violences physiques, psychologiques et sexuelles, qui a écrit son histoire, et qui a été invitée à prendre la parole dans différents médias me disait récemment « je ne veux plus être médiatisée comme une « survivante », mais comme une « vivante ». C’est Laurence Noëlle, qui a écrit en 2013 un livre très fort, « Renaître de ses hontes », titre qui exprime bien le désir et la possibilité de se reconstruire, même si les rechutes d’alcoolisation ont été nombreuses, non pas « à cause de » ou « malgré » les traumatismes subis, mais précisément « grâce à » ces expériences douloureuses qui deviennent facteurs de vie. Les traumatismes ne sont ni effacés, ni oubliés. Ils sont des éléments de la reconstruction personnelle. « L’être humain n’est pas bon ou mauvais. Il peut toujours choisir de changer et de prendre ou non ce qui est bon en lui. Gandhi l’a magnifiquement résumé : « Vous devez être le changement que vous souhaitez voir dans le monde ». Depuis ce jour, j’ai accepté mes propres richesses, ma lumière intérieure, ma propre puissance….Nous avons le droit de nous plaindre, c’est légitime. Mais vient un moment où il faut s’en extraire parce qu’entretenir la plainte ne nous fait pas avancer. Non, ce n’est pas toujours la faute des autres. Non, ce n’est pas toujours de notre faute. Pendant que nous nous plaignons, nous n’agissons pas et nous ne cherchons pas les solutions nécessaires à notre bonheur… Et si c’était la vie qui attendait quelque chose de nous ?... »

Le titre d’un autre ouvrage annonce aussi la possibilité de la reconstruction, c’est celui de Noëlle Le Dréau « Après l’inceste… comment je me suis reconstruite avec la psychogénéalogie » paru en 2011. Ce livre doit être le seul à donner en annexe une liste d’associations de lutte contre l’inceste et la pédophilie.

Le titre du livre de Sandrine Rochel, paru aussi en 2013, fait référence à la « survivance » : « Survivre à l’enfer », mais le sous-titre est prometteur : « se reconstruire après l’inceste ». Sandrine Rochel a aussi créé sa propre association pour venir en aide aux personnes qui ont subi des violences en particulier sexuelles. Mais le nom de son association est à lui seul tout un programme : « Vivre, Soleil, Renaître ». Donc, d’abord « vivre » et non survivre, et puis vivre au soleil pour pouvoir « renaître », c’est-à-dire non pas vivre « comme avant » le traumatisme, mais bien « comme après », dans une véritable renaissance qui ne nie rien de ce qui s’est passé. En exergue de son livre figure un poème de Kim et Alison Mcmillen écrit en 2001, et qui énonce les objectifs d’aide de l’association. Il servira de conclusion à cette revue de témoignages.

« Le jour où je me suis aimé pour de vrai.

Le jour où je me suis aimé pour de vrai, j’ai compris qu’en toutes circonstances, j’étais à la bonne place, au bon moment.

Et alors, j’ai pu me relaxer.

Aujourd’hui, je sais que ça s’appelle Estime de soi.

Le jour où je me suis aimé pour de vrai, j’ai pu percevoir que mon anxiété et ma souffrance émotionnelle n’étaient rien d’autre qu’un signal lorsque je vais à l’encontre de mes convictions.

Aujourd’hui, je sais que ça s’appelle Authenticité.

Le jour où je me suis aimé pour de vrai, j’ai cessé de vouloir une vie différente et j’ai commencé à voir que tout ce qui m’arrive contribue à ma croissance personnelle.

Aujourd’hui, je sais que ça s’appelle Maturité.

Le jour où je me suis aimé pour de vrai, j’ai commencé à percevoir l’abus dans le fait de forcer une situation, ou une personne, dans le seul but d’obtenir ce que je veux, sachant très bien que ni la personne ni moi-même ne sommes prêts et que ce n’est pas le moment.

Aujourd’hui, je sais que ça s’appelle Respect.

Le jour où je me suis aimé pour de vrai, j’ai commencé à me libérer de tout ce qui n’était pas salutaire, personnes, situations, tout ce qui diminuait mon énergie. Au début, ma raison appelait ça de l’égoïsme.

Aujourd’hui, je sais que ça s’appelle Amour propre.

Le jour où je me suis aimé pour de vrai, j’ai cessé d’avoir peur du temps libre et j’ai arrêté e faire de grands plans, j’ai abandonné les mégaprojets du futur. Aujourd’hui, je fais ce qui est correct, ce que j’aime, quand ça me plait et à mon rythme.

Aujourd’hui, je sais que ça s’appelle Simplicité.

Le jour où je me suis aimé pour de vrai, j’ai cessé de chercher à toujours avoir raison et me suis rendu compte de toutes les fois où je me suis trompé.

Aujourd’hui, je sais que ça s’appelle Humilité.

Le jour où je me suis aimé pour de vrai, j’ai cessé de revivre le passé et de me préoccuper de l’avenir. Aujourd’hui je vis au présent, là où toute la vie se passe.

Aujourd’hui, je vis une seule journée à la fois, et ça s’appelle Plénitude.

Le jour où je me suis aimé pour de vrai, j’ai compris que ma tête pouvait me tromper et me décevoir, mais si je la mets au service de mon cœur, elle devient une alliée précieuse.

Tout ceci est Savoir Vivre. »

Au final, je retiens quatre livres « utiles » sur cette quarantaine de témoignages : le livre princeps d’Eva Thomas « le viol du silence », les mémoires inachevées de Barbara « Le piano noir », les promesses de reconstruction de Laurence Noëlle « Renaître de ses hontes » et de Sandrine Rochel « Survivre à l’enfer, se reconstruire après l’inceste ».

Les auteurs d’inceste, qui ne sont pas tous des tyrans, violents, pervers, manipulateurs, comme la plupart de ceux qui ont motivé l’écriture des témoignages des victimes, n’ont pas le droit ni souvent l’envie d’écrire leur histoire. Sur ce blog cependant, nous avons publié le témoignage d’une personne condamnée pour le viol de sa fille. Ce témoignage, publié en novembre 2014 a été vu, et peut-être lu, à ce jour, plus de 45000 fois. Rien à voir avec les tirages des livres écrits par les victimes, mais, sans aucune publicité et sur un réseau très restreint, ce chiffre est tout de même important. Intérêt, curiosité, fascination, voyeurisme ? Difficile à dire, mais il resterait intéressant de donner la parole à des personnes, auteurs comme victimes, qui ont vécu des situations incestueuses, non pas « banales », mais moins dramatiques et même moins traumatisantes que celles qui donnent lieu aux ouvrages présentés ici, car il n’existe pas « un » inceste, mais des situations toutes particulières, uniques, et qui doivent être toutes prises en compte, mais dans leur contexte, avec leur spécificité. Rien à voir en effet entre les situations décrites dans les témoignages évoqués ci-dessus, et qui justifient sanction des auteurs et soutien intensif auprès des victimes, et la situation de cette fillette de 5 ans qui à l’issue d’un repas familial demande à l’un de ses frères « tu viens me lécher la zézette ? », et où l’aîné , âgé de 15 ans s’est senti très coupable d’avoir voulu expérimenter sur sa petite sœur ce qu’il avait vu dans un film porno, et de se rendre compte que non seulement elle s’en souvenait un mois après et qu’elle avait trouvé cela plutôt agréable au point d’en redemander. Ou la situation de cette enfant de 8 ans qui, sans doute après avoir vu là aussi un film X, demande à son beau-père de la caresser et de la lécher sur tout le corps. Cet homme a accepté mais a éprouvé le besoin peu après de s’en confier à la mère de la fillette. Ni traumatisme à vie pour ces enfants, qui risquent pourtant de rentrer dans la catégorie « victimes d’inceste », ni perversion (narcissique ou pas) chez cet adolescent et cet adulte. Le travail thérapeutique a été très bref dans ces deux cas et n’a nécessité aucune intervention judiciaire.

Une récente étude commandée par l’Association Internationale des Victimes d’Inceste fait état de 4 millions de personnes qui ont subi l’inceste (un précédent sondage commandé par cette même association ne faisait état que de 2 millions de victimes, ce qui laisse un doute sur la validité de ces sondages !). Vouloir généraliser, considérer que toutes les situations sont égales, nécessitent le même traitement, la même loi, est une faute, ou à tout le moins … un abus.

Michel SUARD

ATFS Caen janvier 2016

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Une étude choc sur les violences sexuelles

L’association « Mémoire traumatique et victimologie » a réalisé récemment et publié, avec le soutien de l’UNICEF, les résultats d’une enquête sur « l’impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte ». Cette enquête a été menée auprès de 1200 victimes de violences sexuelles à l’aide d’un questionnaire (184 questions) diffusé essentiellement par internet. Les résultats et les préconisations ont été présentés lors d’une journée à Paris au Palais du Luxembourg le 2 mars dernier. On trouve le questionnaire et le rapport de l’enquête sur le site de cette association : www.memoiretraumatique.org

Les réponses au questionnaire sont importantes et soulignent la souffrance de ces personnes, même longtemps après les faits dont elles ont été victimes, leur insatisfaction des réponses sociales, médicales et éventuellement judiciaires qui leur ont été données. Ces informations doivent assurément être prises en compte. Mais, car il y a un « mais ».

Cette enquête ne peut être considérée comme une étude sociologique scientifique dans la mesure où l’échantillon des répondants n’est pas représentatif de l’ensemble des personnes ayant subi des agressions sexuelles. De plus, il ne s’agit pas d’une étude qui chercherait à valider une hypothèse. L’introduction du questionnaire adressé aux répondants annonce d’entrée des résultats connus d’avance et présentés comme un acte militant destiné à faire pression sur les pouvoirs publics : « Les violences sexuelles font partie des violences qui ont le plus d’impact sur la santé à court et moyen terme… De nombreuses conséquences psychotraumatiques pourraient être évitées avec une prise en charge de qualité. Or, les professionnels de santé ne sont pas toujours formés à la psychotraumatologie et à la prise en charge des victimes de violence…. Nous militons pour la reconnaissance de la réalité des violences subies par les victimes et de l’impact sur leur santé, et pour l’amélioration de leur prise en charge médicale et pour la formation des professionnels à cette problématique ».

Certaines questions sont d’ailleurs orientées vers des réponses allant dans le sens voulu par les auteurs de l’enquête. Plusieurs questions portent sur les réactions de l’entourage, de la police, des soignants, face à la révélation de violences subies. Questions à choix multiples qui comportent un peu plus de 30 propositions de réponses. Sur ces réponses proposées, 10 évoquent des réponses « positives » (soutien, aide, compréhension), 20 à 22 concernent des réponses négatives (déni, accusation de mensonge, rejet..).

Le caractère militant de l’enquête est confirmé dans le rapport qui précise que « le questionnaire a été diffusé au sein d’un milieu associatif et militant, s’adressant en premier lieu aux femmes victimes de violence ».

L’échantillon non représentatif est confirmé également par les auteurs du rapport qui signalent que la principale limite de l’enquête est due au fait que « le questionnaire a été rempli par des personnes qui se sont senties visées par son sujet, qui se sont senties concernées er qui ont par conséquent passé le cap de l’expression (nous ne disposons pas des réponses des personnes qui souffrent d’amnésie traumatique, sont dans le déni ou ne se sentent pas la force de s’exprimer) ».

Mais la limite la plus importante de l’enquête tient au fait que les responsables de cette recherche font l’impasse sur les personnes qui ont subi des agressions sexuelles et qui, soit n’ont pas été traumatisées, soit se sont réparées après l’agression, sans être porteuses du syndrome de stress post traumatique, qui constitue l’essentiel des questions posées aux victimes ayant répondu au questionnaire.

Les personnes qui ont répondu à l’enquête sont manifestement des personnes qui souffrent encore des violences subies et qui sont à la recherche de soutiens par le biais de forums, de réseaux sociaux, et qui ont ainsi eu connaissance de ce questionnaire. Il n’est donc pas étonnant que 95% des répondants au questionnaire considèrent que les violences ont eu un réel impact sur leur santé mentale puisque les personnes qui ont connu des violences sexuelles mais qui vont bien aujourd’hui n’ont pas répondu au questionnaire puisqu’elles n’en ont pas eu connaissance, puisqu’elles n’ont pas besoin de chercher des informations sur un problème dépassé. Il faut donc bien lire que 95% des répondants au questionnaire affirment que la violence sexuelle subie a eu des répercussions sur leur santé mentale, et non pas 95% des personnes ayant subi des violences sexuelles.

Pour les auteurs de l’enquête, n’existent que des victimes, qui souffrent du syndrome de stress post traumatique. Quant aux auteurs, ils sont désignés au début du rapport sous le terme de « prédateurs ». Ce qualificatif n’est pas repris dans le reste du rapport. Il colore néanmoins clairement le contenu de cette enquête. Pour ma part, j’ai travaillé en prison auprès d’environ 200 auteurs de crimes sexuels intrafamiliaux. Aucun d’entre eux ne peut être considéré comme un « prédateur ». Mais il serait malhonnête de ma part d’en conclure que le nombre de prédateurs parmi les auteurs de violences sexuelles est de l’ordre de 0% , car je sais que mon échantillon de 200 sujets n’est pas représentatif de l’ensemble des auteurs de crimes sexuels.

Les auteurs de l’enquête semblent ignorer la réalité de personnes qui ont subi des violences sexuelles et qui n’ont pas été traumatisées. Pourtant, face à un exhibitionniste, certaines personnes vont effectivement se sentir souillées, traumatisées de façon durable, mais d’autres vont réagir de façon banale, voire avec humour, sans oublier cet événement, éventuellement iront signaler cet individu à la police pour l’empêcher de nuire, et ne présenteront pas pour autant de symptômes qui évoqueraient un trauma.

Je peux citer aussi le cas d’une jeune fille qui a été manifestement perturbée par les relations incestueuses subies : elle a mis le feu dans une salle de son lycée. Ce n’est que lors d’un placement en foyer qu’elle a parlé de ces abus subis, ce qui a amené la condamnation de son père. Mais elle a expliqué en même temps qu’elle avait allumé cet incendie lorsqu’elle a appris que la compagne de son père était enceinte. Et quand je l’ai rencontrée avec son père après sa sortie de prison, elle m’a dit toute sa colère contre son père qui concluait ses lettres à son fils (le frère de la jeune fille) par ces mots : « ton père qui t’aime », alors qu’elle n’avait droit dans les lettres de son père qu’à un simple « ton père ». Cette jeune fille était certainement perturbée dans son développement psycho-affectif, mais avec des troubles qui n’ont rien à voir avec les troubles évoqués dans le questionnaire.

Autre situation : celle d’une enfant qui a été victime d’agressions sexuelles de la part de son beau-père lorsqu’elle avait 4 ans. Aujourd’hui adolescente, sans troubles particuliers, elle peut dire clairement qu’elle s’est sentie perturbée non pas par les abus subis, mais par les interventions psycho-socio-judiciaires qui ont voulu à tout prix la considérer comme une victime démolie.

Quant à cette assistante familiale qui a reçu les confidences d’une enfant gardée évoquant des abus subis par son père, elle en a aussitôt informé l’éducateur référent qui a signalé à l’autorité judiciaire, d’où audition filmée, examen psychologique, gynécologique, et l’assistante familiale de dire à l’éducateur : « pourquoi tout ce cirque ? J’ai vécu la même chose quand j’avais son âge, j’en ai parlé, mais il ne s’est rien passé de tout cela ». Cette assistante familiale n’a rien oublié, mais elle va bien. On peut seulement se dire que son choix professionnel est peut-être une forme de sublimation des abus subis dans le passé.

Ces personnes ont été victimes, mais ne se sentent pas victimes. Boris Cyrulnik a bien mis en évidence le fait qu’un trauma suppose certes un événement inattendu, violent, douloureux, mais nécessite en plus le sentiment d’être traumatisé.

On connaît aussi maintenant, grâce en particulier à Cyrulnik, les cas où des personnes qui ont été traumatisées par des faits de violence, que cette violence soit physique, psychologique ou sexuelle, peuvent « rebondir », c’est-à-dire faire preuve de « résilience » si elles ont rencontré dans leur parcours des « tuteurs de résilience » qui ne sont pas nécessairement des soignants, ou bien si elles ont gardé des souvenirs solides de liens d’attachement sécure datant de leur enfance. Un professionnel, médecin, thérapeute, pourra remplir ce rôle de soignant, tuteur de résilience, s’il est suffisamment formé, et les auteurs de l’enquête ont raison de souligner la carence de formation des soignants sur cette problématique. Mais la personne qui a subi des violences sexuelles peut aussi, et souvent, trouver aide, écoute, compréhension, soutien, auprès d’un proche, d’un conjoint, d’un collègue, surtout si elle a déjà fait l’expérience d’un attachement sécure.

J’ai par ailleurs expérimenté, dans mon travail en prison, des entrevues entre l’auteur de viols intrafamiliaux et sa victime, où c’est l’auteur qui a rempli ce rôle de tuteur de résilience, en reconnaissant la réalité des abus commis, la réalité des dommages subis par la victime, l’importance du fait qu’elle ait révélé les faits, et la nécessité de la sanction. Ces rencontres ont permis aux personnes qui avaient subi ces viols intrafamiliaux de se sentir « réparées ». Plusieurs articles publiés sur notre blog présentent de telles situations. L’une de ces personnes « réparée » par une rencontre avec son ancien agresseur m’a dit par la suite avoir tenté de parler de cette expérience dans une association de victimes. Elle a eu la surprise de se faire rejeter parce qu’une telle possibilité de rencontrer son agresseur était jugée inconvenante et inadmissible. Ce qui vient conforter l’idée qu’une certaine catégorie de personnes qui se sentent victimes tient, de façon militante, à le rester.

Lors de ces entretiens auteur-victime, j’ai aussi rencontré quelques personnes « victimes » qui m’ont révélé, et clairement démontré, que leur dénonciation avait été mensongère, soit qu’elles avaient dénoncé le condamné à la place d’un autre, soit qu’elles avaient dénoncé pour dire comme leur sœur ou leur frère, qui avait été réellement victime. Mais cela ne me permet pas d’annoncer que 12% des condamnés sont victimes d’erreur judiciaire, même si sur les 50 personnes « victimes » venues en prison pour des entretiens avec leur ancien agresseur, ce sont 6 d’entre elles qui ont fait cette révélation. D’une part, les condamnés concernés avaient pour la plupart commis des abus sur un autre mineur. Et ces 6 « victimes », échantillon évidemment non représentatif, avaient, plus que d’autres, besoin de venir s’expliquer avec le condamné. Victimes officielles, elles ne portaient aucun des symptômes évoqués dans le questionnaire, mais leur sentiment de culpabilité était à prendre en compte avec respect et compréhension.

La résilience, pour une personne qui a subi des violences sexuelles, n’est possible que si elle s’est préalablement sentie reconnue comme victime, par l’auteur des violences ou par la Justice si l’auteur n’a pas reconnu les faits. Et lorsque le travail de « réparation » (psychologique et non financière) a pu se réaliser, avec l’aide de professionnels ou de proches, ces personnes ne se sentent plus « victimes ». Elles ne présentent pas de symptômes d’amnésie traumatique. Et elles se définissent comme « anciennes victimes » ou comme « ex-victimes », mais seulement lorsqu’il leur apparaît utile d’évoquer leur passé. Cela n’obère aucune de leurs activités au quotidien. Il arrive même que certaines d’entre elles deviennent thérapeutes ou créent des associations d’aide aux victimes pour les aider à sortir de leur « statut » de victime.

J’ai veillé dans cette analyse critique à parler de « personnes ayant subi des violences sexuelles » et aussi d’ « auteurs de délits et de crimes sexuels » (en particulier intrafamiiaux, puisque c’est auprès de ces personnes que j’ai surtout travaillé). J’évite en effet de parler de « victimes » d’une part, et de « prédateurs » ou même de « pères incestueux » d’autre part. C’est plus long, plus compliqué, mais aussi moins « militant », voire moins démagogique, et aussi moins « politiquement correct », ou moins « psychologiquement correct ». Mais cela me paraît plus proche de la vérité, puisque bon nombre (mais nombre impossible à déterminer) de personnes ayant subi des violences sexuelles ne se considèrent plus comme des victimes, et ne veulent plus être considérées comme telles, et puisque les auteurs qui ont commis de violences sexuelles ne peuvent être réduits à cette seule caractéristique.

Le rapport de l’enquête évoque rapidement le fait que certains auteurs de violences sexuelles ont été eux-mêmes des victimes. Toutefois, dans les questions posées, aucun item n’évoque cette conséquence possible d’une violence subie. 30 types de symptômes différents sont proposés, outre les tentatives de suicide et la grossesse. Sont évoqués les compulsions sexuelles et les conduites à risque, c’est-à-dire le risque de subir de nouvelles violences, et également les conduites auto-agressives. Mais les agirs sexuels sur d’autres personnes, mineures ou majeures, ne sont pas envisagés. Pour ma part, lorsque je parle des victimes de violences sexuelles que j’ai rencontrées, je ne peux laisser de côté les 80 condamnés suivis en prison (soit 40% de mon échantillon d’auteurs) pour avoir commis des crimes sexuels intrafamiliaux, et qui ont eux-mêmes été victimes dans le passé, soit dans leur famille, soit en institution, soit dans leur quartier, en sachant que les 120 autres condamnés suivis avaient tous subi des violences, autres que sexuelles, et parfois plus traumatisantes, dans leur enfance. Il arrive en effet que des violences psychologiques soient plus destructrices que des violences sexuelles.

Les préconisations des promoteurs de l’enquête étaient donc connues avant l’enquête, celle-ci ayant surtout pour fonction de « faire du chiffre » et de l’émotion, susceptibles de faire pression sur l’opinion et sur les décideurs du monde politique. On ne peut qu’être d’accord avec la demande de formation particulière des soignants, médecins, thérapeutes, infirmiers sur cette problématique des violences sexuelles et plus généralement de la psychotraumatologie.

Toutefois, vouloir que les soignants posent systématiquement la question : « avez-vous subi des violences ? », cela pose question. Cette question serait à poser à des personnes chez qui le soignant fait l’hypothèse d’un éventuel traumatisme lié à des violences subies. Mais on apprend précisément aux officiers de police judiciaire chargés d’auditionner des enfants à ne pas poser de « questions inductives », questions trop directes susceptibles de donner des réponses immédiatement positives. Le risque est, chez l’enfant comme chez l’adulte, de provoquer des faux souvenirs, surtout dans le contexte d’une relation soignante basée sur la confiance, voire sur la dépendance. La question directe « avez-vous subi des violences ? » est importante et intéressante mais ne peut être utilisée qu’avec prudence et surtout pas de façon systématique.

La demande que les affaires de viol ne soient pas correctionnalisées est juridiquement légitime. Elle mérite toutefois d’être discutée. Les procès d’assises dont doivent relever les viols qui sont juridiquement des crimes sont souvent vécus comme des moments très violents pour les victimes qui sont appelées à revivre des événements douloureux qui peuvent dater de deux ans, et parfois de beaucoup plus. Ces procès peuvent devenir la cause de ce qu’il est convenu d’appeler une « victimisation secondaire ». L’audience correctionnelle peut être moins violente pour la victime. Il est vrai que les peines pour l’auteur sont évidemment moins sévères en correctionnelle qu’aux Assises. Mais faut-il se réjouir de constater que la France soit le pays occidental qui fixe les peines les plus sévères tant aux délits sexuels qu’aux viols ? Un pays voisin, la Belgique, correctionnalise souvent les affaires de viol ; les sanctions sont moins sévères que chez nous ; et il n’y a pas plus de récidives en Belgique qu’en France ; et la Belgique dispose de nombreux services compétents pour venir en aide aux victimes. Certes, notre Justice devrait être plus rapide, plus efficace, mais on ne peut oublier que la prise en compte de ces situations de violence sexuelle ne date réellement que d’une trentaine d’années. Les Cours d’Assises plient sous le poids des affaires de viol qui constituent l’essentiel de leur activité. La sévérité des jugements n’a cessé de croître. La critique de la Justice, face à cette situation, ne peut être que contre productive.

La demande de la gratuité des soins pour les victimes peut apparaître comme une évidence, d’autant plus que cette gratuité figure déjà dans la loi de 1998. Elle est manifestement difficile à mettre en place. Mais on peut s’étonner de cette demande dans la mesure où, lorsque la situation de violence a été judiciarisée et que l’auteur présumé a été reconnu coupable, la victime obtient, au civil, des « dommages et intérêts », c’est-à-dire une indemnisation, dont le montant peut être avancé par la C.I.V.I, mais qui est bien payée par le condamné. (L’enquête pose des questions sur les indemnisations par la CIVI en omettant de rappeler que c’est l’auteur qui est condamné à verser cette indemnisation). Cette « réparation » financière des dommages subis, payée par l’auteur des violences, devrait normalement être utilisée pour payer les soins que nécessite le traitement des dommages subis. Cette indemnisation, ainsi définie, prendrait tout son sens. Ce qui supposerait, lorsque la victime est encore mineure, que le magistrat chargé de la tutelle débloque des fonds pour payer les thérapeutes intervenant auprès de la personne qui a besoin de traiter le traumatisme.

La demande de réintroduire l’inceste dans le code pénal est encore plus problématique. L’introduction de l’inceste dans le code pénal par une loi de 2010 a été retoquée par le Conseil Constitutionnel au motif que la définition de la famille incestueuse était trop floue. L’association « Mémoire Traumatique et Victimologie » récidive en proposant une définition de la famille à peine plus claire que celle qui a provoqué l’annulation de la loi. La définition proposée est la suivante : « les viols et les agressions sexuelles sont qualifiés d’incestueux lorsqu’ils sont commis sur la personne d’un mineur par un membre de sa famille selon l’état civil, ou par toute autre personne résidant habituellement au sein du même foyer que la victime ou entretenant une relation sexuelle ou conjugale avec un des membres de la famille de la famille selon l’état civil ». Cette définition de l’inceste sur mineur se trouve à nouveau différente de l’inceste entre majeurs. L’inceste, au sens académique du terme, vise des relations sexuelles entre des personnes qui ne peuvent pas se marier, c’est-à-dire « les membres de la famille selon l’état-civil », pour reprendre la définition proposée plus haut. Or, un beau-père fait certes partie de la famille « recomposée », mais il ne lui est pas interdit de se marier avec l’enfant, majeur (et s’il est consentant), de sa compagne, il ne relève donc pas de l’inceste au sens strict du terme. Et cette introduction d’un inceste élargi dans le code pénal n’apporte rien de plus que la qualification de viol ou d’agression sexuelle « par personne ayant autorité », qui constitue une circonstance aggravante claire dans le code actuel. La qualification de viol ou d’agression sexuelle incestueux risque même, comme cela a déjà été souligné par des juristes lors du votre de la loi de 2010, de ne plus pouvoir être considérée juridiquement comme une circonstance aggravante et donc être moins sanctionnée que dans la définition présente. La nouvelle définition proposée inclut aussi les beaux-frères et belles-sœurs comme possibles agresseurs incestueux, mais on ne voit pas en quoi cela modifie quelque chose de la réalité des abus subis. Je préfère, pour ma part, parler de violences sexuelles intrafamiliales plutôt que d’inceste, pour les différencier des violences extrafamiliales.

Les auteurs du questionnaire ont tenu à utiliser les termes du code pour désigner les violences subies par les victimes. Mais, d’une part, ils ont omis de reprendre, à côté des viols et des agressions sexuelles, la catégorie des « atteintes sexuelles », sans doute difficiles à caractériser, puisque faites sans « violence, menace, contrainte ou surprise », et donc ne relevant pas véritablement des « violences », et d’autre part, ils ont tenu à ajouter la catégorie « inceste » (puisque l’un des objectifs de l’étude est de réintroduire l’inceste dans le code pénal), mais en lui donnant une définition apparemment plus simple mais différente et finalement plus extensive que dans les préconisations finales. Les répondants au questionnaire disposaient de la définition suivante : « inceste = viols et agressions sexuelles commis par une personne de la famille (parents, beaux-parents, grands-parents, frères et sœurs, oncles et tantes, cousins et cousines) ».

En conclusion, face aux violences sexuelles la société (et tout particulièrement le monde des soignants) a tendance à se figer dans deux attitudes opposées. D’un côté, le déni de la réalité des violences subies et de leurs conséquences, qui peuvent être dramatiques pour la victime de ces violences. C’est ce que souligne la grande majorité des répondants au questionnaire proposé par l’association « Mémoire traumatique et victimologie ». A l’autre extrême, la conviction que la plupart des troubles psychologiques, voire physiques, s’expliquent par des violences sexuelles subies, avec la volonté affichée que les personnes qui ont subi des violences sexuelles sont condamnées à présenter des troubles durables, sauf à bénéficier d’une thérapie « intégrative ». C’est ce que tentent de démontrer les promoteurs de cette enquête, qui assurent déjà des formations à ce type de thérapie.

Le risque pour les personnes qui ont réussi à dépasser le traumatisme de violences subies et qui tomberont sur la lecture du rapport de l’enquête, c’est de se sentir anormales, voire coupables de ne pas présenter les troubles annoncés, voire imposés par l’étude.

Une attitude médiane serait la bienvenue. Alors, d’accord pour dire « stop au déni de la réalité des violences sexuelles ». Mais disons aussi « stop au déni de la résilience après le traumatisme des violences sexuelles ».

Michel Suard

Thérapeute familial, thérapeute d’auteurs et de victimes de violences intrafamiliales.

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Published by suardatfs - dans Inceste
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Estelle était venue dormir chez moi et devait repasser par son appartement avant de s'envoler vers une île lointaine en fin d'après-midi. Elle s'offrait deux semaines de vacances bien méritées au Club Med.

J'avais rendez-vous à dix heures au commissariat de police. L'officier de police Grafaud me cherchait depuis deux jours pour "une affaire me concernant". J'eus un mauvais pressentiment.

Au commissariat, je fus immédiatement reçu par l'officier de police principal Grafaud assisté de deux adjoints qui me toisaient. Je fus prié de m'asseoir.

- Monsieur Forestier… commença Grafaud, j'ai un problème avec vous.

- "Vous" avez un problème ?

- Enfin, non, c'est vous qui avez un problème

- Comment ça, quel problème ?

- Inès Forestier, c'est bien votre fille ?

- Oui, il lui est arrivé quelque chose ? demandai-je hypocritement, car évidemment, j'avais de suite compris qu'il y avait "un problème".

Les trois policiers se regardèrent… Grafaud reprit :

- Voilà… votre fille nous a tout raconté. Elle dit que depuis plusieurs années vous l'obligiez à avoir des rapports sexuels avec vous.

Je restais silencieux, abasourdi.

- …Qu'est-ce que vous en dites, Monsieur Forestier ?

J'avais peur. J'étais lâche. Je craignais la prison. Je craignais de perdre Estelle. Je niais en bloc, même l'évidence. Je me dressais cyniquement contre Inès, contre celle que j'aimais toujours.

- …Alors, Monsieur Forestier, on y arrive à la vérité ? Vous avez eu des rapports sexuels avec Inès ? C'est la vérité, vous l'avez écrit dans deux lettres. Vous avez écrit que son corps vous manquait et qu'elle aimait faire l'amour avec vous.

L'inspecteur exhiba l'accablante correspondance ; ces fameuses lettres que j'avais effectivement commises et adressées à Inès.

- … C'est bien votre écriture ?

- Oui.

Vaincu, j'expirai fortement en serrant mes mains entre mes genoux. Ne pouvant contester les fameuses lettres trouvées par Django, j'avouais une partie des faits, seulement quelques rapports sexuels récents. j'insistais sur le consentement d'Inès, mais les policiers restaient sourds à cette revendication, cette mauvaise excuse.

- C'est vrai, continuai-je à mi-voix, on a vécu ensemble… comme un couple. Je sais, c'est pas…

Je voulais dire que ce n'était pas bien, qu'Inès était vraiment jeune, que je regrettais, qu'elle n'était pas ma fille de sang. Qu'elle était tout à fait consentante.

- Votre épouse n'était pas au courant ?

- Bien sûr que si. C'est Inès qui avait choisi de rester avec moi au départ de sa mère, et durant six mois avant son départ, elle dormait déjà avec moi à la place de sa mère.

- ça, c'est pas du tout ce que votre fille nous a dit. D'après elle, votre épouse n'était au courant de rien.

- Ben voyons ! c'est même à cause de cela qu'elle a demandé le divorce.

- Bon… eh bien, on va mettre tout ça par écrit, Monsieur Forestier.

Je répondis simplement aux questions du policier qui me lisait le P.V. d'Inès en me demandant à chaque paragraphe si c'était bien ça ?

Oui, que je répondis, triste et déjà bourré de remords. Mais toujours en soulignant qu'Inès était consentante. On me répondait que je verrai ce qu'en pense le juge d'instruction.

Je pris conscience que j'étais vraiment en état d'infraction grave, que ce jour-là, la justice mettait son nez dans mes affaires et me révélait ouvertement que je n'étais rien qu'un misérable quidam sans aucun pouvoir sur le déroulement de son propre destin, un père incestueux, un violeur.

Le procès-verbal ne fut donc qu'une copie conforme des déclarations d'Inès, hormis quelques exagérations malveillantes sûrement pas imaginées par elle.

J'étais donc un violeur de petite fille. Moi, pour qui le terme de viol ne correspondait qu'à la violence sexuelle physique. Je ne définissais l'acte de viol que commis avec l'emploi de la force physique. Je pensais que violer, c'était attacher sa victime, la frapper ou que sais-je encore quelles autres sauvageries ?

C'est l'assistante sociale de l'hôpital, à la suite d'un entretien avec Inès, mineure - dix sept ans et onze mois - catastrophée par son récit relatant ses rapports incestueux, qui l'emmena chez le substitut du procureur. Ce dernier renvoya Inès seule déposer plainte au commissariat de police. C'était huit mois après m'avoir quitté.

Le lendemain, après une première nuit de geôle, j'étais soumis à une nouvelle audition. Les policiers souhaitaient m'entendre dire que j'étais tyrannique et violent. Inès avait déclaré qu'un jour je l'avais obligée à des relations sexuelles en la giflant. J'ai avoué l'avoir giflée, une fois, sous l'emprise de la colère, mais ce n'était pas dans le cadre de nos rapports sexuels. Inès avait seize ans. Ce soir-là, elle m'avait gravement menti pour s'inventer un mauvais alibi. Elle était rentrée très tard. Elle avait passé la soirée en compagnie d'une amie peu fréquentable qui se droguait. Je n'étais pas favorable à cette dangereuse camaraderie. Notre Inès qui ne manquait pas, elle non plus, d'imagination, préféra nous raconter que "des types" l'avaient emmenée de force sur l'une de leurs motos pour lui offrir une grande balade. Ce scénario n'étant pas crédible, je n'en crus pas un mot. Maddaléna se fit l'avocate de sa fille, qui, selon elle, ne mentait pas. Quand j'avais opté, stratégiquement, pour aller expliquer ce soi-disant rapt à la police, Inès se décida à dire la vérité.

En fin d'après-midi…

- Monsieur Forestier, c'est très grave, me dit le substitut du procureur.

Je respirais profondément comme pour dire : "oui, peut-être, je ne sais pas…". Je ne saisissais pas la gravité de mes actes. Personne de mon entourage (tout le monde savait) ne m'avait manifesté la moindre désapprobation qui aurait pu me donner matière à reconsidérer sérieusement cette situation anormale sous un autre angle. L'angle du tabou, du respect de la loi, des valeurs morales de la famille, de l'interdit.

- A quelle philosophie vous rapportez-vous, Monsieur Forestier, orientale ?

Je haussai les épaules. Je pensais que le magistrat était bien informé, mais que de s'intéresser à la philosophie orientale, entre autres, ne déterminait en rien le contexte des faits qui m'étaient reprochés.

- Est-ce que je couche avec ma mère, moi ! continua le substitut du procureur, excédé par mon mutisme.

Je haussai de nouveau les épaules, plus éloquemment, signifiant : "je ne sais pas, ce n'est pas mon problème".

- Monsieur Forestier, je vais demander au juge d'instruction de vous envoyer en prison !

Dans le cabinet de Madame Latour, juge d'instruction, Maître Hinault, avocat au barreau, plaida sans conviction pour obtenir la liberté provisoire de son client imposé. Le chef d'inculpation rendait rédhibitoire ma demande de liberté provisoire. J'étais bon pour le dépôt. Mon droit d'entrée pour la taule fut donc signé.

Vingt et une heures… Ecrou à la Maison d'Arrêt.

Chefs d'inculpation :

- viols commis par ascendant légitime

- attentats à la pudeur commis sur mineur de 15 ans par ascendant légitime

- attentats à la pudeur commis sur une personne autre qu'un mineur de 15 ans avec violence, contrainte ou surprise, et ce par ascendant légitime.

Pour cette nuit, inculpé en détention provisoire, je me vis poussé dans une cellule dite d'arrivant, au rez-de-chaussée.

Le lendemain matin, je fus invité à monter au premier étage, accueilli dans une cellule à deux lits superposés, par un retraité, infractant aux moeurs lui aussi, un "pointeur" comme on les surnomme ici, quels que soient le degré et les circonstances des faits. Catégorie où tous les infractants aux moeurs sont arbitrairement mis dans le même sac : attentat à la pudeur ou viol sur majeurs, avec ou sans violence, sur mineure, suivi dans certains cas d'homicides, incestes dont l'enfant concerné est souvent jeune, voire en très bas âge, pédophilie, etc. Bon nombre de délinquants au Q.I. équivalent à celui d'un pithécanthrope lobotomisé, ainsi qu'une coterie de surveillants, justiciers spontanés ou bien-pensants, du genre sociopathes, ne faisant autorité qu'en ces lieux, hurlant, brimant, insultant, menaçant, molestant et terrorisant lesdits pointeurs.

Pour l'heure, n'étant pas encore jugé, je suivais le conseil du Surveillant-Chef : ne divulguer mon chef d'inculpation à quiconque.

Trois semaines plus tard, je reçus une lettre d’Estelle qui rentrait de vacances. Elle était déjà informée sur mon affaire. Je lui avais tout expliqué au sujet d'Inès, un jour, chez moi. Ce jour-là, en admirant les portraits d'Inès accrochés au mur du salon - je les ai retirés ensuite - elle me dit qu'elle ne serait pas à la hauteur, qu'Inès était beaucoup plus belle et plus jeune qu'elle.

Dans sa lettre, Estelle était atterrée. Elle me demandait ce qu'elle pouvait faire pour moi. Elle souhaitait venir au parloir, m'envoyer de l'argent. Elle s'inquiétait de me trouver un bon avocat, etc. Elle m'embrassait tendrement. Je prenais immédiatement la plume pour lui répondre que vraisemblablement nous serions séparés longtemps.

Quelques jours plus tard, une seconde lettre d'Estelle m'annonçait qu'elle ne tenait pas le coup, qu'elle était dépressive et devait consulter un psy.

Trois autres semaines plus tard, ce fut la rupture. Elle avait craqué sous le poids de sa chère soeur et du "bienveillant" juge d'instruction. Elle ne viendrait donc pas et ne m'écrirait plus. Elle n'avait pas la force de vivre ainsi - son éducation bourgeoise stricte et sa culture ne lui permettaient pas de souffrir en attendant des années un homme qu'elle ne connaissait que depuis trois mois. Je respectais sa décision.

Le mois suivant, j'entrepris une grève de la faim insensée qui ne dura que neuf jours. Je souhaitais faire entendre au juge d'instruction ce que je croyais être une injustice. Je n'acceptais pas l'inculpation de viol. Selon moi, il n'y avait pas de viol puisque Inès avait toujours été consentante. J'ignorais encore que devant la loi, une mineure de quinze ans n'est pas reconnue consentante, surtout si les faits sont aggravés par les circonstances que l'inculpé est l'ascendant légitime de la victime. C'était mon cas.

Je commençais à discerner combien j'étais malhonnête et calculateur, mais pas aussi rusé que je pouvais le croire. Mes multiples revirements face au juge d'instruction - tantôt j'étais coupable de tout, tantôt j'étais totalement innocent - démontraient que j'étais toujours un irresponsable, un lamentable lâche et un hypocrite. Madame Latour avait donc décidé d'instruire l'affaire à charge à mon insu. Inès mentait en exagérant les faits, c'était certain, mais c'était peut-être de bonne guerre. Je gérais très mal cela. En excessif que j'étais, j'avais des difficultés à m’en tenir à la stricte vérité. Maintenant que je la disais, la vérité, on ne me croyait plus du tout. C'était on ne peut plus logique.

Après bien des péripéties, je me retrouvais sans ressources. Je devais donc me résoudre à accepter l'assistance d'un avocat nommé par la commission d'office. C'est Maître Hinault, l'avocat qui m'avait assisté lors du débat contradictoire concernant ma mise sous mandat de dépôt, qui fut désigné. Il me rendit visite à la Maison d'Arrêt. A mon grand étonnement, il m'annonça que mon affaire lui plaisait. A ma question sur le quantum de ma peine - ah! le quantum de ma peine, ça, c'était important. La belle affaire ! J'avais abusé de ma fille durant des années, la justice me plaçait devant mes responsabilités, et moi, je questionnais mon avocat sur la quantum de ma peine - Maître Hinault sourit avec agacement. Mon inconscience le mettait hors de lui. Il me répondit avec une certaine désinvolture que je devais compter sur cinq ou six ans. Il aurait pu me dire six mois ou vingt ans, mais j'ai aussitôt compris que parler du fameux quantum n'était pas vraiment de saison ce jour-là. Il avait bougrement raison.

- Ah oui, quand même. Et mon ex-épouse ? questionnai-je à nouveau, sera-t-elle inquiétée ? Parce que jusqu'à présent, elle est passée à travers les gouttes.

Je persistais dans ma grande erreur. Je cherchais encore des responsabilités extérieures. Je tentais sans cesse de m'éloigner de la réalité. Je me confectionnais un labyrinthe dans lequel j'étais sûr de ne pas me trouver. Par le jeu de la comédie et son assortiment de mauvaise foi, de fourberie et de dissimulation, je ne me rendais pas compte à quel point je m'engluais pitoyablement dans la déchéance. Maître Hinault s'en attrista. J'étais en train de le décevoir.

- Celle-là, si elle nous emmerde à la barre, me répondit-il très énervé, je lui tape dessus !

Je compris ce que je devais comprendre. Il n'était pas question d'impliquer Maddaléna dans cette affaire. Car c'était bien de mon affaire qu'il s'agissait, et non de l'affaire de quelqu'un d'autre.

- Et sa complicité, alors ? insistai-je lourdement

- On s'en fout ! Monsieur Forestier, on s'en fout ! Il ne manquerait plus que vous portiez plainte contre elle.

- Bien sûr que non. Non, non, c'est pas ça, c'est juste pour savoir comment se comporter au cas où elle serait accusée de complicité.

J'étais hypocrite à outrance. Je pensais que Maddaléna méritait d'être associée à mon crime, par conséquent associée à ma punition. Il me paraissait injuste d'être le seul accusé. Maître Hinault n'appréciait pas cette détestable façon que j'avais d'aborder le dossier. Mon affaire lui plaisait maintenant beaucoup moins qu'à son arrivée. J'étais décidément trop décourageant, écoeurant.

- Mais, on s'en fout ! Monsieur Forestier.

Par ces simples mots éloquents : "on s'en fout", mon avocat me faisait comprendre à sa manière que j'étais le seul concerné et le seul contraint de répondre de ses actes devant la justice. Je hochai la tête et expirai fortement. Je ne comprenais pas cette façon de préparer une défense, ou plutôt je refusais d'adhérer au schéma de mon défenseur ; un schéma qui m'était présenté comme une stratégie qui ne m'arrangeait pas du tout. Et puis d'ailleurs, qu'étais-je capable de comprendre ? Comment peut-on comprendre un sujet quand on en abstrait l'énoncé?

- Mais votre histoire, moi j'y crois. Ce n'est qu'une histoire d'amour, incestueuse, oui, c'est sûr, mais une histoire d'amour quand même. Une histoire de cul ! Vous aimiez votre fille et elle vous aimait aussi, c'est certain. C'est ce qu'on remarque dans votre dossier. Mais je ne peux pas plaider ça. Pas même le consentement.

- Comment ?

- Non. Il faut être réaliste, Monsieur Forestier. Vous voulez peut-être qu'on plaide l'acquittement, pendant que vous y êtes ?

Je haussai éloquemment les épaules. J'étais doué dans l'art de hausser les épaules. Bien sûr que oui, que je souhaitais plaider l'acquittement. Non coupable, Monsieur le Président. Je suis innocent, Monsieur le Président. Moi, je n'ai rien fait de mal, Monsieur le Président. Ben, voyons ! On aurait aussi pu dire que la victime, c'était moi. On aurait pu changer la plaidoirie en un réquisitoire accusant le charme dévastateur d'une adolescente, ou le don de séduction d'une gamine diabolique qui violait son père !

Quelques jours avant l'audience, Maître Hinault employa un ton nouveau, peu engageant.

- Ecoutez, Monsieur Forestier, votre affaire, elle était intéressante à plaider, j'y croyais. On sait que vous n'êtes pas un voyou, mais… vous avez trop menti. Ils ne vont pas aimer ça. Alors, aux Assises, ne parlez pas. Je ne veux pas vous entendre. Ne répondez que par oui ou par non, en disant la vérité ; la vé-ri-té. D'accord ?

A travers le discours de mon avocat, j'aurais dû comprendre très vite qu'un dialogue était établi au sein des différentes parties de l'accusation, de l'instruction, de la partie civile et de la défense. On attend en fait de moi que je sois honnête. En ne trichant pas, j'aurais pu échapper aux Assises. La possible correctionnalisation de mon affaire avait été évoquée dans la première période de l'instruction. Je n'avais pas été honnête, alors… J'étais mal embarqué.

- Oui.

- Bon… Je vous préviens, ça ne va pas être facile.

Il était huit heures. L'audience devait commencer à neuf heures. J'attendais l'heure "d'entrer en scène". Je m'étais fait une tronche de premier de la classe. Ce qui me restait de cheveux avait été taillé et coiffé façon garçon soigné. J'étais étonnamment calme et confiant. Confiant de quoi ? au sujet de quoi, sur quoi, pourquoi ? Je ne savais pas. Ma tête était vide comme une mansarde abandonnée aux courants d'air.

Huit heures quarante cinq… Maître Hinault apparut devant la porte grillagée. Il me trouva parfait. Il me demanda si ça allait.

J'opinai du bonnet. J'hésitais entre optimisme-confiance et fatalisme. Même ce matin-là je me demandais quel rôle je devais jouer, quelle étiquette je devais coller sur mon comportement, sur le contexte. J'avais toujours besoin de coller des étiquettes sur tout. Chaque personne, chacun de leurs comportements, mon attitude personnelle calquée sur celle de ceux que j'admirais, les choses, les qualifications, les compétences devaient tous être identifiés. Tout devait porter un nom, même l'innommable. Ne sachant point qui j'étais moi-même, je m'étiquetais volontiers de n'importe quelle appellation, pourvu que celle-ci me convint. Je m'apposais une désignation le plus souvent flatteuse et presque toujours inadéquate, pour tenter de me reconnaître. Je me cherchais au milieu de cette gigantesque garde-robe, mon labyrinthe. J'étais animé d'un grand désir de reconnaissance. Je voulais toujours que l'on m'aime, que tout le monde m'aime. Je n'étaie heureux que lorsque l'on me flattait. Un petit coup sur les pompes et le Thibault fonctionnait à la demande dans tous les desseins. Il était rarissime que je déçoive mon interlocuteur futé sous peine de déplaire. Dans ce sens aussi, je séduisais, mais le plus souvent pour y laisser des plumes. Ma grande naïveté, ou plutôt ma grande faiblesse, voire ma lâcheté, ne m'aidaient pas.

Mon avocat avait conversé avec le procureur. Il me confirma que "ça n'allait pas être de la tarte".

- Comment ça ? Vous pensez que je vais en prendre pour plus de six ans ?

- Oh, là, comptez le double !

- Douze ans ! comme votre client d'hier ? demandai-je, renseigné par les agents sur l'audience de la veille concernant une affaire similaire plaidée par Maître Hinault. La fillette avait été violée par son père à l'âge de huit ans.

- C'est comme ça, ce n'est pas moi qui décide.

"Alea jacta est, pensai-je. Pourquoi passer la journée à débattre dans des contradictions, puisque mon sort semble déjà réglé ? Le scénario est écrit par ceux qui en assureront aussi la mise en scène de main de "Maître". Un scénario dans lequel je ne serais autorisé qu'à dire quelques dialogues, des dialogues écrits par les circonstances, les faits, mes attitudes. Ces messieurs et dames les président, procureur, avocate de la partie civile qui se voit déjà empocher les dommages et intérêts, et l'avocat de la défense qui ne perçoit pas d'honoraires motivants, joueront à l'unisson. Il ne manque plus que Mozart pour la musique d'ambiance, son requiem, bien entendu, et le grand rideau de velours rouge s'ouvrant sur les fameux trois coups de brigadier. Le public privilégié, à savoir le jury, devra être conquis à l'issue de l'unique représentation".

Tel était mon état d'esprit, malgré mon crâne vide. Je voyais l'audience de Cour d'Assises comme une pièce de théâtre, une grande mascarade au sein de laquelle tous les acteurs seraient complices pour me châtier injustement. Même si je n'avais pas tout faux en pensant cela, là n'était pas l'essentiel. Ce qui était important, c'était la RÉALITÉ. Je m'inquiétais de savoir ce qu'il adviendrait de mon sort, de ce que l'on ferait de moi, de ce que l'on dirait de ma sérénissime personne. Mon égocentrisme serait servi durant toute cette journée puisqu'on allait parler de moi. Mais mon orgueil, lui, allait en prendre un coup. Je savais que j'allais recevoir une sacrée claque dans la gueule. Je ne serais plus beau. Je ne serais plus un artiste que l'on applaudit. Je n'aurais pas droit au bis du public. Je serais un séducteur, ça oui, mais pas un séducteur du style Clark gable ou Alain Delon, oh que non ! Je serai un séducteur calculateur, diabolique, narcissique et vaniteux.

Le huis clos fut demandé et obtenu par la partie civile. Mon avocat m'avait informé au préalable de cette procédure.

Inès était là. Curieusement, sur elle j'étais incapable de coller une de mes fameuses étiquettes. Qui était-elle aujourd'hui ? ma fille, ma petite fille chérie, une quelconque adolescente, la fille de mon ex-épouse qui avait partagé mon lit, ma petite femme ainsi que je l'avais appelée durant des années ? Je ne savais pas, ne savais plus, pour autant que je l'eusse vraiment su. Pourtant, elle était là, à quelques mètres seulement, grave, triste, mais sûre d'elle.

"Victime ? Mais oui, abruti ! Victime qu'elle était. Elle était ta victime, ta fille, victime de ton irresponsabilité. Ne cherche pas autre chose, ne regarde pas ailleurs. Tu es le seul dans le box des accusés. Tu es ici aujourd'hui, parce que tu as abusé de ta fille. C'est tout".

Inès… Je l'observais subrepticement. Elle paraissait calme. Ses longs cheveux bruns masquaient son beau visage. Elle ne levait la tête que rarement pour regarder seulement en direction de la Cour. Elle ne m'a regardé que deux fois, d'un regard neutre, me sembla-t-il. Je pensais qu'on avait dû lui conseiller de ne point porter son regard sur moi, au cas où elle prendrait pitié, risquant ainsi d'émousser l'esprit de vindicte qu'on lui aurait inculqué depuis le début de l'instruction. Je pensais, je pensais, je pensais mal, très mal. Je pensais à une mise en scène, comme un parano. Scenario, cinéma, encore du cinéma, toujours du cinéma. Et Inès, à quoi pensait-elle ? A se mettre à chanter Si tu vas à Rio en dansant la samba au milieu de la salle d'audience ? Inès, elle pensait aux paroles que prononcerait son père. Aurait-il des mots de regrets, de remords ? Allait-il tout avouer et demander pardon, demander qu'on l'aide à comprendre ? Allait-il au contraire continuer de mentir, de tergiverser, de calculer, de contourner la vérité, de refuser d'accepter la RÉALITÉ… Allait-il assumer ? Inès était évidemment très affectée par le degré de gravité de mon crime dont elle avait pris conscience. Elle aussi était inconsciente à l'époque des faits. Mais elle, c'était normal. N'était-ce pas son papounet qui lui disait que tout cela devait rester dans le plus grand secret, alors qu'elle n'avait que douze ans ? Elle était aussi peinée de ce qui, malgré elle, avait pris des allures de duel par le processus de la justice. Dotée d'une personnalité digne et altière en toute circonstance, Inès apparaissait comme une personne décidée. Elle était dans l'expectative et un peu vindicative, et c'était on ne peut plus normal ; on le serait pour beaucoup moins que cela. Visiblement, elle attendait de voir quelle serait mon attitude face à la justice, face à elle. Son violeur de père serait-il arrogant et innocent, la violant ainsi une fois de plus ? Un autre viol à la face de la société, à la barbe des juges ? Un autre viol dans son coeur, dans son âme ? Peut-être le plus terrible des viols. Nier, l'humilier effrontément, la rabaisser, la mortifier, l'écraser en public ?

Moi, je pensais encore cyniquement qu'elle n'avait pas été malheureuse avec moi. J'étais même persuadé qu'elle avait été heureuse et épanouie. J'occultais la façon dont j'avais failli à mon devoir de père. J'avais joué mon rôle d'amant à la perfection, bravo ! Rôle, Jouer, là était bien mon véritable problème. Jouer, les jouets, les cadeaux, le Père Noël. Durant ma tendre enfance et jusque dans mon adolescence, mes parents de condition modeste avaient l'art de cultiver l'esprit de Noël, la "magie" de Noël. Quand on est pauvre et inculte et qu'on voudrait réussir sans méthode, non seulement on croit à un don éventuel du ciel, mais on éduque sa progéniture dans cet esprit. Le père Noël avait façonné l'enfant naïf que j'étais. Par le travail de mon inconscient, j'ai fini par m'identifier au père Noël. Le père Noël, ce personnage de la plus grande fiction du monde, symbole du plus scandaleux mensonge que l'on puisse faire à un enfant. La houppelande rouge, de ce rouge qui hurle nos émotions. Je suis devenu un père Noël qui aimait faire des cadeaux. Le premier bénéficiaire de mes présents, c'était moi-même. Ne m'ai-je pas offert ma fille en lui offrant aussi… un "hochet" ?

Maddaléna était là également, sur le banc des témoins, le visage décomposé. Elle était terrifiée. Elle me regardait souvent comme pour me supplier de ne pas la dénoncer, comme pour me dire aussi combien elle regrettait d'en être arrivée là, qu'elle était navrée de cet aboutissement dans la honte et la déchéance.

A la lecture de mon curriculum vitae par Madame le Président, des erreurs incroyables me présentèrent comme un fieffé menteur. Commentaires du procureur pour mettre l'accent. J'interpellai mon avocat qui me répondit qu'"on s'en foutait". La présidente continua… J'entendis d'autres erreurs inacceptables. Le procureur attira de nouveau l'attention des jurés sur mes faux mensonges. Pourtant, ce jour-là, je disais la vérité, mais je crois qu'on ne m'écoutait pas. On n'écoute pas les menteurs.

Le premier expert psychiatre appelé à la barre dit que j'étais un personnage doté d'une grande intelligence, mais d'une culture plutôt moyenne, que j'étais calculateur et malhonnête. Qu'outre l'absence d'anomalie mentale ou psychique du sujet, il avait constaté un profond narcissisme, une valorisation de lui-même et une dévalorisation des images féminines, accompagnées de tendances voyeurismes, exhibitionnistes et pédophiliques. En un mot, hormis le terme "pédophiliques", l'expert psy venait d'annoncer tout simplement que j'étais un homme, un homme normal avec un tronc, des membres, une tête et son cerveau. Un homme doté de sentiments et d'un comportement d'homme ressemblant à la majorité des autres hommes de notre civilisation. Le savant psy venait de démontrer que j'étais un homme, mais en s'exprimant avec des mots dont le sens péjoratif me noircissait, m'accablait. Je sais aujourd'hui que tous ces qualificatifs sont utilisés par bon nombre d'experts psychiatres à l'encontre d'un accusé. C'est le costume standard de l'accusé. Les plus grands comédiens honnêtes n'avouent-ils pas être égocentriques, mégalo, exhibitionnistes ? Et le public, "tapi dans l'ombre" n'est-il pas voyeur ? Tous ces millions de gens qui louchent sur les films porno ne sont-ils pas un tantinet voyeuristes ?

L'expert en conclut que j'étais accessible à une sanction pénale. Il ajouta que les risques de récidive étaient exclus, la victime étant maintenant hors d'atteinte. A noter que la Justice reconnaît le très faible taux (1%) de récidive en matière d'inceste. Comment peut-on affirmer qu'un homme que l'on prétend pédophile ne récidivera pas ? Par conséquent, inceste, oui, mais pédophilie : NON ! Messieurs les psys. Mon imagination sexuelle n'a jamais débordé le cadre de l'érotisme. Les centres régulateurs des fonctions sexuelles de mon hypothalamus ne souffrent d'aucun dysfonctionnement. Je n'ai jamais eu de tendances pédophiles et n'en aurai jamais.

Le second expert ne contredit pas son savant collègue. Il ajouta que je n'étais ni alcoolique ni violent. Il parla de l'existence de "pulsions pédophiliques incestueuses" et notait que la faiblesse du sens moral de l'inculpé avait permis le relâchement des tabous incestueux et était un obstacle à une réadaptation efficace. Incohérence, puisque faible taux de récidive, éloignement de la victime dans un contexte différent, son âge adulte, sa personnalité responsable affirmée, mais obstacle à ma réadaptation efficace alors que je n'ai qu'une fille et qu'elle ne se trouvait plus en situation de risque.

En réponse à la question du président concernant ma dépression nerveuse au printemps 19.. à la suite du départ d'Inès, le psy précisa que je n'avais pu souffrir d'une telle pathologie et que le terme employé par mon médecin dont le certificat figurait au dossier, en l'occurrence : "dépression nerveuse réactionnelle et obsessionnelle grave" n'était pas reconnu en psychiatrie. En acceptant ce terme (nuance de la névrose ou de l'hystérie) devant la Cour, l'expert psy aurait laissé subsister un doute quant à l'absence d'anomalie mentale ou psychique de ma personne. Chacun sait qu'un malade mental n'est pas condamnable (art. 64, désormais 122/2). Quelques temps plus tard, l'on me confirmait que mon médecin compétent avait établi un bon diagnostic.

Donc, dépression nerveuse : oui ; maladie mentale : non. L'expert psy n'avait pas eu tort de craindre une mauvaise interprétation du terme médical, mais il n'avait pas eu raison de le contredire plutôt que de l'expliquer clairement. Personne n'avait bien sûr l'intention de plaider quelque anomalie que ce soit. J'étais sain d'esprit et je tenais à le rester, même face à la Justice. Cet élément faisait de moi, à l'insu de tous, un individu responsable sur ce plan-là.

L'expert psy affirma qu'Inès était une jeune fille équilibrée, intelligente, dotée d'une bonne mémoire, que son discours était cohérent et qu'elle n'avait subi aucun traumatisme. Dans l'avenir, on ne devrait pas déplorer de séquelles.

J'interpellai mon avocat pour le prier de dire que je n'étais pas pédophile. Il me répondit d'un haussement d'épaules signifiant que c'était inutile. Je levai la main pour demander la parole. Je réfutai la conclusion de l'expertise qui m'affectait de tendances pédophiliques.

- Je sais, vous aviez d'ailleurs demandé une contre-expertise, mais celle-ci a confirmé la première.

- Oui, Madame le Président, pourtant la seule personne avec qui j'ai eu des rapports alors qu'elle était adolescente, elle n'était même plus une fillette puisqu'elle était réglée, c'était Inès.

J'avais utilisé le terme "adolescente" pour occulter sciemment l'évocation de l'enfance. Cette fois, Inès me regarda à travers ses cheveux. Que pensait-elle ? J'étais encore cynique, je ne sortais pas du contexte, je disais la vérité, mais je parlais mal. C'était normal ; quand on n'a pas l'habitude de la dire, la vérité, on la dit mal, et quand on la dit mal, on ne convainc pas. Comme je ressens aujourd'hui à quel point je parlais mal. J'employais un vocabulaire qui sonnait faux, un langage obscur, sur un ton discordant et peu crédible. J'avais la trouille au ventre. Ce n'étaient pas seulement les années de prison annoncées qui m'effrayaient, c'étaient aussi l'appréhension de la défaite, la mise à bas de mon orgueil, ma déchéance.

Maître Hinault se retourna pour me lancer un regard réprobateur. Néanmoins, je continuais…

-…Elle avait quatorze ans et demi, presque quinze, même si cela ne m'excuse en rien, Madame. Durant toute ma vie, j'ai côtoyé des centaines d'enfants et d'adolescents, garçons et filles de tous âges. Avec eux, j'ai fait du sport, de la musique et du dessin dans des écoles, comme intervenant bénévole, des balades à la campagne, des jeux et coetera et jamais, on n'eut à déplorer la moindre parole tendancieuse ou le moindre geste déplacé de ma part. Parfois, un petit garçon ou une petite fille me donnait la main ou montait sur mes épaules, de même que mes enfants, et jamais je n'ai été effleuré par la moindre idée mal placée, Madame. Je crois qu'à ma place, un pédophile serait passé aux actes, il se serait fait repérer et aurait suscité des plaintes. Inès peut confirmer ce que je dis ; elle était toujours avec moi.

La présidente leva le menton à l'attention d'Inès, qui dit oui de la tête pour témoigner de ma sincérité.

A noter que l'enquête de l'instruction n'avait fait apparaître aucun élément susceptible de m'accuser de la moindre pédophilie.

… J'avais demandé à Madame le Juge d'instruction de convoquer les deux instituteurs avec lesquels j'avais collaboré en classe de CM1 et CM2, pour obtenir leurs témoignages, mais elle a refusé.

Le président fit une moue dubitative et souleva sa main, celle qui tenait son stylo, et dit :

- Je ne vois rien à ce sujet

Je rageais in petto. J'étais seul contre tous. D'accord, j'étais coupable. Oui, j'avais commis le crime de viol selon la loi. Mais au moins, qu'on me juge sans parti pris, sans haine, sur la base de documents et de témoignages justes et incontestables, pensais-je.

En tentant malhabilement de me défendre, je m'exprimais dans un langage trop approximatif. Je me demandais si on m'écoutait et je doute fort d'avoir retenu l'attention de la Cour.

Le président invita Inès à se présenter à la barre. En répondant calmement et avec assurance aux questions qui lui étaient posées, elle ne faisait que confirmer les termes de ses procès-verbaux. Le président lui demanda si elle vivait toujours chez la mère de son ami Django.

- J'habite seulement avec Django, maintenant.

- Vous comptez vous marier ?

- Oui, au mois d'…

- Et vous avez un bébé, je crois ?

- Oui, une petite fille.

- Au sujet de vos rapports sexuels avec votre père, qui était au courant ?

- Personne

- Personne… personne ?

- Non, personne.

Président, procureurs et quelques membres du jury se regardèrent. Certains jurés étaient stupéfaits.

- Et votre mère, et vos frères ?

- Ils ne savaient rien. Quand ça se faisait, ma mère travaillait et mes frères étaient dehors ou à l'école, ou on le faisait dans une salle de sport.

A noter qu'à l'époque évoquée, Maddaléna s'était mise à travailler, mais de manière épisodique, en intérim.

- Et vous, vous n'alliez pas à l'école ?

- Si, au collège

- Bon… Bien… Comment s'y prenait votre père pour vous faire subir ces rapports sexuels ?

- Au début, il me disait que c'était normal entre un père et sa fille et que c'était notre secret

J'avais effectivement évoqué le secret, mais jamais dit que c'était normal entre un père et sa fille.

Je rageais en pensant stupidement que la Cour tentait de présenter Inès comme une attardée mentale. Je levai de nouveau la main. On me donna la parole. Moi, j'étais sûr qu'elle était consentante et tout à fait consciente des faits. Je ne sortais pas de là, obtus que j'étais.

- Madame le Président, Inès savait depuis plusieurs années que je n'étais pas son père géniteur et elle vivait très bien cette situation. Elle était restée avec moi de son plein gré jusqu'à l'âge de dix sept ans et quatre mois. Pensez-vous vraiment que jusque là, elle était ignorante des interdits ? Inès était une jeune fille intelligente, équilibrée et précocement mature ; c'est d'ailleurs ce que confirment les rapports des experts psychiatres, comme nous l'avons entendu ce matin.

Maître Hinault se retourna et me ragréa d'un air que je crus admiratif. Comme j'étais doué, comme je me défendais admirablement bien. Oh ! que j'avais tout compris. Oh ! que n'avais-je même point besoin d'un défenseur tellement j'étais bon. Et j'insistais, et encore une couche…

- A dix-sept ans, une adolescente intelligente sait depuis longtemps ce qu'elle fait quand elle a des rapports sexuels avec un homme, elle sait que si cet homme est son père, ces rapports se font de l'interdit. Elle sait qu'il y a infraction à la loi. Mais pour Inès, je n'étais plus son père à partir de son âge de raison, elle avait une autre vision des choses, Madame le Président.

Bien joué, Forestier, tu les as eus tous, c'est dans la poche. Peut-être même qu'Inès va capituler devant un tel postulat. Mon argument est imparable. Je suis magnifique, pensais-je encore cyniquement.

Le procureur me regarda d'un air positivement étonné, puis il se reprit pour exprimer ostensiblement une moue méprisante.

Monsieur Forestier s'évertue à convaincre la Cour qu'il a bien agi en informant la fillette de sa non-paternité biologique, lança-t-il

Le président me demanda quel âge avait Inès quand je lui avais annoncé le fait. Je répondis évasivement qu'elle avait l'âge de raison et jusqu'à cet âge-là, je la considérais comme ma fille au même titre que nos quatre garçons. Le procureur intervint en demandant au président de poser la question à l'accusé de savoir ce qu'il entendait par "l'âge de raison". Je répondis que cela dépendait de l'évolution psychique et mentale de l'enfant, que d'une manière générale c'était vers onze ans. Curieusement, le président et le procureur semblaient satisfaits de cette réponse, et si cette réponse me refait cohérent dans les faits, elle me présentait comme guère plus instruit sur ce sujet que lesdits magistrats. L'âge de raison, si l'on en croit le Petit Larousse, est l'âge auquel les enfants sont censés être conscients de leurs actes et des conséquences de ceux-ci. Quant au Robert, sa définition est la suivante : L'âge de raison est l'âge auquel on considère que l'enfant possède l'essentiel de la raison, environ sept ans. D'après une grande psychanalyste, c'est aussi sept ans.

Je continuais…

…Eh bien, elle devenait de plus en plus câline. Et puis elle est devenue une adolescente, une jeune fille. A treize ans, elle m'embrassait sur la bouche. Elle appelait ça des pieux. Et quand elle a eu quatorze ans et demi, ben.. on a dépassé les normes…

J'avais cru subtil d'employer le "on" en pensant démontrer intentionnellement la complicité de ma fille.

L'avocate de la partie civile intervint. Elle expliqua savamment qu'on ne devait pas révéler à un enfant que son père n'est pas son père. Le procureur et le président approuvèrent. Le président me demanda ce que j'en pensais.

Madame le Président, mon épouse et moi pensions bien faire en informant Inès sur la vérité quand elle avait onze ans. J'ai préféré ôter toute ambigüité car ce ne fut pour elle qu'une confirmation ; on s'était déjà chargé dans le voisinage de la mettre au courant. Elle m'avait même répondu par la suite qu'elle s'en fichait, qu'elle n'avait pas besoin de père.

Inès était de nouveau entendue. Cette fois, sur les détails des rapports sexuels. Je fus questionné également. La victime et l'accusé se retrouvèrent quasiment à poil, évoluant au milieu d'un public pervers, comme dans un théâtre porno. L'audience se déroulait à huis clos, cependant on pouvait compter une bonne vingtaine de personnes dans la salle. La Cour souhaitait entendre Inès raconter comment elle subissait les assauts de bête sauvage, mais elle sut simplement expliquer la manière dont nous faisions l'amour. A la question sur les positions que je lui demandais de prendre, elle répondit :

Normales

Le Président insista pour entendre Inès décrire au moins une position qui aurait pu lui être particulièrement répugnante ou pénible, qu'elle récuse si j'avais été brutal. Elle répondit que non. L'acte sexuel lui était-il désagréable ? Elle répondit que non. J'avais dit à l'instruction que nous pratiquions souvent la position "???" parce que c'était sa préférée, était-ce vrai ? Inès répondit que oui. Interrogé à mon tour, j'avouai avoir eu des attouchements "réciproques" (ça évoquait la complicité) avec ma fille légitime alors qu'elle avait onze ans et demi, mais je niais à juste titre les fellations à ce même âge (Inès mentait sur ce point).

Inès avait refusé et je n'avais pas insisté, ce n'est que plus tard, quand elle avait treize ans et demi qu'elle avait commencé. Oui, je sais, ce n'est pas bien non plus, me défendis-je, mais elle n'acceptait pas l'éjaculation dans sa bouche, ce que je respectais.

L'officier de police principal Grafaud fut appelé à la barre. Après les formalités d'usage, on entendit que je m'étais rendu sans histoire au commissariat pour répondre à une convocation, que j'avais eu un bon comportement lors de la garde à vue. Le policier dit que j'avais avoué spontanément. Ce dernier élément n'était pas exact. Trois semaines plus tard, je sus la raison de ce petit mensonge, mais je n'ai pas à évoquer ces éléments qui ne concernent pas mon dossier d'inceste. Je peux dire simplement que le policier fit un témoignage qui m'a conduit à interjeter un pourvoi en cassation. Je me suis désisté ensuite, à tort. Mais c'est une autre histoire.

Maddaléna était plus terrorisée que jamais. Je remarquai que son visage était déjà bien bronzé alors que l'été n'était encore qu'un projet. Il y a des détails comme cela qui ne vous échappent pas, même dans les circonstances les plus graves. Mon ex-épouse me sembla lointaine, petite et vulnérable. Je craignais pour elle. N'avais-je pas avoué à l'instruction qu'elle était au courant de tout ? Ce que je commençais à regretter en ces lieux.

A la question sur mon comportement à la maison, Maddaléna répondit que j'étais autoritaire, possessif avec Inès et très jaloux, mais que j'étais un excellent père pour tous nos enfants, que je les soutenais bien dans leur scolarité, leur culture générale, et leurs activités sportives, étant très sportif moi-même, que je les emmenais partout, à la mer, à la campagne, etc.

Le président demanda à Maddaléna de donner quelques détails concernant cette jalousie. Maddaléna évoqua avec la plus grande justesse ma jalousie vis-à-vis d'Inès. Elle dit que j'acceptais très mal que notre fille s'attarde après ses cours au collège, que j'étais soupçonneux lorsqu'elle restait à discuter avec des garçons, que je l'interrogeais pour savoir avec lesquels elle couchait alors que je savais pertinemment que rien de ce genre ne se passait. Maddaléna était très tendue, nerveuse, mais elle disait vrai. J'avais effectivement tyrannisé ma fille. J'avais possédé son corps et son esprit. J'étais donc possessif. N'est-ce point là une forme de violence ? Le Président demanda à Maddaléna ce qu'elle savait de nos rapports incestueux.

- Oh ! ben moi, je suis au courant de rien. J'ai rien vu, répondit-elle fébrilement

- Si, vous savez depuis le début de l'instruction !

- Ah ! ben oui ! ça oui.

J'avais entendu dire qu'il fallait assister à une audience en justice pour entendre le plus grand nombre de mensonges autant que d'éclatements de vérités. J'en avais la confirmation sur le premier point.

Maddaléna mentait et je rageais encore. Elle mentait comme elle m'avait menti aux premiers jours de notre complicité amoureuse. A cette époque, elle m'avait juré qu'elle était vierge. J'avais dix-huit ans à peine et pour le garçon naïf que j'étais, débarquant tout juste de sa campagne, la virginité de son premier amour, c'était important. Cette virginité, je l'ai trouvée en la personne d'Inès. Ce sacré inconscient m'aurait-il conduit à une sorte de revanche ? Etais-je animé de ce désir impérieux d'être le premier, de posséder un jour une femme totalement, d'en avoir l'exclusivité ? J'observais Maddaléna dans le prétoire. A ce moment, je souhaitais que l'on fasse son procès, à elle aussi, qu'on l'accuse de complicité de viol. Mais, incohérent que j'étais, je ne souhaitais pas qu'on l'envoie en prison.

J'avais toujours cette satanée tendance à me déculpabiliser en rejetant mes responsabilités sur des tiers, mais je souhaitais néanmoins que ceux-ci soient épargnés. Point de coupable, en somme. J'oubliais qu'il n'y avait qu'un seul accusé dans le box, et que cet accusé, c'était moi. J'oubliais encore qu'il n'était question que d'un seul jugement, le mien, que c'était de moi qu'il s'agissait… de moi seul.

- A l'instruction, l'accusé a dit que vous dormiez dans le lit de votre fille, pendant qu'elle dormait avec lui ? continua le Président.

- Non, ça n'est pas vrai. Moi, j'étais au courant de rien.

- Et vos fils non plus ?

- Non

- Bon… C'est effectivement ce qu'ils ont dit à l'instruction.

Ca, c'est normal, David et Mathieu étaient déjà majeurs sur la fin l'époque des faits. On a dû bien les conseiller ; je comprends cela et c'est tant mieux. Pourtant, j'avais dit stupidement au juge d'instruction que mes fils savaient. David avait même traité plusieurs fois Inès de salope et Mathieu m'avait dit un jour : "C'est drôle ça, avec Inès, elle est bizarre quand même la vie chez nous. On a une drôle de famille, nous". Mes pauvres garçons magnifiques qui n'ont jamais souhaité évoquer ces instants de honte ; comme on peut les comprendre.

Le Président demanda à Maddaléna si elle était au courant de l'interruption volontaire de grossesse de sa fille à telle date - Inès avait seize ans et huit mois. Maddaléna répondit qu'elle n'en avait pas été informée. Là, j'avoue que j'ignore si elle savait ou pas.

Mes trois amis, témoins de moralité, jurèrent à tour de rôle qu'ils ignoraient la nature des rapports existant entre Inès et moi. Ils mentaient eux aussi. La majorité de nos amis savaient, mais ils ne s'aventuraient jamais à émettre le moindre commentaire, hormis Pierre, le patron hypocrite du cabaret le Café des Artistes qui disait souvent : "Qu'ils sont mignons tous les deux, on en mangerait. Quand on voit la Inès, Thibault n'est pas loin et quand on voit l'Thibault, la taupe suit itou !" (Inès : la taupe à cause de ses récentes lunettes) Et son amie Karine d'ajouter : "Moi, ça m'fait toujours drôle de les voir tout le temps ensemble, c'est marrant". Il est vrai qu'un soir d'euphorie, force rosé de Provence gouleyant, je m'étais laissé aller à raconter ma vie de couple avec Inès, à ces deux-là.

Lorsque Inès était au collège, jusqu'à quinze ans et demi, elle souhaitait toujours m'accompagner dans tous mes déplacements. Quand nous vivions en situation de concubinage, elle était jalouse, elle aussi, de mes fréquentations féminines, surtout lors de mes prestations en cabaret.

Un jour que nous étions invités, ensemble comme d'habitude, chez des amis et y restâmes pour dormir, nos hôtes n'avaient "naturellement" pas eu l'idée de nous séparer pour la nuit. Aucun obstacle ne se dressait devant l'accomplissement de mon crime. Personne ne faisait la moindre allusion à notre couple quasi officiel. Incroyablement, à tous je m'étais vanté de cette situation. J'en étais plutôt fier. J'étais serein puisque personne ne s'autorisait à m'interpeller amicalement pour me mettre devant mes responsabilités et me démontrer mon inconscience. Pour moi, ça roulait donc au poil. On peut être étonné du silence de mes amis, dont la plupart étaient des gens très responsables, intelligents, voire cultivés. Ils travaillaient dans l'administration, le paramédical, le commerce ou l'hôtellerie. Aucun d'eux ne m'écrit, c'est normal, les gens honnêtes n'ont rien à voir avec un violeur. Ils sont très surpris de ce qui m'arrive, forcément, ben voyons !

Sur les douze personnes amies appelées par mes soins à témoigner, trois seulement furent retenues par maître Hinault. Il prétendait se méfier des amis à la barre. Sur ce point, je ne lui donne pas totalement tort. Seul, Patrick le quatrième "ami" avait été convoqué par la partie civile. A la barre, il dit que j'avais la grosse tête, que je me prenais pour une star. Il dit qu'une fois, Inès s'était plainte à lui d'avoir été violée par moi dans la baignoire et frappée avec la pomme de douche. Inès avait vraiment raconté cette histoire, un gros mensonge qui m'étonne encore aujourd'hui. Ce jour-là, elle s'était rétractée aussitôt en présence du témoin, en disant qu'elle ne savait pas pourquoi elle avait inventé cette histoire. N'était-ce pas une recherche de repère ou d'un conseil avisé, un appel au secours ? J'avais moi-même évoqué spontanément cet épisode à l'instruction. Je savais aussi dire la vérité. Cela se retournait contre moi, mais n'y a-t-il pas une logique dans tout cela ?

Après leurs mensonges qui les dissociaient du crime, les trois témoins de moralité crurent redorer un tantinet le blason bien terni de leur ami accusé. Mais que de maladresses. Je fus dépeint comme un homme plutôt mystérieux dont on n'arrivait pas toujours à discerner l'humour du sérieux. J'étais reconnu comme ayant des qualités. J'étais un grand séducteur (ça, c'était pas bon), un véritable épicurien vivant au jour le jour, plus pour les bonnes choses de la vie que pour le travail. Puis, Annie, l'institutrice trop bavarde, continua… Elle faisait abstraction de la présence de son époux. Elle dit qu'on avait failli partir ensemble en tournée en Pologne, avec la troupe folklorique dont elle était membre. Son mari n'était pas intéressé par ce voyage, et puis il y avait leurs filles à garder. Elle ajouta que si je l'avais accompagnée, on aurait fait des bêtises.

- Des bêtises ? reprit le Président

- Eh bien oui, des bêtises, enfin vous voyez ce que je veux dire, moi, j'aurais craqué.

Le mari fit les gros yeux et me regarda d'un air ahuri. A son tour, il raconta que c'était sa femme qui m'avait présentée à lui. Elle m'avait rencontré au Café des Artistes où elle venait me voir chanter. Lui, me connaissait assez peu, bien qu'Inès et moi furent invités à dîner un soir sous son toit. Ce soir-là, j'avais été prié d'apporter ma guitare. Inès m'avait accompagné pour une petite prestation conviviale avec le vieil orgue électronique des filles de nos hôtes. Mon ami dit qu'il m'avait trouvé très sympathique, chaleureux, très talentueux, mais beau parleur. Il avait raison sur ce dernier point.

En effet, j'étais un beau parleur, une espèce d'enjôleur mal dans ses baskets de fils d'ouvrier. Je pensais qu'en utilisant la parole - la magie des mots - tout me serait permis, que le monde m'appartiendrait. J'avais acquis la conviction que la faconde et la rhétorique étaient le bagage essentiel de la réussite. En évoluant dans la comédie humaine, j'improvisais mes dialogues au diapason des circonstances. J'étais un opportuniste qui aurait sans doute pu faire carrière en politique. Je possédais l'essentiel pour cela. Il ne me manquait que des convictions, la sécheresse de coeur et un minimum d'études à Sciences Po ou à l'ENA.

Je remarquai une larme au coin de l'oeil droit de Mélanie. Elle me fit un tendre sourire. Je lui répondis de même. Mélanie tint des propos dithyrambiques à mon égard. Elle évoqua nos bons moments passés à faire de la musique, les répétitions, les spectacles dans lesquels elle m'accompagnait au clavier. Le Président lui demanda si elle était amoureuse de moi.

- Ben… J'sais pas… un peu quand même.

- Un peu quand même. Vos relations avec Monsieur Forestier étaient seulement amicales ou plus intimes ?

- Non, non, euh… on était amis

- Et vous dormiez chez lui ?

- Oui

- Quel âge avez-vous ?

- Vingt-trois ans.

- A cette époque, vous aviez donc vingt et un ans ?

- Oui.

Le procureur intervint.

- Là non plus, on n'est pas dans le troisième âge !

Je sollicitai la parole sous le regard tueur du procureur. Je demandais au Président de faire dire au témoin, Mélanie, qu'elle avait pu constater les visites régulières d'Inès chez moi, durant le mois de son départ, après être partie habiter chez sa mère, là où l'attendait son nouveau bon ami Django. Décidément, je ne ratais pas une occasion d'évoquer le consentement d'Inès. Je m'escrimais maladroitement et toujours avec ce fameux cynisme, à faire entendre qu'on était dans une histoire d'amour, une histoire de couple ordinaire. Mélanie répondit qu'elle voyait effectivement Inès chez moi à cette période précise ; ce que contestait l'intéressée, principalement vis-à-vis de Django, surtout que la future belle-mère assistait aux débats. Il est évident qu'Inès n'aurait jamais avoué qu'elle se plaisait dans mes bras et appréciait beaucoup de partager ma couche. J'étais persuadé qu'elle était heureuse avec moi, qu'elle vivait avec moi par amour et rien ne pouvait me convaincre du contraire. Il était compréhensible que Django ne comprendrait ni n'accepterait cette révélation. Je pensais à cette phrase dont j'ai oublié l'auteur : "Pour se défendre, les hommes sont prêts à tout, y compris à accabler ceux qu'ils aiment". Donc, Inès, qui ne pouvait assurément que m'aimer, ne mentait que pour sauvegarder son couple et son honneur. J'étais mauvais psychologue. Je ne voyais que les choses que dans le sens où elles correspondaient à mon optique.

Maître Hinault se réveilla. Il demanda de faire revenir Inès à la barre et l'interrogea avec la plus grande courtoisie.

- Mademoiselle Forestier, vous aviez quitté votre père pour aller vivre chez votre mère qui habitait à seulement cinquante mètres, n'est-ce pas ?

- Oui

- C'était le (date) n'est-ce pas ?

- Oui, c'est ça, répondit clairement Inès qui ne semblait pas troublée outre mesure : les psys n'ont-ils pas évoqué sa personnalité équilibrée et sa très bonne mémoire ?

- Bien… C'est depuis le mois d'… 19.. que vous connaissiez déjà votre ami Django que vous aviez rencontré, justement, chez votre mère, je crois ?

- Oui, c'est ça.

- Et malgré le fait d'avoir un nouvel ami, en quelque sorte un fiancé, n'est-ce pas ?

- Euh…oui

- Eh bien, vous êtes restée chez votre père jusqu'en (mois) et ensuite vous veniez le voir, mais pourquoi pas ?

- Non, j'allais pas le voir, répondit Inès, qui dissimulait admirablement son embarras. Elle jeta furtivement un regard sombre dans ma direction.

- Si ! Tu es revenue pendant tout le mois de…, en cachette de ta mère et de Django, lui lançai-je.

Le président me conseilla impérativement de m'adresser à la Cour. J'insistais sur une période qui visiblement n'intéressait ni la Cour, ni le ministère public, ni la partie civile, ni mon avocat. Ce dernier de faire semblant de me défendre mais sur un pont dérisoire.

…Elle s'arrangeait pour venir quand sa mère travaillait, soit le matin, soit l'après-midi, en alternance chaque semaine, continuais-je à l'attention du président.

Puis je demandai qu'on rappelle le couple de témoins à la barre. Mes amis confirmèrent que c'était bien dans le courant du mois concerné qu'Inès et moi étions allés dîner chez eux. J'étais décidément très fort. Il ne me manquait que la robe et les effets de manche. J'étais l'élite du barreau. J'avais tout compris sur la manière de mener une défense. J'étais infâme, grotesque, pitoyable… à jeter. Inès continua de nier le fait. Mais quelle importance. Django devait absolument ignorer cela aussi. Inès avait dû, ce soir-là, solliciter la complicité de sa mère en lui demandant de ne rien dire à Django. En rentrant vers minuit, elle avait accepté de monter chez moi pour boire un dernier verre et faire l'amour.

Je venais d'insister sur un point qui n'était pas pris en compte par la Cour. Je m'évertuais à évoquer tous les éléments de l'affaire en espérant minimiser ma culpabilité. Je culpabilisais Inès en prétendant qu'elle savait ce qu'elle faisait quand elle couchait avec moi, à l'époque de ses seize ans et dix sept ans. J'ignorais que j'étais jugé essentiellement sur les faits d'abus sexuels perpétrés sur mineure de quinze ans. La Justice ne s'intéressait pas à autre chose. Moi, je fuyais le vrai problème, comme j'avais toujours fui la réalité, comme je m'étais toujours fui moi-même.

Le procureur se chargea de recadrer les débats, en ne parlant que de viols sur mineure de quinze ans, d'abus sexuels sur une petite fille par son père légitime. Dans l'essentiel de son réquisitoire, il me tailla un costume de pied en cap avec les cornes, les canines, les griffes et la longue queue du diable. Là, je ne choisissais plus mon personnage, on me l'imposait. J'étais Méphistophélès, un artiste marginal gauchiste qui écrivait des chansons sur la drogue, un escroc, un être diabolique qui avait accepté d'accueillir en son foyer et donné son nom à la victime dans l'intention d'en faire un jour son objet de plaisir. J'étais un individu pervers, un mauvais père incestueux et pédophile. Le magistrat accusateur admit que je pouvais bénéficier des circonstances atténuantes. Il requit une peine de dix années d'emprisonnement.

L'avocate de la partie civile ouvrit un livre traitant de la psychologie enfantine. Elle évoqua les traumatismes et séquelles graves que peuvent entraîner des sévices sexuels sur une fillette. Elle sut illustrer admirablement comment une femme pouvait souffrir plus tard de ces sévices et viols perpétrés par un père violeur. Elle expliqua comment la vie sexuelle d'une femme violée dans son enfance pouvait être annihilée et rendre impossible toute notion de couple dans la norme. L'excellente avocate d'Inès, que j'aurais préféré avoir dans mon camp, évoqua les frigidité, névrose et autres pathologies découlant de viols.

Puis Maître Hinault "plaida".

- Nous savons tous ici que les circonstances de viols aggravés commis sur une mineure de quinze ans par ascendant légitime ne permettent pas d'envisager le consentement de la victime. Par conséquent, je n'irai pas à l'encontre de Monsieur le Procureur sur ce point.

"Bravo ! mon bon défenseur, pensais-je sottement, tu commences très fort".

- … Il est vrai que le portrait que vient de brosser le ministère public de Monsieur Forestier n'est guère reluisant, il est même plutôt sombre.

Je pensais encore : "C'est bon mon grand, continue, pour un ténor tu me parais plutôt enroué, abruti !" J'interpellai donc celui que je considérais comme mon déconneur d'avocat. Il se retourna en colère dans un effet de manche éloquent, signifiant : " Ta gueule ! c'est moi qui parle et je dis ce que je veux, tu n'avais qu'à pas faire le con !" Il avait bougrement raison. Maître Hinault reprit sa plaidoirie.

- … Néanmoins, en seconde partie de mon intervention, je tenterai de vous présenter mon client sous des aspects moins noirs, voire plus acceptables.

En fait, Maître Hinault fut très bref et pas vraiment plaidant. Il évoqua curieusement l'affaire de la veille dans laquelle il avait aussi plaidé. J'étais un peu déphasé, mais dans un éclair de lucidité, je me demandais si cette évocation n'était pas une sorte de code à l'intention du président ou un message destiné aux jurés à leur insu (?). Je devais être en proie à une crise de paranoïa aigüe, ma parole ! L'avocat de la défense conclut sa pseudo-plaidoirie en demandant à la Cour d'accéder à la demande du procureur, à savoir : accorder les circonstances atténuantes à son client. Il occulta, involontairement ou volontairement, la fameuse deuxième partie qui devait consister, selon ses propres termes, à me présenter sous des aspects moins noirs, voire plus acceptables. Mais qu'est-ce qui pouvait motiver un avocat à défendre un individu de mon acabit ce jour-là ? Rien, évidemment. Non seulement j'avais préalablement saboté sa plaidoirie, comme l'on verse du poivre sur un gâteau de riz, mais je l'avais aussi fait passer dans le camp adverse. Ca, il fallait quand même le faire. Changer son défenseur en procureur. N'étais-je point magicien ? Vraiment, comme je ne suis pas fier aujourd'hui.

Le Président me demanda si j'avais quelque chose à ajouter. Je répondis que non en pensant le faire juste avant les délibérations. C'était l'heure des délibérations… idiot que j'étais.

"Accusé, levez-vous".

Après en avoir délibéré conformément à la loi, la Cour avait répondu aux questions suivantes:

- L'accusé est-il coupable d'attentats à la pudeur sur mineure de quinze ans par ascendant légitime ? La réponse fut Oui

- L'accusé est-il coupable de viols par contrainte, violence ou surprise sur mineure de quinze ans par ascendant légitime ? La réponse fut Oui

- L'accusé est-il coupable de viols sur une autre personne qu'une mineure de quinze ans et ce par ascendant légitime ? La réponse fut Oui

- L'accusé peut-il bénéficier des circonstances atténuantes ? La réponse fut Oui.

- En conséquence, la Cour condamne l'accusé à une peine de douze ans de réclusion criminelle. Monsieur Forestier, vous disposez d'un délai de cinq jours pour vous pourvoir en cassation.

Je ne réagis pas. Je n'étais pas vraiment étonné. Maddaléna me regarda. Que pensait-elle ? Inès aussi m'avait lancé un bref regard, un regard que j'étais incapable d'interpréter. Soudain, il me vint à l'esprit que j'avais omis de demander pardon à ma victime. N'étais-je point médiocre ?

- Inès, je te demande mille fois pardon. Je veux que tu sois heureuse et tu le seras, même si c'est sans moi.

Là, je supplantais messieurs Racine, Shakespeare et Victor Hugo réunis. "Mille fois pardon", alors qu'une seule fois et au moment opportun aurait peut-être été entendu.

Mélanie avait les larmes aux jeux. Mon avocat était écoeuré. Moi qui n'avais jamais bien su qui j'étais, à cet instant, je n'étais plus rien, ni pour les autres ni pour moi-même. Je gravitais dans un espace temps intemporel, dans les abysses d'un océan d'incompréhension et d'inconscience.

Lors de l'audience civile, l'avocate reprit les arguments de sa plaidoirie d'assises et demanda la somme de cent cinquante mille francs pour les dommages et intérêts. La Cour lui accorda cent mille francs. "La Justice ne serait donc qu'affaire de fric ? Un chèque de cent mille balles et tout le monde semblait satisfait ? Quelle chienlit !" pensai-je, amer et toujours irresponsable et cynique. Je pensais aussi que tout était maintenant réglé. J'avais fauté et rendu mes comptes à la société, comme on dit. Justice était rendue. Mais, j'établissais cette conclusion hâtive, sans compter sur le travail mental que j'opérerai toutes ces années suivantes.

Et pour Inès, était-ce terminé ? Il semblerait évident de répondre oui à cette question. Eh bien, il s'est avéré que pour moi, ce fut NON ! L'on ne peut se méprendre sur ce non.

Ces pages qui semblaient tournées : crime, dépôt de plainte, instruction puis procès, ne l'étaient pas forcément pour Inès. Ma fille avait été abusée sexuellement par son père. Elle fit juger et condamner ce père indigne et criminel. Tout devait donc être terminé et il fallait désormais vivre avec ces terribles cicatrices en essayant peut-être d'oublier, d'une certaine manière. Mais tout cela s'était-il terminé justement, je veux dire en toute justice ? Non.

Je ne parle pas de la Justice pénale, puisque justice fut rendue dans le cadre de la loi, mais de la JUSTICE. Inès vit-elle avec le sentiment d'avoir été réellement victime ? Moi, le coupable, j'ai commencé à me poser cette question quelques semaines après le procès. Ce n'est pas le système judiciaire que je mets en cause présentement - je l'ai déjà évoqué, le fonctionnement de la justice mérite un chapitre sans concession, voire un ouvrage complet, mais ce n'est pas mon propos dans ces pages. La loi condamne très sévèrement les violeurs sur mineur de quinze ans. Le code pénal dit : dix à vingt ans d'emprisonnement. Non, le système que je réprouve aujourd'hui, c'est le mien, mon comportement irresponsable et cynique. Ma conduite scandaleuse et honteuse à partir du jour de mon inculpation jusqu'à l'heure du verdict est une véritable avanie, une seconde série de viols. En excluant ma culpabilité, j'ai continué d'abuser de ma fille. En l'insultant sous la forme de mes revirements et de mes allusions, en l'humiliant de mes contradictions et mensonges, je lui ai fait violence de nouveau.

J'ai continué de violer ma fille en public face à la justice. Si je ne signe pas comme pervers sexuel, à juste titre, en revanche, je revendique une forme de perversion durant toute la période de l'examen de mon dossier et pendant l'audience de Cour d'Assises.

Quatre jours me furent nécessaires pour assimiler le quantum de ce que je pensais être une trop lourde peine. Recouvrant peu à peu ma lucidité, je revivais chaque instant du procès, de l'instruction et de tous les détails des faits qui m'avaient conduit en prison.

Je prenais enfin conscience de mon crime, mais je restais convaincu d'avoir été trop sévèrement puni. Je rédigeai un recours en grâce manuscrit de huit pages à l'attention de Monsieur le Président de la République. Quelques semaines plus tard, je reçus du Ministère de la Justice le rejet de mon recours en grâce qui m'était signifié en termes laconiques. Entêté, je m'adressai au bâtonnier pour lui solliciter un avocat d'office. Je reçus très rapidement une réponse avec un nom. Je contactai aussitôt l'avocate nommée.

Maître Marbot ne pouvait être nommée d'office pour m'assister dans un recours en grâce. Elle m'accorda la gratuité de son intervention. Curieusement, ce geste pas banal me réconcilia avec la notion de justice - mais pas nécessairement avec le système judiciaire - et provoqua un déclic quelque part dans mon esprit. Maître Marbot vint me rendre visite plusieurs fois en ayant au préalable bien relu mon dossier qu'elle semblait effectivement bien connaître. J'en fus très étonné, presque flatté. Je l'écoutais attentivement. Elle était très interrogative au sujet du silence concernant Maddaléna. Elle ne comprenait pas que la mère d'Inès soit passée entre les mailles du filet. Je dis bien : elle ne comprenait pas, sans allusion. Je lui bredouillai que si mon épouse avait fait cesser le crime au lieu de laisser sa fille lui succéder dans le lit conjugal, j'aurais sûrement pris conscience de la gravité des faits et le crime aurait vraisemblablement cessé. Maître Marbot qui m'avait écouté attentivement pensait que je n'avais pas tort, mais qu'il serait très mal venu d'attaquer mon ex-épouse. Maître Marbot accepta de rédiger une formulation de recours en grâce en bonne et due forme. Ce recours fut également rejeté.

J'ai pris l'initiative difficile et délicate d'écrire ces pages en forme de confession. Jamais encore, je n'ai pu trouver une personne suffisamment attentive, hormis mon psychanalyste, à qui parler, à qui me confier. Mais mon psy ne m'écoute que dans un cadre professionnel. Le psychanalyste est à la place du mort, dixit un psy écrivain.

Peu importe sur le fond d'utiliser ou pas un pseudonyme, ce qui compte pour moi c'est de parler tout haut pour que l'on entende enfin un père incestueux. Mais que l'on m'entende, sans que ni ma famille ni mes amis ne soient montrés du doigt. J'évoque mon cas dans l'espoir que beaucoup de pères incestueux se reconnaîtront et que d'autres, en mauvaise passe de le devenir, réagiront avant qu'il ne soit trop tard. Que puis-je espérer désormais ? Faire bien prendre conscience - sans aucune prétention - à ces pères incestueux, des graves dommages souvent irréparables que peuvent engendrer les crimes d'inceste. Un père qui a des relations incestueuses ou qui se trouve en situation d'en avoir, doit savoir que ce n'est pas normal, qu'il met son enfant en danger. Il doit prendre l'initiative de consulter au plus tôt et accepter les éventuelles mesures de prévention qui seraient prises pour protéger son enfant et pour le bien de son entourage familial, ainsi que pour lui-même.

Depuis quelques mois, je me livrais seul à une auto-analyse. Je parvenais à faire tant bien que mal ressortir quelques-uns des traits de mon caractère, à mettre au grand jour quelques-uns de mes sentiments profonds et inconnus de ma conscience. Je prenais conscience de certains mauvais penchants qu'il me fallait accepter de bonne grâce. Mais ce travail d'investigation personnel, s'il se révélait positif, s'avérait néanmoins insuffisant. Je me dispersais ou prenais de mauvais chemins qui, ou bien m'égaraient, ou bien ne me conduisaient à aucune solution concrète. Un jour j'ai ressenti qu'une aide extérieure me devenait indispensable. A la Maison d'Arrêt, j'avais pu obtenir un entretien avec un psychiatre. Le docteur qui m'écouta longuement m'expliqua que si j'avais été atteint de légères tendances pédophiliques, celles-ci n'étaient guère plus développées que celles qui sont enfouies au plus profond de chaque individu, que cela ne faisait pas de moi un pédophile, que d'ailleurs rien dans mon dossier ne permettait de tirer de telles conclusions. Il me précisa qu'un père incestueux n'était pas nécessairement un pédophile. Il ajouta que je n'étais pas pervers et qu'on ne pouvait me reconnaître aucune pathologie particulière. Je restais perplexe, plutôt réconforté du point de vue de mon état mental, mais perplexe. Ma première victoire était d'avoir admis que j'étais incestueux, que ma non-paternité (non-consanguinité) ne devait en aucun cas constituer un motif de minimisation de mes responsabilités. Inès était ma fille légitime, j'étais son père, j'étais incestueux. Je suis donc un PÈRE INCESTUEUX… point. A partir de cette réalité enfin reconnue, j'allais pouvoir accéder à la compréhension. J'allais pouvoir "ramener à ma conscience des sentiments obscurs ou refoulés", dixit mon psy, en respectant la règle du tout dire.

De la Maison d'Arrêt, je fus transféré dans un Centre de Détention. Les surveillants y ont un comportement quelque peu différent de leurs collègues de là-bas. Ils ne sont pas apparemment vindicatifs envers les détenus de ma catégorie. Certains sont suivi une formation pour oeuvrer à la réinsertion des détenus. Ils sont plutôt sympa, selon le comportement de l'individu-détenu. On rencontre ici des pervers de tout poil, des schizo, parano, mystico, mytho et tutti quanti. J'y croise des analphabètes de tous âges, des hypochondriaques prostrés et dépersonnalisés dans l'assistanat, des zombies hagards attendant l'heure de la fiole salvatrice, des immatures qui s'auto-infantilisent, quand ils ne sont pas en train de "s'emboîter comme des Lego" dans leur cellule aux relents d'alcôve. En ce qui me concerne, je ne me suis pas réfugié dans l'homosexualité, une homosexualité qualifiable en ces lieux de perverse, même si elle pourrait y être considérée comme "hygiénique" pour des types condamnés à de très longues peines. Une perversion qui est la conséquence d'une vie carcérale dans un univers de mâles incapables de maîtriser leur libido. On ne peut que déplorer dans ces conditions un manque total de respect de soi. Pour l'anecdote, certains disent ici que les trois quarts des mecs s'enculent parce qu'il n'y a pas de chèvres en taule. On voit aussi des indigents se prostituer pour une boîte de Ricoré. Heureusement - je vous rassure un tantinet - il y a une vingtaine de gars normaux, sur un effectif de quelques centaines de bonshommes. Dans ce grand jardin où la "narcisse" fleurit abondamment en toute saison, le taux de condamnés pour moeurs atteint près de soixante quinze pour cent de la population pénale. Ce taux est composé d'une majorité d'abuseurs sexuels intra-familiaux. Cet établissement pour longues peines est doté d'un service médical appréciable. Différents psys sont à la disposition des détenus qui souhaitent être écoutés et le cas échéant suivre une thérapie, ou s'autoanalyser chez le psychanalyste pour ceux qui y sont accessibles.

Après avoir bien observé mes codétenus, égocentriques, orgueilleux, vicieux, dissimulateurs, déglingués; déloyaux… médiocres, j'ai appris ce qu'est la haine. Je n'avais jamais haï vraiment et ce sentiment avait fait défaut dans mon équilibre affectif. La haine et l'amour ne sont-ils pas des sentiments qui se rejoignent ? J'avoue éprouver aujourd'hui ce sentiment de haine envers mes compagnons d'infortune. Mais à travers eux, celui que je hais le plus en réalité, c'est celui qui a abusé de ma fille chérie, ce salaud de moi. Ce sentiment de haine côtoie un autre sentiment, un horrible sentiment : la pitié. La détresse des détenus ne peut me laisser indifférent. En oubliant les raisons qui les ont conduits en ces lieux, je me surprends à avoir de la compassion pour eux, voire de la sympathie pour certains. C'est alors que j'aimerais les aider, les aider à comprendre, à assumer, à moins rouler des épaules et à être moins frileux face à la réalité, face à la vie. Je suis presque gêné de ne point souffrir d'être en prison. Ma souffrance à moi est autre.

En commençant à rédiger ces pages, j'avais opté pour une narration froide, sans le moindre état d'âme. Je sais que les états d'âme d'un violeur n'intéressent personne et je le comprends aisément. Mais la froideur ne correspond en rien à mon caractère, elle aurait faussé la compréhension de mes attitudes. Entre les états d'âme et la froideur, il y a … les sentiments. Un père criminel incestueux n'en est pas moins un homme, un homme qui éprouve des sentiments. Il peut aussi avoir une grande sensibilité. Comme l'a dit justement mon avocat, je ne suis pas un voyou.

J'ai commencé à gamberger : "Qu'est-ce que je fous dans cette zone ? Ce n'est pas possible, on n'a pas pu me punir comme ça, par pure vengeance comme on le faisait au Moyen Age. Si on m'a largué ici, il y a une raison. Je ne dois pas être le seul bien portant. Il faut que je trouve, que je découvre mes véritables sentiments, mon dérèglement. Il faut que je m'ouvre le crâne en deux et tout étaler sur la table pour trier".

Je doute fort d'être un pédophile pervers, selon les termes du procureur. mais je veux en avoir la certitude, la confirmation.

Souvent, j'ai ragé en me regardant dans le miroir : "Mais qu'est-ce que t'as dans la calebasse pour en être arrivé là ? pour te poser toutes ces questions… si t'es pédophile, si t'es pervers ? me disais-je. C'est vrai, tu les aimes les femmes, continuais-je, surtout quand elles sont belles, elles te font fantasmer. Mais les gamines… tu les aimes normalement, bien sûr, comme tous les enfants, mais pas au-dessous de la ceinture, ça, t'en es sûr, c'est sans équivoque. Pour Inès, c'était différent. Tu la voyais comme une femme, ta petite femme. Et c'est là que t'as fait le con. C'est là que quelque chose n'allait pas. Alors, il faut éclaircir ça avec un bon psy, mon gars, allez hop ! au boulot".

Dans mon profond désir de TROUVER, je formule une demande de consultation auprès de la psychologue. Le travailleur social me signale qu'une place se trouve libre sur le divan du psychanalyste. C'est bon pour la psychanalyse ! J'apprends également qu'une thérapie de groupe doit être mise en place à l'intention des pères incestueux qui souhaitent y participer. Dans cette perspective, une conférence préalable est donnée par le psychothérapeute. Seulement huit détenus sont présents, dont quatre pères incestueux, sur le grand nombre concerné. Si différents styles de thérapies existent en détention, elles n'entrent pas dans le cadre des obligations. La majorité des condamnés se considèrent innocents, victimes d'une justice mal rendue, ou ne prennent pas conscience de la gravité des faits. Beaucoup ne sollicitent tardivement une thérapie que dans la perspective d'engranger un maximum de remises de peines ou pour consolider la formulation de leur demande de permission de sortir ou de libération conditionnelle. Aujourd'hui, ainsi que l'a souligné le directeur de l'établissement, le fait d'aller consulter un psy n'est plus montré du doigt.

Je me suis spontanément porté candidat à la thérapie de groupe. Je fus reçu par le psychothérapeute pour un premier contact. Lors de cet entretien, le psy constata, lui aussi, que je me portais plutôt pas mal, que j'étais tout à fait conscient de mon cas que j'autoanalyse assez bien. Il pensait que par mon "expérience" j'étais susceptible d'apporter mon concours au sein d'un groupe de thérapie. Quand je lui expliquai que je ne souhaitais pas cesser ma psychanalyse, il me répondit que j'avais raison de poursuivre ce bon travail qui se révèle être une des meilleures thérapies. En conclusion, il ajouta avec un regard pétillant et enjoué, mais sérieux, qu'il n'y avait pas de doute, je suis un séducteur qui aime convaincre.

- Oui, c'est vrai, répondis-je, mais je travaille aussi là-dessus.

- C'est bien, vous êtes sur la bonne voie, je vois que ça va plutôt bien pour vous, me répondit le psy… convaincu.

Je me rends deux fois par semaine sur le divan du psychanalyste. Au début, j'avais l'impression de pratiquer un égocentrisme exacerbé, voire de l'égoïsme. Mais là, justement, j'y étais pour parler de moi. Chaque fois que je me rendais à une séance, j'avais la sensation de franchir un sas d'adaptation s'ouvrant sur un autre univers, celui du MOI, de ce Moi que j'investiguais encore très maladroitement, de ce Moi qui me faisait un peu peur.

Ce Moi, qui m'échappait encore, je voulais le connaître chaque jour davantage pour mieux le comprendre et l'appréhender avec discernement. Ce Moi inquiétant, je voulais en percer le mystère. En découvrant au fil de cette longue et patiente quête de soi, mes véritables pensées enfouies et sentiments refoulés, j'accède à ce que je ressens profondément comme une RENAISSANCE. Dès les premières séances de ma psychanalyse, j'ai commencé tout naturellement à dire que je ne me sentais pas appartenir à la catégorie des pédophiles, mais que les experts en avaient conclu différemment. Ils avaient dit : "tendances pédophiliques incestueuses". Le psychanalyste, dont nous avons la chance qu'il soit éminent, me déclara tout net que les tendances pédophiliques incestueuse n'existent pas ! J'entrepris d'essayer de comprendre. N'étant pas compétent en psychologie et encore moins en psychiatrie, je ne pouvais contester les rapports des experts sans leur opposer des contre-arguments basés sur une bonne connaissance de soi. Je suis donc entré dans une profonde analyse, comme celui qui, à force de concentration, finit par entendre les murmures de l'autre côté du mur.

J'ai confirmation aujourd'hui de n'être pas pédophile. Je ne me situe pas dans la maison perversité, mais dans la maison hystérie. A savoir que je ne suis pas un hystérique pour autant. Ceci a fait apparaître clairement à ma conscience ma grande méconnaissance de soi et son déplorable corollaire.

Je suis incestueux. Oui, mais POURQUOI ? Je pense aux propos de l'expert psychiatre qui ne s'était pas que trompé. Il avait conclu : "la faiblesse du sens moral de l'inculpé avait permis le relâchement des tabous incestueux…" Il me faut donc TROUVER la raison de cette faiblesse du sens moral…

L'analphabétisme, l'inculture, le manque d'affection, l'ignorance des valeurs morales peuvent engendrer une sexualité mal dirigée. Ainsi, une sexualité mal vécue peut découler d'un atavisme ou d'une éducation parentale dans laquelle les repères sociaux et familiaux s'éloignaient des critères et des règles de notre culture.

Une mère, des oncles et des tantes complices dans la sottise, répétant sans cesse à un enfant de sept ans qu'il n'est qu'un âne, alors qu'il avait reçu le prix d'honneur en récompense de sa première année scolaire, s'avère un élément perturbateur et déstabilisant pour lui. Je travaille bien à l'école, j'ai obtenu ce prix prestigieux que mes camarades m'envient, et la quasi-totalité des membres de mon entourage familial me dit que je suis un bourri. Ma mère et ses frères (oncles idiots) me répétaient souvent que j'étais un bourri de ferme, trop bête pour faire un bourri de château. Un enfant qui, à l'âge de sept ans savait lire et écrire mieux que les adultes illettrés de sa famille devenait suspect et gênant, voire humiliant. C'est donc lui qui serait humilié. Dès lors, je me désintéressais de la scolarité et mes études furent laborieuses. Je n'avais d'intérêt que pour l'aspect ludique de toute activité. Je ne trouvais pas mes repères. Rien n'existait vraiment. Tout n'était qu'abstraction, immatériel. Même le sol n'existait pas. Je marchais dans le vide. Il m'est arrivé de me laisser tomber d'un arbre pour voir si j'étais solide, si j'existais vraiment. Ce jour-là, j'avais dévié de ma trajectoire et je m'étais quasiment empalé sur une branche cassée deux mètres plus bas. Cet accident me valut une bonne rouste des mains de ma mère, avant d'être opéré à l'aine par le médecin, sur la table de la cuisine, et sans anesthésie. Il m'arrivait malgré tout d'avoir des sursauts de courage dans les études lorsqu'elles faisaient appel à l'imagination et à la créativité. Ne sachant pas où se trouvait le bon axe, il m'était trop souvent impossible de le saisir. En ajoutant à cela mes croyances pour un monde qui ne reposait que sur de fausses bases, telles que la magie, une culture forcenée du mythe de Noël entre autres, je sombrais dans l'irresponsabilité. Ma mère était la fille aînée d'une famille très nombreuse. Elle n'avait fait que quelques incursions devant un pupitre scolaire. Elle évoquait la sexualité avec des gestes grotesques et des mots absurdes qu'elle inventait. Ces mots insensés me perturbaient et m'entraînaient dans un enchevêtrement de fantasmes des plus délirants. Je fais partie du faible pourcentage (environ 5%) des violeurs qui eux-mêmes n'ont pas été violés dans leur enfance. En tous cas, moi, je n'ai pas été violé sexuellement.

Ma mètre était une obscurantiste acharnée, militante. Chez mes parents, il n'a jamais existé d'installations sanitaires. Pas de salle de bain, pas d'eau chaude au robinet (mon père avait fait installer un chauffe-eau qui ne fonctionna que durant quelques mois), pas de W.C. ni de chauffage central. Le réfrigérateur qui tomba très vite en panne servait à ranger les torchons propres. La machine à laver que j'avais offerte et installée ne servit qu'une fois. Elle devint hors d'usage à cause du desséchement de ses joints. Ma mère faisait toujours ses lessives au baquet. Elle était très méticuleuse et maniaque. Elle passait son temps à tout astiquer en criant. Pourtant, elle chantait joliment bien, ma mère, quand parfois elle était de pas trop mauvaise humeur. Elle me répétait inlassablement "ça s'fait pas !" chaque fois que je voulais vivre comme mes copains. Des copains qu'elle ne m'autorisait pas à recevoir à la maison.

J'étais un passionné de photographie. Il m'arrivait de photographier des jeunes filles. Hormis Inès qui était mon sujet favori, mes modèles avaient toujours l'âge de la majorité et étaient parfaitement conscientes du sens de leurs prestations. Ces belles demoiselles étaient toujours ravies de notre collaboration. Quand nous visionnions nos travaux, elles disaient qu'elles ne se reconnaissaient pas tellement elles étaient bien, comme dans les magazines. Je répondais que c'était normal, qu'une jolie fille n'est pas qu'un paquet de lessive ou un pot de yaourt.

- Elle, elle respire, elle pense, elle existe, elle aime et elle est aimée… et je veux que ça se voie. Grâce à l'objectif de l'opérateur, la femme découvre son corps et ne le reconnaît plus le temps de l'accepter. C'est une loi.

Alors, dévalorisation des images féminines ? Non ! Monsieur l'expert psychiatre. Je suis incestueux, certes, cela est incontestable. Mais je ne suis sûrement pas un phallocrate méprisant la représentation plastique de la gent féminine. Bien au contraire. Vous n'ignorez point sans doute que fantasmer sur la vision d'une silhouette callipyge n'est pas un délit, encore moins un crime.

J'ai souhaité narrer cette anecdote pour dénoncer l'expertise psychiatrique catégorique. Un savant, fût-il le meilleur du monde, ne peut prétendre établir le portrait psychologique exact d'un individu en l'espace d'un trop court entretien d'une demi-heure. C'est à l'issue de ce bref et unique entretien qu'il tire des conclusions qui seront parole d'Evangile devant la Cour d'Assises. Je connais aujourd'hui un psychiatre qui tire des conclusions tout en nuances et les commente sans manichéisme. Sa compétence est indéniable.

N'en déplaise à quiconque, un père incestueux est aussi un homme. Il peut être un homme comme tous les hommes. Dans ce cas, sa seule différence, c'est d'avoir fait une victime… sa fille.

Je suis en détention depuis plusieurs années, et pour d’autres encore. Toutes ces années de prison, je ne les subis pas comme une punition, mais je les vis comme une période de prise de conscience, de réflexion, de méditation, de remise en question. Cette longue période de mise à l'écart de la vie sociale m'a permis de commencer à connaître celui que je suis réellement et que j'aurais dû connaître toujours. Plus tard je ne dirai pas que j’ai eu un trou dans ma vie, comme un grand vide vu ainsi par la plupart des taulards. Non, cette tranche de vie, je l’appréhende au contraire comme une retraite monastique. Avant mon incarcération, je pensais parfois que j’aimerais m’offrir des vacances retirées, loin du tumulte de la vie citadine. Le destin facétieux n’est pas resté sourd à mon souhait secret. Malheureusement, quand c’est le destin qui décide à notre place, qui nous materne, il le fait souvent avec sévérité (qui aime bien châtie bien !), par le biais d’une grande épreuve… une épreuve qui se veut salutaire. Il est très regrettable que cette épreuve soit due au fait d’avoir fait une victime, ma fille.

Je ne crois pas du tout à la vertu de la punition pour mon cas personnel. Le châtiment aveugle n’est certes pas la panacée en matière d’inceste. L’inceste n’est pas un crime de voyou ou de détraqué sexuel. De par mon état de père incestueux et mon intérêt certain pour l'étude des méthodes thérapeutiques, je ne peux nier que la mise à l'écart de la société d'une personne ayant commis des actes graves, ne lui soit salutaire et indispensable pour une prise de conscience. Le temps agit favorablement sur l’évolution de tout individu. Et il n’existe pas d’autre moyen que la prison, dans nos civilisations, pour mettre à l’écart, ou hors d’état de nuire, les personnes qui ont fauté ou qui représentent un danger certain pour la société. Néanmoins, je me permets d’avancer l’idée que l’on devrait avoir une approche différente de ce grave problème de l’inceste, trouver une solution palliative à l’emprisonnement brut. La création ou l’aménagement de centres de thérapie (ou de détention thérapeutique) par catégories de détenus, par exemple, dotés de structures adaptées, pourrait être envisagée. Le Centre de Détention où je suis écroué en est déjà une approche… L'on pourrait aussi mettre à l'étude des méthodes de prévention. Mais voilà… il y a le tabou, le tabou de dire, de parler tout haut. Moi, dans ces pages, je brise le tabou du tabou. Je parle.

L'inceste ne doit plus être un sujet tabou. C'est en l'incluant dans le cadre des réflexions, des débats sociologiques et d'une ouverture d'esprit, sans pratiquer la langue de bois, que l'on pourra avancer dans le domaine de la compréhension, puis des thérapies. Ce qui renforce le tabou, c'est que l'inceste sévit au sein des familles dans toutes les couches de la société. Depuis le prolétaire jusqu'au P.D.G., en passant par le fonctionnaire et l'artisan… de nombreux pères abusent sexuellement de leur(s) fille(s). Je ne parle pas des multiples autres cas d'inceste.

Il y a dans l'attitude de la Justice de quoi hurler. On m'a reproché d'avoir créé des troubles dans l'esprit d'enfant d'Inès en lui disant la vérité sur notre non-consanguinité, de lui avoir fait violence, en quelque sorte. Et le travailleur social de l'hôpital, le Juge d'Instruction et les magistrats de la Cour d'Assises n'ont ils pas fait violence à ma fille en lui présentant son père comme un dangereux criminel ? Ne lui ont-ils pas fait violence, en lui disant que celui qu'elle avait aimé et qu'elle ne détestait pas était un homme de la pire espèce qu'il fallait désormais écarter totalement de sa vie ? Certes, Inès savait que nous étions en infraction, mais elle ignorait qu'elle participait à l'un des crimes plus abominés par la morale que par la Loi ; le code pénal ne condamne pas l'inceste. En me jugeant de cette manière, la Justice n'a-t-elle pas, précisément, traumatisé la victime, alors que jusque là, elle ne l'était pas, traumatisée ? D'où les termes des experts psychiatres : La victime ne devrait pas subir de séquelles, sous réserves. Ces réserves ne seraient-elles pas dues au choc de la justice ? La justice n'a-t-elle pas déclenché en elle des sentiments de haine exacerbés par l'esprit de vindicte du juge d'instruction et la violence des propos exacerbés du procureur ? Une psychanalyste célèbre dit que ni le travailleur social ni le Juge d'instruction ne doivent tenter de se mettre à la place d'un enfant qui a subi des violences de la part de ses parents. Ils ne doivent ni juger ni s'évertuer à salir les parents de l'enfant. Les Suisses, les Anglais et surtout les Canadiens ont compris cela depuis longtemps. Ils ne condamnent pas les pères incestueux comme des criminels dangereux. Ils ne font pas d'amalgame. Ils protègent l'enfant abusé sexuellement en ne faisant pas de son père un monstre, mais simplement en l'éloignant. Comment peut continuer de vivre normalement l'enfant d'un monstre ? Quels repères aura-t-il ? Le sang qui coule dans les veines de cet enfant serait donc le sang d'un monstre ? Alors, à son tour, sera-t-il un monstre ? L'enfant a connu un père qu'il a appelé papa durant toute son enfance, et ce père-là restera à jamais gravé dans son esprit et son inconscient. Par conséquent, n'en faisons pas un horrible monstre qui hantera les nuits et les jours de l'existence de cet enfant.

Mais qu'on écoute un peu plus les bons psychanalystes, ceux qui respectent la dignité de tous : enfants innocents et adultes en difficultés ayant des troubles de la personnalité.

Il suffit d'expliquer à l'enfant que son père a eu un comportement qui n'était pas normal et qu'il ne doit plus le revoir, au moins le temps d'une thérapie, qui peut durer des années.

Je ne parle pas bien sûr de ces pervers qui font endurer à leurs victimes des sévices physiques et moraux : brimades, sadisme, coups, et autres tortures.

Episodiquement, le souvenir d'Inès s'impose à mon esprit. il m'arrive de revivre mentalement des scènes qui aujourd'hui m'attristent, me font rager de remords et me nippent de honte.

Je revois cette adorable petite fille de cinq ans qui m'appelait papa. Elle était ma fille chérie en qui je ne voyais certes pas ma future maîtresse. Je revois cette adorable petite fille de neuf ans qui m'appelait papa. Elle était ma fille chérie en qui je ne voyais certes pas ma future "petite femme". Cela était mon état de conscience, mais que se passait-il dans mon inconscient, et surtout, que se passa-t-il le jour où Inès vint nous dire en pleurs que son amie lui avait cruellement lancé que je n'étais pas son père ? Je crois que je savais déjà qu'elle m'appartiendrait. La machine inconsciente infernale était enclenchée. Pourtant, je ne voyais rien… J'allais être rattrapé par ma mauvaise conscience. Les phrases péremptoires de ma mère me revenaient, lancinantes et enrobantes comme une noire fatalité.

Quand je marchais dans les rues d'une ville du bord de mer, là où nous n'étions pas connus, me parant des plumes du paon, Inès jeune fille me tenant par la main, je me prenais pour un adolescent ou un beau jeune homme. J'oubliais totalement mes obligations de père de famille, même si mes fils étaient déjà grands. J'oubliais que j'avais une épouse qui m'attendait un peu quand même à la maison pendant que je faisais le beau avec ma fille, avec notre fille. Après un délicieux dîner au restaurant, je louais une confortable chambre d'hôtel avec vue sur la mer, télévision et bar pour mieux séduire ma fille, pendant qu'à la maison épouse et enfants vivaient une soirée ordinaire dans une atmosphère extraordinaire. Inès, qui aimait beaucoup ses frères et sa mère, évoquait cette situation. Si elle aimait bien cette vie que je lui offrais, elle affectionnait aussi particulièrement partager le bonheur familial. Elle disait en plaisantant que ce serait bien que David, Mathieu, Julien, Nicolas et maman soient avec nous dans ce bel hôtel de la côte. Cette "forme d'humour" d'Inès était sûrement un appel au secours à l'attention de sa mère lointaine, une prière qui m'était adressée, me disant : non pas ça, il ne faut pas faire ça, nous n'avons pas le droit. Il faut arrêter.

Pourtant, que ce soit à l'hôtel, dans notre chambre à la maison, ou dans n'importe quel autre endroit qui nous accueillait pour y faire l'amour, Inès s'offrait à moi comme amante à amant. Se donnait-elle par amour ou par soumission ? En fait, c'était les deux. J'avais su lui enseigner la manière de m'aimer en la vampirisant quotidiennement, en ne lui proposant que moi pour horizon. Elle n'avait plus le choix. Elle ne pouvait pas lutter face à mon charisme tyrannique, ni contre mon amour possessif. Depuis l'âge de douze ans, elle avait appris que je n'étais pas son vrai père et elle s'était forgée l'idée qu'il n'y avait pas de tabou, pas de véritable interdit à notre relation. Elle n'était donc doublement pas responsable de l'inceste. Moi, si. Je suis coupable d'inceste. Je fus jugé et emprisonné pour ce crime.

Un jour, la grande porte s'ouvrira sur la rue grouillante de vie. Je verrai passer un homme tenant une fillette par la main, sa fille sans doute… et je me dirai : "Pourvu que non !" Puis je les observerai mieux. Je soupirerai de bonheur, et puis, des yeux, je dirai à la petite fille : "Si tu savais quelle chance tu as d'avoir un papa normal… normal comme tous les bons papas. Tu sais, moi, j'ai été un mauvais papa, un très mauvais papa, alors je sais ce que c'est qu'un mauvais papa".

Je me souviens aussi que j'ai eu une petite fille, un jour, mais j'ai trahi son innocence.

Thibault Forestier

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Published by suardatfs - dans inceste
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A ma fille à qui je ne peux prétendre demander pardon

puisque moi-même je ne me pardonne pas

AVANT-PROPOS

Cette histoire est celle d’un père incestueux, une histoire vécue. C’est mon histoire. J’écris « mon » histoire et non « notre » histoire pour ôter toute ambigüité quant à ma conception présente de ma responsabilité, cette totale responsabilité que je revendique.

Dans le souci de ne point soumettre à la lecture un long procès verbal froid et fastidieux, j’ai souhaité écrire mon histoire un peu comme un roman, j’ose dire, au risque de choquer, comme une histoire d’amour.

Je ne prétends pas raconter ma lamentable affaire en revendiquant ma culpabilité en forme de thérapie, en m’autoflagellant dans une vérité que je me serais inventée.

Cet écrit n’est pas l’œuvre d’un calculateur impudique et immoral, qui ouvre le parapluie en tentant de convaincre que c’est son cœur qu’il ouvre. « Voilà un vicieux qui s’épanche dans le seul but d’être pardonné et pourquoi pas… d’attirer la sympathie. C’est sûrement un mégalo narcissique qui n’a pas pu se faire inviter chez Mireille Dumas ! » aurait-on le droit de penser.

Dans ce cas, l’on pourrait aussi considérer que ces quelques lignes placées entre guillemets correspondent aussi à une stratégie de calculateur.

Chaque jour qui passe, je pense à ma fille que j’ai souillée et j’ai pensé qu’un père incestueux devait enfin s’expliquer sur ses actes dont on n’ose ordinairement parler. C’est une banalité de dire que le viol est un acte barbare et traumatisant. Moi, j’ai violé ma fille en deux fois. Il y eut d’abord les actes de viol pour lesquels la justice m’a condamné et fait emprisonner, puis le second viol, plus traumatisant sans doute pour ma victime, à savoir mes mensonges face à mes responsabilités, le rejet de ma culpabilité durant l’instruction et au cours du procès. Ce deuxième viol moral, plus humiliant encore, me révéla vaurien aux yeux de ma fille. J’ai donc pris la plume pour raconter.

Tous ces faits authentiques sont narrés avec la plus grande objectivité – autant que l’on puisse être objectif quand il s’agit de parler de soi-même – et le souci d’une grande fidélité aux événements.

Dans un premier temps, j’ai pensé écrire en utilisant mon véritable nom d’état civil. Mais ne devais-je pas respecter l’anonymat des membres de ma famille, de ma fille en particulier, ainsi que des autres personnes intervenant dans mon affaire ? Alors, par respect de tous et par affection pour les miens, j’ai opté pour l’emploi de pseudonymes. Pour ne pas donner d’indications, j’ai aussi éludé les noms des lieux et les dates. Tous les éléments figurant dans ces pages sont rigoureusement exacts et contrôlables.

PREMIERE PARTIE

Aucun homme n’est assez riche pour racheter son propre passé

Oscar Wilde

Chez ma bonne amie Estelle, assis de guingois sur le bord du lit, je téléphonais au service maternité de l’hôpital. Mylène, une de mes amies s’y trouvait hospitalisée depuis la veille. Elle avait fait une fausse-couche. Je m’enquérais naturellement de son état de santé. Mylène qui attendait cette communication avec impatience était évidemment ravie. Elle me répondit qu’elle se portait plutôt bien malgré sa grande fatigue. Elle me raconta comment le médecin de ma connaissance, appelé par mes soins, l’avait trouvée à son appartement, quasi affalée sous l’effet d’une soudaine hémorragie. Le docteur avait constaté l’avortement et fait transporter la malade au centre hospitalier tout proche. Mylène baissa subitement la voix pour employer un ton de confessionnal.

- Tu ne sais pas qui est à côté de moi ? me susurra-t-elle.

Je tressaillis… Une aiguille me perça les tempes. Je pense instantanément à Inès.

- Euh… non ! …oui ! …euh, j’sais pas répondis-je hypocritement, décontenancé.

- Tu ne te doutes vraiment pas ? reprit Mylène en amplifiant le son de sa voix.

Je ne tergiversai plus.

- Inès ? répondis-je, angoissé.

Bien sûr qu’il s’agissait d’Inès. Ne lui avais-je point prédit, un jour de la semaine passée, que sa grossesse n’aboutirait pas ? Ce jour-là, je lui avais rendu visite à l’impromptu pour la première fois depuis son emménagement avec Django. J’avais pu l’observer attentivement dans le chambranle de la porte de son modeste appartement situé au deuxième étage d’un immeuble vétuste. En voyant ses frêles épaules, ses joues vides et pâles que ses longs cheveux bruns négligés appauvrissaient davantage, je n’eus pas la force de dissimuler ma tristesse et mon incompréhension. Inès, si belle, si radieuse et si séduisante d’ordinaire, m’apparaissait ce jour-là, dépressive et misérable. Elle était très amaigrie et rembrunie. Son ventre nu, visible entre un caleçon moulant et un genre de caraco raccourci, me semblait anormalement plat pour une grossesse de plus de deux mois. Inès interpréta très mal mes paroles. Je ne souhaitais pourtant que la préparer à l’épreuve qui l’attendait. J’étais sincère, mais bigrement maladroit. J’intervenais dans ce qui ne me regardait plus, la nouvelle vie d’Inès.

Je formulai à Mylène mon souhait de parler à Inès. Le combiné changea de main.

- Allo, dit une voix que je connaissais bien, trop bien.

- Inès… ?

- Oui, qu’est-ce que tu veux ?

- Eh bien en téléphonant à mon amie, j’apprends que tu es là, alors je prends de tes nouvelles.

- Ben, tu vois…

- D’ici, je ne vois pas grand chose, mais enfin, je pense que tu ne dois pas être en grande forme, puisque tu es là.

- Oui, bon, je ne veux pas que tu me téléphones.

- Mais…

- Je n’ai rien à te dire. Je te repasse ta copine.

Il m’était impossible d’interrompre là cette communication téléphonique inespérée avec Inès. J’insistai.

- Inès, attends, je t’en prie. Il n’y a aucune raison pour que tu sois fâchée. Si tu es là aujourd’hui, c’est à cause de la vie que tu as choisie en te laissant embarquer dans cette famille de beaufs par cette sorcière et son nabot.

En disant « nabot », je pensais néanmoins que ce garçon devait posséder certaines qualités particulières pour séduire une personne telle qu’Inès. Django était un garçon très gentil. Inès affectionnait les personnes particulièrement gentilles, timides, les personnes qu’elle pouvait materner, les personnes qui ne lui pompaient pas l’air, comme je l’avais fait durant des années.

- C’est tout ?

- Hein ?

- C’est tout ce que tu as à me dire ?

Je tentais de maîtriser mes nerfs, mais émergeant à peine d’une dépression nerveuse grave, j’étais encore trop tendu.

- Euh… Je suis écœuré que tu ne voies rien de ce qui se trame à ton sujet dans ce clan de gitans. Tu es leur esclave. Quand je t’ai rendu visite l’autre jour et que j’ai pu entrevoir tous ces gamins attablés dans ta cuisine, j’ai immédiatement pensé à la Cosette des Thénardier. Inès, que t’arrive-t-il ? Il faut que tu te ressaisisses, il faut que tu sortes de là.

Dans mon esprit obtus et tyrannique, j’imaginais Inès vivant dans une cour des miracles. Je la voyais sombrer dans la déchéance. Je la voyais surtout s’éloigner… m’abandonner.

- Oui, bon, ça va. Si c’est pour me dire des choses comme ça que tu me téléphones…

- Au départ, ce n’est pas à toi que je téléphonais, c’est à ma copine, ce sont les coïncidences qui me font te trouver là.

Si le hasard n’existe pas, il s’agissait bien là d’une véritable coïncidence. Une coïncidence étonnante, certes, mais une coïncidence tout de même. Une coïncidence qui laissa perplexes les deux malades autant que moi-même. Inès me laissa entendre qu’elle ne me croyait pas. Elle tendit le combiné à Mylène, qui continua la conversation commencée avec moi. Ce ne fut qu’un court monologue au cours duquel je n’écoutais pas ma correspondante volubile qui s’étonnait de cette simultanéité. J’étais resté accroché aux propos d’Inès, accroché à son beau visage, accroché à sa vie. Sa vie qui n’était plus notre vie. Une nouvelle vie dans laquelle désormais la moindre manifestation de ma personne apparaissait comme l’intrusion d’un étranger.

Quel concours de circonstances extraordinaires et troublantes que cette double hospitalisation des deux seules jeunes filles de ma connaissance, enceintes, avortant au même moment et se trouvant ensemble dans la même chambre, pensai-je en voyant du phénomène occulte là-dessous. J’avais cette façon d’appréhender tout événement et tout problème par le biais de l’occultisme, l’ésotérisme, la magie et tout le fourbi. L’occultisme : occulter, n’était-ce point là l’un de mes exercices favoris face au champ de mes responsabilités, une séduisante échappatoire ?

Avant de raccrocher, dans l’hésitation, j’exprimai mes vœux de bon rétablissement à mon amie Mylène et lui précisai que je rappellerai dans le courant de l’après-midi. Je restai assis durant de longues minutes sur le bord du lit, ma main refusant de quitter le combiné comme pour ne pas rompre la communication. Retenir Inès à cette minute par ce seul lien accessoire : un dérisoire fil de téléphone. Je ne pouvais me résoudre à être rejeté impitoyablement par celle que j’avais surnommée « n’amour » et « ma petite femme ». C’était Inès, ma fille légitime.

Cet après-midi, pensais-je, je tenterai de me faire entendre d’elle, de me faire comprendre. Bougre de tyran que j’étais, je refusais d’accepter qu’il n’y avait rien à faire comprendre à quiconque. C’était à moi de comprendre, de comprendre que dans notre monde civilisé, on ne « bâtit » pas un couple sur des bases incestueuses, en particulier avec sa fille. J’emploie volontiers aujourd’hui ces termes de maçonnerie tels que : bâtir, construire, ériger, etc, que j’occultais à cette époque. Tous ces synonymes de « travail-élaboration » provoquaient chez moi une forme de phobie. L’image que j’avais du travail était celle que ma mère avait toujours cultivée en moi comme un incontournable aboutissement, une fatalité, ce qu’elle assimilait à la réussite sociale : l’usine sinistre, les bleus de chauffe… Germinal. J’avais toujours toisé l’usine, cette fabrique où s’éreintait mon père, comme l’on regarde, l’œil en coin, une fosse aux lions… une prison. Que n’ai-je point fait moult rêves de fosses (arènes) et de grande bâtisses vides, de l’eau, de la mer déferlante et envahissante.

La mer : ma mère.

Depuis quelques mois, j’avais pourtant pris le difficile parti d’accepter mon destin : être évincé de la vie d’Inès. Mais les circonstances telles que nos rencontres en ville, que de mauvaise foi je prétendais fortuites, et cette hospitalisation remettaient chaque fois mes fausses bonnes résolutions en question. Inès m’avait même laissé entendre, un jour de printemps au jardin public, qu’elle reviendrait peut-être à la maison, qu’elle ne savait pas si elle aimait Django, son nouveau compagnon d’infortune. J’écris « d’infortune » parce qu’à cette époque, j’avais la prétention de croire que sans moi, Inès ne pourrait connaître le bonheur. Ce jeunot (vingt et un ans) se vantait de ses origines gitanes. Tout son discours reposait sur la fierté et la solidarité qui faisaient l’orgueil de son peuple. Un jour, avec le renfort de ses frères, il m’avait fermement prié de ne plus chercher à revoir Inès. À cette époque, j’avais quarante et un ans, j’étais divorcé et père de cinq enfants, quatre grands garçons et une fille, Inès. Il est important de préciser les âges respectifs de chacun des garçons quand Inès avait onze ans, âge fatidique. David, l’aîné quatorze ans, Mathieu treize ans, Julien douze ans et Nicolas huit ans.

Au milieu de l’après-midi, je téléphonai de nouveau à l’hôpital. Une anxiété légitime me nouait le ventre. Je provoquais Inès et j’en étais conscient, avec toujours cette mauvaise foi et ce refus de penser que quelque chose de mauvais pouvait m’arriver. Je me convainquais par un ersatz de méthode Coué d’être un petit chanceux qui pouvait se permettre toutes les fantaisies, parfois même les plus cyniques et si possible spectaculaires. J’étais friand de spectaculaire, de sensationnel. J’éprouvais toujours un indéfinissable besoin d’éclabousser, de retentir, d’être reconnu et admiré.

Après quelques mots échangés avec Mylène qui me dit bien se porter, je pouvais entendre, ému, la voix d’Inès. Elle aussi était en meilleure forme, mais elle n’était guère plus accessible à une conversation constructive qu’elle ne l’avait été le matin. J’insistais lourdement pour tenter de connaître – l’entendre me dire ce que je savais déjà – les motivations qui la poussaient à m’évincer en plus de se laisser embrigader par cette bande de pseudo-gitans. Mon orgueil était tel que j’arrivais à me convaincre que j’étais irremplaçable. Pour toute réponse, Inès me raccrocha au nez. Pas question d’en rester là. J’attendis une dizaine de minutes avant de rappeler. Quand j’obtins la communication, je fus surpris d’entendre une voix qui n’était ni celle d’Inès ni celle de Mylène. Cette voix aigre qui, quelques mois auparavant, m’avait insulté à plusieurs reprises, cette voix haineuse qui m’avait menacé de mort : « On t’aura d’un coup de fusil au coin d’une rue, mon salaud ! », cette voix de sorcière pointant les index et majeurs en forme de « V » sur moi chaque fois que nos chemins se croisaient, c’était la voix de la mère de Django.

- Qu’est-ce que tu veux, salaud ? me répondit-elle. Fous-nous la paix ! Inès est malade et tu dois savoir pourquoi. On sait ce que tu fais, salaud, on t’aura !

- C’est peut-être moi qui mets de la poudre dans l’assiette d’Inès, n’est-ce pas ? Et puis, vous êtes trop mince pour m’impressionner, ma pauvre dame !

J’ai malheureusement oublié aujourd’hui par quel truchement, ou par quelle investigation, je m’étais persuadé que les marabouts-sorciers – l’un habitant le même quartier que la future belle-mère et l’autre à dix mètres de l’appartement d’Inès – opéraient des travaux occultes pour envoûter ma fille.

- Ah, tu crânes, mais attends, fumier !

La tendre poétesse raccrocha brusquement sur ces propos affectueux. Cette mégère non apprivoisée savait que durant une année Inès et moi avions vécu dans l’inceste, après le départ de Maddaléna, en situation dite de concubinage – selon les termes du procès verbal d’instruction. Séparation et divorce s’étaient d’ailleurs effectués à trois semaines d’intervalle. Quel affreux vocable que ce concubinage aux syllabes n’évoquant en rien l’amour partagé au sein d’un couple. Con-cu-binage. À méditer. Inceste, par sa phonétique, le mot n’est pas laid, mais que de laideur et de crime évoque-t-il.

C’est tout à fait librement qu’Inès décida de rester avec son « papounet ». Ce choix, elle l’avait déjà fait quelques mois auparavant lors de la procédure de conciliation. Nous vivions en situation d’inceste depuis trois années sous le regard passif, irresponsable et fataliste de Maddaléna. Maddaléna qui m’avait dit, dix sept ans plus tôt, me présentant sa grossesse extraconjugale : « tu verras, de tous, c’est elle qui t’aimera le plus ! ». Belle intuition. J’avais acquiescé. J’avais pardonné. J’avais spontanément offert mon patronyme à la nouvelle venue au foyer. « C’est elle qui t’aimera le plus… ». Cette phrase rangée quelque part dans un tiroir de mon subconscient aurait-elle au fil des années fait mûrir en moi des sentiments que plus tard je ne contrôlerais pas (?). C’est vrai qu’Inès m’a donné beaucoup d’amour, un bel amour filial ; un amour filial jusqu’au jour où elle sut accidentellement – elle avait dix ans – que je n’étais pas son père géniteur. Quand elle a eu onze ans, j’ai pris l’initiative de lui annoncer la vérité sur sa conception, avec l’accord de Maddaléna. Pour Inès, ce ne fut qu’une confirmation, une officialisation. Deux ans plus tard, elle me dira tout net qu’elle n’avait point besoin de père, que de son vrai père qu’elle ne connaissait pas, « elle n’en avait rien à foutre », qu’elle m’aimait autrement qu’un père, enfin qu’elle m’aimait, oui, qu’elle m’aimait du haut de ses treize ans. Depuis ce jour fatidique, nos rapports amoureux et complices évoluèrent très rapidement d’une manière, j’ose dire plus sensuelle, jusqu’à une sexualité complète au cours de sa quinzième année. J’eus la faiblesse de n’opposer aucune résistance à cette attraction. Inès n’était plus ma fille. Comme cela m’arrangeait bien ! Quelle aubaine ! Quelle belle opportunité s’offrait au papa qui cherchait certainement des arguments pour justifier à son ego le crime qu’il s’apprêtait à commettre. Ma non-patrenité confirmée à Inès m’offrait-elle vraiment une belle excuse ? Si j’avais été le père géniteur d’Inès, que serait-il arrivé, quand je me complaisais dans l’univers féérique que je me créais, si loin de la réalité ? Il m’est impossible de répondre à cette question, mais il ne m’est pas interdit de m’interroger. Notons que les experts psychiatres ont souligné que ma non-paternité biologique m’avait permis le relâchement des tabous incestueux. Je dois dire que je ressens en mon for intérieur une force indicible qui me dit que je n’aurais pas été enclin à fauter avec ma fille de sang. Mais qui peut en avoir la certitude ? Si j’avais été le père géniteur d’Inès, n’aurais-je pas inventé un autre stratagème pour perpétrer l’inceste ? La loi dit que je suis incestueux, je ne dois plus tergiverser sur des questions d’A.D.N. J’avais signé de mon plein gré, en toute conscience et avec toute ma lucidité sur le registre de la mairie. J’avais reconnu Inès à l’état-civil. Inès était inscrite sur notre livret de famille comme la fille des époux Maddaléna et Thibault Forestier, et aucun signe distinctif particulier la concernant n’était annoté. L’inscription à l’état-civil ne précisait naturellement pas que notre fille était admirablement typée. J’étais donc indiscutablement son père légitime, son vrai père.

Je n’ai pas cherché à maîtriser mon orgueil de mâle frustré. Je perdis les pédales, enjambai les tabous, m’éloignai de tous repères et me laissai glisser dans une totale irresponsabilité. J’enfreignis la loi et devins incestueux… criminel. Inès n’avait que onze ans et demi quand j’ai commencé à la caresser en des endroits que la pudeur interdit à un père. Elle était précocement jeune fille et moi je la voyais comme une femme. Je lui demandais aussi de « poser ses mains sur moi ». Elle était docile. Tous ces gestes que je lui demandais d’accomplir lui semblaient normaux. Une fillette ne doit-elle pas obéir à son papa ? Bien sûr que oui puisque papa le dit, puisque ce papa chéri en qui l’on a la plus grande confiance, son très cher papa, son héros, l’adulte qui sait forcément ce qui est bien, qui connaît les lois, la vie, qui sait ce qu’est l’éducation d’une petite fille, l’affirme. Ce papa-là, on ne le contredit pas, naturellement. Inès n’avait que treize ans et demi lorsqu’elle accepta la pratique de la fellation. Dès lors, ma fille devint ma petite femme, ma maîtresse, l’amour de ma vie. Je le lui disais, le lui répétais sans cesse pour l’en convaincre. Elle me croyait. Elle me faisait confiance. Une petite fille n’est-elle pas fière d’être la petite femme de son papa, si ce papa sait l’en convaincre ? Elle jouait le rôle de sa maman, elle était une maman, une grande qui avait un amoureux adulte. Cet amour la grandissait, l’affirmait, l’embellissait. C’est son papa chéri qui lui inculquait tout cela, alors forcément… « c’était bien ».

Quand Inès eut atteint ses quinze ans, je ne sus cacher cette situation anormale à Maddaléna. Elle me répondit simplement qu’elle n’acceptait pas de faire ménage à trois, qu’elle demanderait le divorce. La procédure de divorce ne sera entamée qu’un an plus tard. Elle accompagna Inès en consultation chez un médecin qui lui prescrivit la pilule contraceptive. Comment n’ai-je pas eu la conscience de m’interroger sur l’attitude de détachement de mon épouse, face à ce fait qui aurait dû la bouleverser, la révolter, l’inciter à réagir énergiquement ? Au contraire, un an plus tard, quand elle demanda le divorce, Maddaléna accepta de céder sa place à sa fille de seize ans dans le lit conjugal, avec son mari. Cette situation incroyable fut vécue au foyer durant six mois. Maddaléna qui envisageait de me quitter depuis quelques mois déjà, profita de cette opportunité qui lui était offerte : un bon alibi. Elle dormit dans le lit d’Inès, partageant la chambre de nos deux fils cadets, les deux aînés occupant la chambre du fond. J’ai longuement réfléchi, avant de me décider à évoquer dans ces pages, ce comportement de Maddaléna. Je craignais de laisser penser que je l’accablais pour minimiser mes responsabilités. Mais si je raconte ces faits aujourd’hui, ce n’est pas pour continuer de mentir par omission, en éludant des éléments essentiels du contexte.

Sans intention de faire part de mes états d’âme – il ne manquerait plus que ça ! – je déplore à quel point je fus incroyablement naïf, inconscient et irresponsable. N’étais-je point le chef de famille, celui que l’on écoutait, que l’on suivait ? J’adorais Inès, je l’aimais d’un amour authentique et sincère. Je suis incapable de définir ce qui m’attirait si fortement dans sa personnalité charmante. Je sais en revanche qu’il m’est permis de contredire tous ceux qui pourraient prétendre que la perversion sexuelle était la cause de mes fautes. J’aimais Inès, et cet amour, nul n’est autorisé à l’abstraire de notre histoire. À cela, je tiens. Pour tout le reste, que l’on pense ce que l’on veut. Mon soi-disant narcissisme n’atteint pas un degré tel que je pourrais en être froissé. Inès m’aimait aussi, à sa manière. Elle m’aimait comme une adolescente peut aimer parfois, sans trop savoir pourquoi. Son papounet était son premier homme. J’étais aussi celui qui à son insu lui volait ses sentiments, abusait de son innocence et de sa candeur. J’étais à la fois le père qui abusait de son autorité, l’ascendant légitime qui trahissait insidieusement et le non-papa, l’amant qui donnait de la maturité. Je distillais un bonheur empoisonné. J’offrais de l’illusion.

Nous avons vécu comme un couple presque normal, des plus atypique, mais en apparence normal. Nous étions heureux d’être ensemble, en tous cas c’est ce que je croyais, sous les yeux de tous, famille, amis et voisins hypocrites. Maddaléna loua un appartement dans l’immeuble situé à une longueur de piscine de chez nous. David, notre fils aîné, majeur depuis deux ans, le troisième Julien et le quatrième Nicolas emménagèrent librement avec leur mère. Tous les trois me rendaient visite quasi quotidiennement. Le deuxième, Mathieu, majeur depuis un an, avait choisi tout aussi librement de rester avec nous. Quelques semaines plus tard, il nous quitta pour élire domicile chez sa compagne.

Inès n’accordait que peu d’intérêt aux jeunes personnes de sa génération. Elle disait : « Les mecs de mon âge, c’est des p’tits cons ! Ils sont nuls et bébêtes… ! ». Son papounet, en revanche, pour ses yeux candides, mais observateurs et lucides, n’était pas nul. Passionné d’art photographique, je la mitraillais à la moindre occasion, rendant à chaque déclenchement un hommage à sa grâce naturelle. Je l’avais baptisée « mon top model », en lui répétant que je ferais d’elle une star. Je m’en étais convaincu moi-même. En calculateur infâme, je savais que cette perspective la séduisait, et cette perspective passait par mon objectif, par moi : séduction. Lors de certaines prises de vues où Inès posait en tenue d’Eve, j’avais la fâcheuse tendance à laisser mes mains investir le joli corps harmonieux de mon modèle gracieux et soumis. C’est lorsqu’elle eut douze ans à peine que j’ai commencé à l’initier à des échanges de caresses interdites. Bien qu’elle n’était encore qu’en période de transformation physiologique que l’on définit comme la puberté, et pas encore réglée, je voyais son joli corps d’adolescente comme celui d’une femme. Elle était femme parce que je voulais qu’elle soit femme. Pas question qu’elle ne soit qu’une petite fille. Je la voulais femme et elle était femme. Mais une femme avec qui je n’avais pas de rapports sexuels. Je l’aimais. Je lui répétais qu’elle était déjà une vraie femme, ma petite femme. La femme de ma vie. Elle me répondait d’un oui confiant. Inès, très intelligente, ressentait bien que j’étais en manque d’affection, frustré de câlins façon nounours dans les bras d’une femme maternante. Quand, autrefois, ma mère me prenait sur ses genoux, c’était pour le câlin du genre battoir sur les fesses. Quand Maddaléna me serrait dans ses bras, ce n’était que pendant le trop court instant de l’orgasme. Moi, de câlins, de papouilles, de bisous, de guili-guili, j’étais demandeur, mais insatisfait. Inès qui était aussi gourmande de câlins, avait depuis sa plus tendre enfance fait le siège permanent de mes genoux et de mes bras. Elle-même serrait très fort ses bras autour de mon cou, comme une douce petite pieuvre câline. Ce terme de pieuvre qui, dans mon esprit, est synonyme d’affection, fut interprété par le procureur comme « sangsue », dans le sens d’animal collant et répugnant. C’était facile de détourner mon penchant à la poésie et à l’imagination en exécrable dévalorisation des images féminines.

J’écrivais et composais des chansons que j’interprétais en m’accompagnant à la guitare. Parfois, Inès invitait une ou plusieurs de ses copines à la maison en demandant au papounet de leur offrir une petite prestation. Les demoiselles laissaient entendre que leur copine avait de la chance d’avoir un père tel que moi. Oh que oui ! Elle en avait de la chance ! Quel papa formidable ! N’est-ce pas ?

Le nouveau saltimbanque que j’étais s’était laissé convaincre d’assurer le spectacle au café des artistes, un cabaret de notre ville, tous les quinze jours, puis en divers autres endroits.

« Pour qui se prend-il, ce violeur de fillette qui se regarde le nombril ? pensez-vous. Qu’est-ce qu’il essaie de nous faire croire : qu’il est un type formidable, une élite, une sorte de victime de la société, un coupable innocent ? ». Oh, que non. Le temps pour moi de tricher est révolu. Le séducteur jette son masque grotesque pour se découvrir. Non pas pour enjamber une nouvelle fois un tabou, mais cette fois pour le briser. Pour briser le tabou du tabou. Parler du tabou de l’inceste est encore un TABOU, et c’est ce tabou-là qui ne doit plus être tabou. Si, dans ces lignes, je me présente tel que je suis, c’est pour démontrer que si moi je n’utilisais pas sauvagement une ceinture de cuir, ces verges flagellantes, des menaces de punitions ou autres tortures barbares pour abuser sexuellement de ma fille, j’employais une autre méthode également redoutable : la séduction. J’ai séduit ma petite fille candide et confiante. Même si je n’agissais pas sciemment, ma stratégie sournoise s’avérait néanmoins déplorablement efficace. L’inceste est – entre autres – une relation père-fille par contrainte, violence, menace ou surprise, violence physique ou morale, ou contrainte par le pouvoir de l’ascendant. Cette relation inavouable, que j’avoue, peut se manifester par des pulsions perverses pathologiques (tendances pédophiles), découlant de séquelles (un violeur ayant souvent lui-même été victime de violences sexuelles) ou à cause d’une conception de mœurs ne relevant pas de notre culture judéo-chrétienne. Je tiens à souligner que je suis un homme tout à fait normal, en bonne santé physique et psychique. Un père incestueux n’est pas nécessairement un détraqué ou un obsédé sexuel. Mon problème, c’est d’avoir très mal dirigé ma sexualité. Dans ce cas, je dois commencer par ne pas me détourner de la voie qui me conduira à trouver la réponse à cette question : POURQUOI ? Ma démarche de père incestueux est impérativement celle de prendre l’initiative d’une investigation psychologique sérieuse. Dans ce sens, je revendique mon état et admets les troubles qui s’y rapportent. Les psychologue, psychothérapeute, psychiatre ou psychanalyste sont là pour m’aider, si je le souhaite. En détention, le condamné dispose de la liberté de choix de suivre ou non une thérapie. Aujourd’hui, dans l’établissement pénitentiaire où je suis détenu, les abuseurs sexuels se rendent plus facilement chez le psy, même si ce n’est pas toujours spontanément. Mais ce progrès-là existe du fait des structures importantes en ces lieux.

J’ai pris l’initiative de suivre une thérapie. C’est ainsi que je suis entré en analyse depuis un an et demi.

Maddaléna demandait peu à l’existence, trop peu sans doute. Son souhait depuis toujours était que son homme travaille à l’usine, « comme tout le monde », loin de ces endroits de malheur où gravite la gent féminine, les salopes, disait-elle. Rapporter sagement ma paie à la maison, et surtout ne pas trop faire l’intéressant, aurait dû être mon lot quotidien pour la combler. Maddaléna, elle, ne faisait jamais l’intéressante, elle était bien trop introvertie et excessivement timide. C’était une femme douce et séduisante, mais faible. Quand elle osait parler, c’était avec ses rares amis, peu fidèles en amitié, ou pour réagir négativement quand les enfants et moi jouions dans le salon. Contrairement à son époux, Maddaléna ne s’adonnait à aucune activité, hormis la bronzette en été. Elle s’ennuyait toujours, partout et presque en toute circonstance, même en compagnie de sa progéniture et de son mari. Elle détestait la campagne, alors que les enfants et moi profitions pleinement du bonheur que la nature procure à l’homme. Néanmoins, j’avais pu la motiver aux joies du tennis. A cette occasion, la famille Forestier s’était mise dans les frais. Tennisman assidu depuis longtemps, j’étais déjà bien équipé pour les courts. J’eus donc l’idée d’offrir à mon épouse un loisir digne de ce nom en l’emmenant au stade. J’équipai tout le monde tout Adidas. Nos deux fils aînés, David et Mathieu, âgés respectivement de treize et douze ans, seraient également de la fête. A partir de ce jour mémorable, Maddaléna ne vivait plus que pour les quicks. Elle joua presque tous les jours de l’été, tantôt avec nos fils, tantôt avec son amie et voisine qui avait troqué son tricot pour la raquette, ou encore avec son cher mari qui l’initiait. Durant cette période, Maddaléna était heureuse, elle s’épanouissait comme une enfant découvrant la vie. Je la regardais différemment et redevenais amoureux d’elle comme un collégien. Je l’admirais dans sa jupette blanche qui se soulevait au moindre sautillement. Elle était toujours belle et sa silhouette en grand mouvement la rendait extraordinairement sensuelle et désirable dans ce contexte hors cadre familial.

Une fois par an, je m’offrais un voyage à Deauville, au festival du cinéma américain. J’affectionnais de me rendre en ce lieu de culture et de luxe où gravitent les plus grandes célébrités du cinéma et du monde du spectacle en général. Malgré mes origines modestes et rustiques, j’ai toujours été attiré par les beautés de notre environnement. Les sites admirables, l’architecture, la peinture, et pourquoi le dissimuler, les jolies femmes, qu’elles soient magnifiquement mises en valeur par de talentueux couturiers, en jeans, ou avec moins que rien de tissu, captaient toujours mon admiration et m’inspiraient le plus grand respect.

Chaque année, à Deauville, je rencontrais un chanteur français célèbre. J’avais déjà eu la chance de l’interviewer une fois dans un studio de France 3 Télévision dans le cadre de mon activité. Maddaléna et moi-même aimions particulièrement cet artiste. Un jour ma chère et timide épouse m’accompagna au fameux festival. Dans le hall du casino, centre de rencontres pour les gens du septième art et autres cinéphiles, une surprise pour Maddaléna : notre vedette en personne. Je saluai l’artiste et lui présentai mon épouse toute émue face à son chanteur préféré. Il lui tendit une main aimable, lui offrant en prime son pétillant sourire. « Mon mari connaissait donc vraiment M… », pensa Maddaléna dont le scepticisme pathologique se trouvait une nouvelle fois pris en défaut. Je connaissais un peu le chanteur-poète-musicien dont toute la discographie figurait dans notre discothèque. Après les salutations et une brève conversation, M… accepta avec plaisir de poser devant mon objectif à l’extérieur du casino.

J’eus l’idée de photographier Maddaléna au côté de son idole. Le couple occasionnel posa appuyé sur la calandre d’un yellow cab new-yorkais stationné là comme élément d’ambiance du festival. Je raconte cette anecdote pour montrer combien mon épouse restait indifférente au monde extérieur, telle une autiste. Je parle ainsi de Maddaléna pour tenter de faire comprendre, aussi, combien son comportement affectif peu démonstratif et son caractère excessivement réservé me perturbait. C’est d’ailleurs à peu près en ces termes que j’avais répondu aux questions des experts psychiatres. Ces derniers en avaient conclu que je rejetais la responsabilité de ma faute sur mon ex-épouse. Moi, je pense seulement que pour tenter de comprendre, il faut tout entendre et là, je suis de bonne foi en disant que je suis plutôt zélé que malveillant. Au lecteur de juger.

- C’est drôle, quand même, que ta femme elle parle pas, me disait souvent ma mère.

- Non, elle fait pas de bruit, au moins on n’a pas une bru cancanière, répondait mon père. Et ma mère d’ajouter de nouveau à mon intention :

- Oh oui, mais méfie-toi de l’eau qui dort.

Je n’avais donc pas dû m’étonner outre mesure quand Maddaléna resta fort discrète au sujet de cette séance de photo deauvillaise. D’autres à sa place auraient fait tirer des posters et auraient exhibé leur bobine prestigieusement accompagnée à qui voudrait admirer le chef-d’œuvre. Bien que j’en eusse l’habitude, ce comportement ne manqua pas, une fois de plus, de me dérouter. Un jour, je racontai à l’un de mes amis que si Maddaléna avait été invitée à dîner chez le Président de la République, elle aurait trouvé ça aussi banal que d’assister à la tombola de l’école et n’aurait fait aucun commentaire particulier. C’était Maddaléna. Je l’aimais ainsi.

Inès était aux antipodes de sa mère. Elle prenait des cours de piano, de danse classique et moderne, elle chantait à la chorale municipale. Quand, plus tard, nous vivions ensemble, elle avait accès au porte-monnaie à sa convenance. Elle confiait à son papounet qu’aucune de ses copines n’avait la chance d’avoir des rapports aussi complices avec leur père. J’avais répondu cyniquement qu’il n’y avait pas beaucoup de filles non plus qui couchaient avec leur père. J'ignorais que d'après des statistiques, un foyer sur cent vingt cinq était le lieu de rapports incestueux entre père et fille. Je confesse qu’à cette période, la connaissance de ces chiffres effrayants m’aurait peut-être conforté dans mon crime. J’aurais pu me convaincre de considérer que la chose était en train d’entrer dans les mœurs – tout comme l’homosexualité le fit vingt ans plus tôt – ce qui ne m’aurait pas dérangé. Les statistiques, les expériences scientifiques, les découvertes, les exploits ou autres faits notoires avaient souvent mon adhésion quand ils abondaient dans le sens de ma philosophie très personnelle.

- Je m’en fous, de toute façon, t’es pas mon père !

- Mais pour tes copines, je le suis, n’est-ce pas ?

- Ben, oui, forcément.

Aujourd’hui, avec le recul du temps, je me rends compte que mon mauvais scénario représentait autant d’éléments susceptibles de s’imposer en critères de séduction aux yeux d’Inès. Celui qui la valorisait en prétendant faire d'elle une femme et une star la séduisait par ses qualités et les apparences d'un génie. Je me prenais pour son Pygmalion. Mais n'étais-je pas conscient du fait ? Il m'est difficile de répondre à cette question complexe. Non pas sur le fond, ces lignes sont destinées à cela, mais sur mon état d'esprit à cette époque trouble. En fait, je n'analysais pas la situation. Je savais pourtant que j'agissais mal, mais à quel degré ? c'est le problème. La notion de crime ne m'apparaissait pas évidente, je dirais même que dans mon esprit embrumé, elle était abstraite. C'était toujours en irresponsable que je séduisais, en me complaisant dans l'illusion d'un bonheur fabriqué sur des bases malsaines. Et puis, comment ne pas croire à ma chance ? Dans ma déraison, je détenais une sorte de pouvoir, j'étais convaincu d'être doté d'un fort magnétisme, attirant à moi les jolies filles, parce que cela marchait. La foi ne soulève-t-elle pas des montagnes ? Le grand paradoxe était qu'ayant ordinairement peu confiance en moi, j'étais sûr de mon pouvoir de séduction, sur Inès en particulier, d'une manière inconsciente. En fait, je jouais un rôle. Tout au long de mon existence chaotique, je n'ai joué que des rôles, mais je n'interprétais jamais le même personnage. Dans un registre impressionnant à rendre jalouses la comédie française et la cinémathèque, la collection de mes scenarii m'offrait un large éventail de rôles de composition. J'interprétais médiocrement un personnage différent suivant les types de situations, d'événements ou de contextes. L'incarnation de mes personnages était plus ou moins cohérente suivant que j'étais apte ou non à appréhender les dits contextes. C'était sur la base de ces opportunités que je brodais mes scenarii, mes superbes navets. Mes scenarii étaient aussi pitoyables que mes personnages étaient grotesques et haïssables. Mais curieusement nul ne m'en faisait observation. J'étais un mauvais comédien - je l'écris à l'imparfait car j'ai tiré le grand rideau rouge à jamais. Je jouais la comédie à outrance sur la grande scène de la vie, en toute circonstance, en tout lieu, en toute compagnie. La vie, avec ses aléas qui font les joies et les peines était une scène de théâtre, un plateau de télévision, un décor de cinéma. Mes paroles étaient écrites par un fameux dialoguiste : mon imagination fertile. Mes gestes étaient guidés par un mauvais metteur en scène, mes cascades étaient réglées par un exécrable cascadeur. Tous ne faisaient qu'un : mon ego. Ce mauvais maître me dirigeait depuis mon inconscient au fond duquel ma mère s'était chargée d'imprimer de faux repères. Par son déficit intellectuel et sa totale inculture, ma mère m'avait enseigné l'art du paraître, de la séduction, de l'artifice, de la commedia dell'arte. Mon frère cadet, lui non plus n'a jamais bien su ou se situait la frontière entre le réel et l'imaginaire. Combien de milliers de fois l'avons-nous entendu dire : "Non, je disais ça pour rire…", lorsqu'un regard ou un geste réprobateurs lui signifiaient qu'il s'égarait et nous embrouillait dans la fabulation. Ce n'était pas de l'humour.

Quand je soliloquais, quel que soit le lieu, je m'imaginais toujours être face à un ou plusieurs spectateurs. Il en était un qui m'était particulièrement fidèle et des plus attentifs à mes représentations théâtrales, ou plus exactement une. Une spectatrice assidue, une critique malléable selon mes directives : ma mère. Ma mère planait au dessus de ma tête. Ma mère que tantôt je provoquais et que tantôt je séduisais. Dans ces scènes-là, j'interprétais un personnage que je voulais être moi, un personnage idéal et toujours brillant. Un personnage qu'elle, ma mère, désastreux succédané de Geppeto revu et corrigé par un Pinochet, n'aurait certes pas pu créer.

Si dans ma jeunesse, j'avais eu la bonne idée de m'intégrer à une troupe de théâtre ou de m'inscrire à un cours d'art dramatique, j'aurais été amené à différencier la comédie des planches de la comédie de la vie. Car la comédie de la vie existe. Nous sommes tous des comédiens sur cette fameuse grande scène de la vie, des comédiens qui jouons à nous prendre au sérieux. Des comédiens chacun en quête de soi, de l'eldorado, mais de quel eldorado ? Mais qui peut affirmer se bien connaitre soi-même ?

Je n'ai jamais cessé de soliloquer. Je me surprends souvent à le faire à haute et intelligible voix dans ma cellule. Mais aujourd'hui, ayant vaincu ma déferlante mère, je n'ai plus de spectatrice. Il ne me reste qu'un auditeur : moi. Cet auditeur-là, il ne me fait aucune concession… pas de cadeaux.

Inès semblait n'avoir aucune échappatoire à cette pseudo-union, à cette autorité sournoise. Elle subissait sans le voir le pouvoir tyrannique de son père légitime. Pourtant, elle se comportait avec moi d'égal à égal, elle emportait même souvent la décision dans les problèmes de la vie quotidienne. Contrairement à sa mère, elle savait prendre des initiatives pour la maison, les loisirs, ainsi que dans notre intimité.

La sexualité : là se trouvait peut-être pour Inès la clé de ce qu'elle croyait être le bonheur, à cause de moi. Une sexualité qu'elle avait découverte très tôt, à l'âge de quartorze ans et demi, avec moi, son père, un homme expérimenté sachant donner du plaisir à une femme. Inès, une adolescente qui connaissait déjà, par son père, le plaisir des caresses, semblait prendre goût aux choses de l'amour. Elle n'opposa "naturellement" aucun obstacle particulier à sa défloration quand je l'invitai au grand baptême de la chair. Elle n'avait que quatorze ans et demi. Les faits s'étaient produits dans une grande ville située à plusieurs heures de train de chez nous, chez mon ami d'enfance où nous étions partis habiter. Nous nous étions rendus là-bas pour concrétiser un projet professionnel en collaboration dans sa société de home-service. J'avais envisagé qu'un enfant ou deux m'accompagnât. Inès avait vivement souhaité suivre son papounet. Tous les autres viendraient nous rejoindre plus tard, quand j'aurais trouvé un appartement sur place. Inutile de préciser que j'avais finement calculé afin qu'il en fût ainsi. Mon plan fonctionna à souhait. Malheureusement, la mésentente régna entre mon ami et moi. Notre expérience professionnelle ne dura que le temps d'une saison. Nos méthodes de travail divergeaient et mon médiocre salaire mensuel de trois mille francs me décourageait. Maddaléna fut très fâchée de ne pas aller habiter dans cette ville. Notre ami, régional d'adoption depuis plusieurs années, n'avait pas aménagé de chambre pour Inès, comme il avait été convenu. En attendant, Inès dormit avec son papounet dans le canapé du salon. Toutes les conditions se trouvaient donc involontairement (pas dans mon plan) réunies pour que le crime fût commis. Inès, âgée de quatorze ans et demi ne manifestait pas de réaction négative au plaisir du sexe, hormis la fréquence de nos rapports. À son goût, des rapports à un rythme d'environ deux fois par semaine, c'était trop. Une seule fois lui convenait. C'est de retour dans notre ville que j'annonçai mes actes incestueux à Maddaléna. Puis, Inès eut une autre expérience sexuelle, avec un garçon de seize ans. Elle fut pardonnée. Elle m'avoua qu'avec ce garçon, ce n'était pas pareil qu'avec moi, que c'était nul, qu'elle ne recommencerait pas cette expérience. Elle redoubla d'affection pour son papounet. Je me sentais en position de force. J'étais le sex-symbol irremplaçable, le héros vainqueur. Quand Inès avait farouchement envie, il n'était pas question de remettre à plus tard nos ébats. Elle aussi savait séduire, et autrement mieux que sa mère sans initiative. Que Maddaléna me pardonne ces propos ! Elle savait que je l'aimais comme elle était, malgré l'abîme qui nous séparait. Que l'on ne voie là ni haine ni reproche de ma part, je raconte, c'est tout. Je ne calcule plus. Je ne suis qu'un type honteux et misérable qui dit les choses, toujours maladroitement, mais qui les dit.

Pour ma part, j'étais très demandeur de sexe auprès d'Inès. J'étais très amoureux d'elle. Elle était dotée d'un charme ensorcelant ; un cocktail d'Adjani dans le visage, de Bardot dans les attitudes et de Marilyn dans les lèvres quand elle me plaquait des pioux humides sur la bouche. Sa silhouette d'ondine à la peau ambrée, lisse et lumineuse, sa cambrure et ses longues jambes fuselées étaient un aphrodisiaque permanent.

Quand Maddaléna partageait encore notre foyer, Inès et moi nous retrouvions une fois ou deux par semaine après la classe dans une petite salle de sport dont je possédais la clé. Nous y faisions l'amour. En cet endroit peu confortable, une chaise ou une table supportait nos embrassements. Quand Maddaléna céda sa place à sa fille dans notre lit, nos rapports devinrent un peu plus réguliers et plus récents. Inès étouffait ses gémissements au creux de l'oreiller pour ne pas éveiller l'attention de ses frères ni déranger sa mère qui dormait dans la chambre à côté. L'initiative de nos ébats revenait autant à elle comme à moi. Tantôt, c'était moi qui entreprenais, d'abord par un jeu de caresses que je savais être appréciées d'elle… Tantôt, c'était elle, dans un moment que je pressentais et que j'attendais car il m'était des plus agréables. Selon son habitude, peu de préliminaires. Soit elle me chevauchait directement, soit elle prenait sa position favorite en me disant : "prends-moi (comme ça)".

Inès et moi nous ressemblions malgré notre non-consanguinité et l'intervalle de vingt trois années qui nous séparait. Je lui faisais un peu la gueule quand elle me repoussait. Nos rapports n'étaient jamais tièdes, mais toujours sans aucune violence physique. Seul le verbe résonnait à la maison, quand il y avait désaccord.

Souvent, je surprenais Inès à l'écoute d'une cassette de mes prestations musicales personnelles.

- Pourquoi écoutes-tu tout le temps ça, Inès ?

- Ben, parce que ça me plaît, tiens !

- Bon…Mais t'en n'as pas marre ? Les cassettes, le cabaret, les répétes…?

- Non, mais ça me plaît. J'aime bien ta nouvelle chanson

- Laquelle ?

- Ben, "Depuis que tu es partie", tiens !

- Ah oui, Bof.

- Ah ! T'es jamais content de ce que tu fais, toi ! L'autre jour, y a un type sympa qui voulait te payer un pot, et toi, tu l'as presque envoyé chier !

Il y avait des jours, des instants où le grand rideau rouge restait fermé. Dans ces moments-là, je n'affichais pas mon nez rouge. J'étais authentique, juste. Mon metteur en scène était en vacances. Ces moments-là, c'était la douceur de la convivialité, de la complicité et de l'intimité. Dans ces moments-là, je réagissais spontanément ; j'étais sincère.

Je ne le connaissais pas, je ne vais quand même pas picoler avec tous les mecs qui m'invitent, et puis tu sais que je m'en fous de tout ça. D'ailleurs, je vais arrêter bientôt, j'en ai marre de faire le guignol.

Vrai que j'étais. Notre dialogue continua… Inès évoqua une certaine productrice parisienne qui devait me permettre d'enregistrer un disque.

- Euh ! T'as vu, tout le fric qu'elle a dans son sac ! Tous les paquets de billets de cinq cents francs ! Tu sais, j'ai bien vu, quand elle a donné de l'argent à Christophe pour qu'il te le mette dans la poche.

- Hé ! hé ! hé !

- Y'avait beaucoup ?

- Assez pour ta tabagie et tes fringues, ma petite chérie. Dimanche, on ira à ..(une ville située à quelques dizaines de kilomètres de chez nous), sur le marché, comme tu aimes bien.

- Oh ! oui, oui, oui, mon papounet !

Inès s'approcha de moi et m'embrassa très fort… Puis elle me dit à l'oreille, comme elle en avait pris l'habitude :

- Ce soir, je te ferai un gros câlin.

Inès, elle, était toujours vraie. Mais quels étaient ses repères ? Ceux que je lui offrais sous le joug de la séduction, dans le crime de l'inceste. Pour elle, tout cela semblait normal, alors elle était heureuse. Le bonheur illusoire doit-il avoir n'importe quelle forme, pourvu que bonheur il y ait ? Non. Mais moi je le croyais sûrement, je le croyais sans analyser ce phénomène.

Un autre jour… Alors que je rentrais, Inès me dit qu'un certain monsieur A… avait téléphoné et laissé son numéro personnel. Il s'agissait d'un chanteur connu depuis longtemps, qui n'était pas celui qui avait posé devant mon objectif avec Maddaléna à Deauville. Je lui avais écrit auparavant. Je le rappelai aussitôt. Par bonheur, il me répondit. Il avait bien reçu mon courrier. Nous discutâmes durant un bon quart d'heure. Il me dit qu'il n'était pas enclin aux hommages, mais qu'il accepterait toutefois de faire le boeuf avec moi lors de son prochain passage dans la région, d'ici à quelques semaines.

- La tête qu'ils vont faire au café des Artistes, me lança Inès, enthousiasmée.

- Ouais

- J'en connais qui vont être drôlement jaloux, continua-t-elle.

- Ouais, un peu, mais je les emmerde.

Si j'ai écrit ces dialogues authentiques, c'est simplement pour illustrer au travers de cet épisode, même si en apparence il peut sembler plutôt édulcoré, qu'Inès était séduite par l'aura de son papounet et par l'atmosphère de dolce vita dans laquelle elle évoluait allègrement … épanouie. En tout cas, c'est ce que je pensais. Je la voyais heureuse. Tel était le contexte de mon crime.

Cette atmosphère, je m'évertuais à l'entretenir journellement, sans relâcher la pression, en embellissant les moindres événements comme pour les rendre magiques aux yeux curieux de ma fille. Je cultivais assez bien l'idée de la magie. J'avais été à bonne école. Pour éblouir Inès, il fallait que je sois le meilleur. Il fallait que je sois celui qu'on ne pouvait égaler, le chevalier, le magicien, que sais-je encore de grandissime, sans concurrence possible. Il fallait que je sois unique, donc irremplaçable pour ma fille, comme si l'on menaçait de me la prendre, comme si, peut-être, l'on pouvait me dire un jour : "Elle n'est pas à toi, tu dois la rendre" et que je pourrais répondre : "Prenez-la donc, mais demandez-lui d'abord son avis" en étant sûr qu'elle dirait non. Son avis, elle le donna bien des années plus tard, à l'heure du divorce de ses parents, lors de la conciliation. Elle avait seize ans. Elle décida de rester avec moi. Maddaléna qui ne souhaitait pas se battre pour conserver sa place d'épouse, avait entamé une procédure de divorce par consentement mutuel. J'ai suivi cette procédure avec la complicité d'Inès, qui semblait réjouie du fait, pour que nous puissions rester ensemble.

J'ai toujours voulu être celui dont elle était fière et flattée d'être ma compagne. Je la blousais. Je jouais la comédie, je trichais avec ma fille pour être son héros.

Contrairement à ce que dira le procureur aux Assises, je n'avais pas envisagé de faire d'Inès mon objet de plaisir alors qu'elle n'était qu'une toute petite fille, un bébé. Néanmoins, j'ai toujours exercé sur elle un grand pouvoir, une sorte d'envoûtement - rien d'irrationnel dans tout cela, mais je la possédais déjà quand même d'une certaine manière. Il est possible qu'inconsciemment, je me préparais à la posséder totalement un jour, et je la préparais, elle aussi, dans ce but que je ne m'avouais pas.

Depuis sa plus tendre enfance, Inès ne me quittait jamais, quand elle n'était pas à l'école, depuis bien avant qu'elle n'entre à la maternelle. Maddaléna le laissait entendre très souvent à la maison ; elle disait : "C'est incroyable, Inès, comme elle ne te lâche pas d'une semelle. Elle t'aime drôlement". Elle disait aussi d'un ton enjoué à notre petite Inès : "Et toi, petite coquine, vas-tu le laisser un peu tranquille, ton papa, il ne peut même plus ni manger, ni aller et venir sans toi". Inès souriait sans répondre. Que pouvait-elle répondre ? Elle souriait en permanence.

Inès, enfant, était ma petite pieuvre câline, celle qui savait sans attendre rien en retour que de l'affection, m'offrir tout son amour filial. J'étais son papa chéri qui l'aimait très fort. J'étais attentif à ses moindres faits et gestes. Je l'accueillais sans cesse sur mes genoux, la prenais dans mes bras, la baladais sur mes épaules à chaque occasion de sortie. Elle montait encore sur mon dos par amusement quand elle avait dix-sept ans, en disant : "Tu te rappelles quand j'étais petite, j'aimais bien monter sur ton dos".

- Ouais, mais tu étais moins lourde ! que je lui répondais.

En explorant aujourd'hui cette période que je qualifie d'insouciance - d'inconscience - j'essaie de me situer le plus précisément possible dans le contexte, ce fameux contexte.

J'étais le père légitime d'Inès. Rien ne fut jamais dit au foyer Forestier sur notre non-consanguinité. Ce chapitre tabou faisait de moi un père "sans équivoque". Cette attitude de notre couple fut d'ailleurs évoquée par Maddaléna à l'heure du divorce. Au coeur de nos discussions annonciatrices de rupture, Maddaléna reconnaissait que si Inès avait atterri dans mon lit à sa place toute chaude, j'avais au moins le mérite d'avoir été un bon père pour elle avant de virer amant.

Ouais, ces lignes sont susceptibles de faire sourire de scepticisme. Un bon père ? Oui, je me suis comporté avec Inès comme un bon père, quand elle était enfant, de même qu'avec nos autres fils. Quant à mes responsabilités de chef de famille, peu énergique à me rendre au boulot, il est vrai que je n'ai pas été exemplaire.

Qui était Inès à mes yeux ? La voilà la bonne question, la vraie question. Que représentait-elle pour moi quand elle avait trois ans… cinq ans… sept ans… neuf ans… ? Pour répondre à cette question essentielle avec les plus grandes justesse et objectivité, il est indispensable que je place mon "Moi" en avant. J'ai cette faculté de très vite oublier - si l'on reste dans le cadre du conscient - quand j'ai décrété que j'oublierai. Je ne connais ni la rancune ni la vengeance. Je suis capable de devenir l'ami de celui qui m'a fait les pires choses. Pourtant, d'avoir violé la fille de mon épouse adultère, n'est-ce pas un acte de vengeance que j'ai commis ?

Le jour où j'ai apposé ma signature au bas de l'acte de naissance d'Inès, elle était déjà ma fille dans mon esprit. Elle était déjà ma fille dans le ventre de sa mère. C'est ce dont je m'étais convaincu. J'avais annoncé à Maddaléna qu'Inès serait ma fille, notre fille à tous les deux et que jamais rien ne me ferait changer d'avis. C'était sans compter sur un gros obstacle : ma mère, ma mère si présente qui n'avait pu avoir de fille vivante, une petite soeur pour mon frère et moi. Elle avait mis au monde une fille mort-née. Ma mère me répétait souvent : "Inès, c'est pas ta fille ; elle te ressemble pas, c'est une bâtarde !". Inès fut donc toujours source de conflits entre ma mère irascible et intolérante, et moi. Moi, j'avais une fille, une fille que j'avais souhaitée au début de notre mariage. J'étais donc exaucé. Je n'acceptais pas qu'on en doute, car le doute des autres m'aurait fait plus que douter moi-même. Cela devait apparaître dans mon attitude, car personne, hormis ma tigresse de mère, ne s'avisa jamais la moindre remarque à ce sujet en ma présence. J'aurais étranglé celui qui se serait permis. Je me forgeais l'idée qu'Inès était ma fille en tentant de me doper dans ce sens avec des arguments auxquels je ne croyais pas vraiment. Là encore, j'utilisais la méthode Coué à outrance. J'entretenais cette idée contre mon orgueil pour chasser cette pensée de n'être point le père géniteur. Je faisais et refaisais des calculs de dates tout à fait incongrus pour tenter de trouver une faille, découvrir que j'étais ce géniteur et non le cocu. Inès était donc ma fille parce que je voulais qu'il en fût ainsi et non par nature. Chaque fois que je me sentais comme le père d'Inès, hormis ma mère, quelque chose d'indéfinissable venait me dire que tout cela sonnait faux, qu'il fallait que je regarde la vérité en face.

Pourtant, j'observais Inès grandir auprès de moi en ayant sur elle un regard purement paternel. Mon affection pour elle était sans ambigüité. J'étais heureux d'être son papa chéri.

Qu'est-ce qui a éveillé en moi ce désir de la caresser quand elle eut onze ans et demi ? La photographie ? entre autres. Un grand manque d'affection ? sans doute. Etant passionné de photo, j'utilisais Inès comme mon modèle favori depuis qu'elle était toute petite. Quand elle eut onze ans et demi, je lui ai demandé de poser nue - en poses académiques - pour faire comme dans les magazines à la mode. C'est ainsi que j'ai découvert son corps. Elle était très belle. C'est là que quelque chose d'anormal s'est passé dans mon esprit. Ce joli corps était devant moi, à ma portée, offert et docile. A ce moment-là, j'ai regardé ma fille comme on regarde une autre jeune fille. Cette autre jeune fille, pourtant encore fillette, qui n'était plus ma fille puisque nous lui avions dit la vérité. Tout en moi venait de changer par rapport à cette situation nouvelle. D'une manière fulgurante, je me suis mis à considérer Inès hors du cadre familial. Je me suis mis à l'aimer différemment. C'était elle désormais qui m'envoûtait. Moi, faible, inconscient et irresponsable, j'ai succombé. Voilà mon crime.

Maddaléna demanda le divorce. Cette procédure par consentement mutuel fut expédiée en six mois, depuis la date de conciliation jusqu'au jugement. Inès semblait heureuse de cet aboutissement. Elle savait sans doute que sa mère souhaitait reprendre sa liberté, ainsi elle pourrait vivre "normalement avec son homme", celui avec lequel elle souhaitait rester. L'opportunité était trop belle. J'étais totalement en tort ; je n'aurais pas pu prouver la complicité de mon épouse. Il n'aurait pas été question d'impliquer nos fils pour témoigner. On n'a pas le droit d'imposer un tel déchirement à ses enfants. Pourtant, ce déchirement, je l'ai provoqué d'une autre manière, et de quelle manière !

Pour Maddaléna, la sexualité était quelque chose à considérer à part dans l'existence d'un couple. Elle ne la fondait pas comme la concrétisation logique de l'amour, mais l'appréhendait comme un plaisir purement physique, sans âme. Elle pensait : "On fait l'amour parce qu'on est marié et qu'on s'aime, c'est normal". Elle semblait ne jamais penser à l'existence de la sexualité. Elle ignorait sa libido et ses fantasmes. Elle paraissait avoir été mutilée de tout désir. L'érotisme lui était hermétique. Elle voyait probablement une frontière entre les sentiments et l'accomplissement des rapports charnels. Pourtant, paradoxalement, si elle n'était pas demandeuse, sa passivité n'était pas totale dans nos ébats amoureux. Elle savourait toujours l'orgasme, mais avec discrétion. Dans son esprit faussement pudique, toute démonstration était malséante et n'était qu'hystérie, comme si elle avait honte de prendre son pied. Ce n'est qu'après une dizaine d'années de notre vie de couple qu'elle commença à se libérer. Les films pornographiques que nous allions voir au cinéma de minuit, sur mon initiative, semblaient la décoincer un peu. Son subconscient réveilla son érotisme latent. Sa timidité excessive lui interdisait toujours l'initiative, mais elle savait néanmoins m'attirer subtilement dans l'accomplissement de son projet exquis. A son tour, elle me trompa comme je l'avais trompée, avec différents partenaires. Elle avait d'ailleurs une tendance à l'exotisme qui l'entraînait à fauter avec des hommes de couleur. En dehors de la sexualité, ma chère épouse était peu encline à cajoler son mari. Pourtant, moi j'aurais bien aimé être son gros nounours. Malgré tout, j'ai toujours éprouvé une grande tendresse et beaucoup d'affection pour celle qui supporta mes bouffonneries pendant vingt années.

Des points communs relevant de notre caractère nous rapprochaient. Nous étions tous les deux de grands timides. Cette timidité nous bloquait chacun selon nos faiblesses. La timidité de Maddaléna la réduisait au silence. Ma timidité à moi, je tentais de la vaincre en provoquant sans cesse les éléments, en faisant le bravache. Nous étions chacun à notre manière des béni-oui-oui. Elle, vis-à-vis de moi, par son manque d'initiative, ne me contredisant jamais. Moi, avec les autres, ceux qui me paraissaient avoir raison, ceux qui parlaient bien. Je me laissais convaincre aussi vite que j'étais capable de convaincre moi-même. J'étais un faux naïf qui donnait la réplique encourageante aux comédiens dont les prestations me séduisaient, me conquéraient. C'était normal, puisque je n'avais pas encore fait la connaissance de moi.

Je cherchais l'étiquette la plus seyante en criant "eurêka !" chaque fois que je pensais l'avoir trouvée. Hélas ! mon impulsif tailleur avait le ciseau maladroit. Mon costume ne m'allait pas et je n'avais point de miroir.

Médiocrité et irresponsabilité du couple Forestier se conjuguaient dans la paresse de cette satanée inconscience. Maddaléna me vampirisait par sa mentalité d'assistée. Elle était ainsi un obstacle à toute progression. En échange, je la vampirisais en bousculant sa vie intérieure - sa vraie vie - par des tentatives trop tyranniques de lui ouvrir le monde, ce monde qui tournait sans elle et qui lui faisait peur. Sa mère m'avait dit un jour lors d'une conversation en tête-à-tête dans notre cuisine : "Vous savez, Thibault, Maddaléna, elle a quelque chose qui me fait beaucoup de peine, mais je ne peux pas vous le dire. Vous savez, ça va être dur avec elle. Moi, j'admire votre patience. Et puis, tous les deux, vous êtes pareils, vous n’êtes pas assez courageux". Ma gentille belle-mère avait tout à fait raison. Mais quel était donc ce mystère qui remontait à l'enfance de Maddaléna ? Je ne l'ai jamais su et ne le saurai jamais sans doute (?). Je sais seulement que son père est mort quand elle avait onze ans et qu'elle dut accepter l'intrusion de son beau-père qui était policier. L'ex C.R.S. éructait que s'il était au pouvoir (c'était en mai 1968), il ferait aligner tous les étudiants et les fusillerait. Pauvre Maddaléna !

Cet homme qu'il me fallait moi aussi, par amour pour Maddaléna, accepter comme beau-père et qui m'était déjà antipathique - non par sa profession, mais par son caractère rigide, froid et extrêmement raciste - commença à me haïr dès les premiers jours de notre rencontre. En revanche, future belle-maman était séduite et ravie de voir sa grande fille de vingt ans (de deux ans et demi mon aînée) avec un garçon qu'elle trouvait acceptable. Une sorte de complicité s'était très vite établie entre ma douce belle-mère et son futur gendre. Elle était très lucide, mais toujours triste comme une mère qui s'était sacrifiée pour ses enfants. Maddaléna évoqua souvent à la maison cet esprit de sacrifice de sa mère. Elle en souffrait au fond de son âme. Je crois qu'elle craignait qu'un tel destin lui fût réservé, à elle aussi. Je comprends aujourd'hui son difficile combat. Et moi, égoïste et égocentrique qui ne cultivais que mon bien-être, je n'ai jamais su l'aider. Tout l'amour que je lui donnais ne suffisait pas. Et puis, pour couronner le tout, j'ai violé sa fille. Aurai-je le droit de lui demander pardon ?

Comment vivre tout cela désormais ? Comment cicatriser toutes ces blessures, faire oublier ces instants de débauche inavouable et quel pouvoir démoniaque m'a poussé à commettre ce crime odieux ? me demandé-je aujourd'hui, honteux, piteux… haïssable et méritant, selon moi, l'exclusion de la vie.

Il est vrai que j'ai pensé à m'éjecter dans l'au-delà. Mais si je ne crains pas de perdre ma petite vie, je redoute d'affronter la mort. Ne suis-je pas fait de paradoxes ? Je suis bien trop lâche pour me tuer. Et puis, serait-il nécessaire qu'après tout ce gâchis, cette épreuve infligée à mes fils, je leur impose en prime un deuil dont j'ai la certitude qu'il n'est pas de leur souhait. Mes quatre grands garçons magnifiques entretiennent avec leur prisonnier de père une correspondance inégalement espacée, mais toujours remplie d'affection. Julien, qui est le seul à résider dans la ville où je suis détenu, pour y poursuivre ses études, vient me rendre régulièrement visite au parloir. Aucun de mes fils n'évoque jamais les faits. Ils sont jeunes, équilibrés, et bien installés dans la vie sociale et professionnelle. Cela est mon plus grand réconfort.

J'ai tenté d'illustrer toutes ces lignes un peu comme l'on campe les personnages d'un roman. Je souhaite démontrer ainsi que l'inceste a sévi chez nous, une famille ordinaire, une famille civilisée, une famille qui ne soit ni primitive ni adepte d'une secte, dont les moeurs seraient peu conventionnelles. Chez nous, la vie quotidienne, c'était comme dans toutes les familles nombreuses où le salaire du père n'est pas toujours au rendez-vous du panier à provisions. Nous vivions avec notre lot de difficultés, de chômage, de fins de mois crêpes à l'eau ou de pain perdu - Maddaléna préparait admirablement la recette du pain perdu -, de joies… oui, de joies aussi, comme dans toutes les familles ordinaires. Nous avons connu des périodes fastes et des jours de disette. Nous étions une famille. J'étais un père de famille, d'une magnifique famille. Puis, je devins le père indigne. J'ai éclaté cette belle famille.

J'avais décidé de me consacrer à pousser la chansonnette dans les cabarets. A l'ANPE, j'avais déclaré mon "nouveau statut" : artiste de variétés. J'avais changé d'étiquette avec la fierté imbécile d'être un autre homme. Cette étiquette-là était fort séduisante, non seulement pour moi, mais aussi aux yeux de mon entourage ; cela malgré ma timidité et mon manque de confiance en soi. Mon impulsivité me lançait dans la fosse aux lions, dans l'arène. Mon personnage était donc identifié. Cela semblait me suffire pour être reconnu et heureux. Dans ma mégalomanie, je m'enorgueillissais d'être modeste. L'on est en droit de penser qu'en plus de cette mégalo, une certaine tendance à l'exhibitionnisme et mon égocentrisme l'emportaient sur le reste. Ne sont-ce pas là des éléments du caractère d'un comédien ?

J'étais motivé et encouragé dans cette voie par mes amis, Inès en tête. Elle était mon égérie.

Cette aventure dura deux années, puis je délaissai quelque peu ma guitare après le départ d'Inès.

Inès me quitta pour rejoindre Django, un jeune palefrenier que Maddaléna accueillait sous son toit.

- Tu voulais que je parte, eh bien, je pars ! avait déclaré Inès, ce jour-là, en roulant ses valises pour aller habiter chez sa mère.

- Mais non, Inès, pas maintenant, pas comme ça. Attends un peu, discutons…

- C'est tout discuté ! Tu me l'as assez répété de partir, que ça ne pouvait pas durer. Ben moi, maintenant, je m'en vais, c'est tout !

C'est vrai que depuis quelques mois, je répétais sans cesse à Inès que pour nous deux, cela ne pouvait durer, que j'aurais soixante ans quand elle en aurait trente sept. Elle "s'en foutait". Là encore, je ne mettais pas en cause la situation d'inceste, puisque pour moi, Inès n'était plus ma fille, mais ma compagne, ma maîtresse. Quand elle avait quatorze ans et demi, elle était déjà une belle et grande jeune fille à qui l'on accordait volontiers deux ou trois ans de plus que son âge. A dix sept ans elle était une vraie femme épanouie et dotée d'une personnalité affirmée. Elle était déjà très mature, mais elle avait une fâcheuse tendance à la paresse quand la motivation se faisait opportunément absente. Sa scolarité fut un échec. Elle était dissipée, bien qu'elle aimait la compagnie des livres et des cahiers. Elle était dotée d'une esprit vif et lucide, et douée d'une bonne intuition. Elle aurait certainement pu poursuivre des études avec succès sans qu'elles soient nécessairement brillantes. Malheureusement, un obstacle quasi insurmontable se dressait devant ce qui aurait dû être le cursus normal de ses études. C'est vers la fin de l'année de son entrée au collège, en classe de sixième, qu'intervenaient des éléments perturbateurs l'empêchant de se concentrer sur sa scolarité. Une scolarité qui jusqu'à cette période pouvait se situer dans une moyenne acceptable. Ces éléments perturbateurs, on les connaît. Ils portent un nom, un seul nom : l'inceste. Cette période correspondait à l'année où Inès eut confirmation de notre non-consanguinité, même si elle semblait ne pas être affectée par cette "nouvelle". Quelques mois auparavant, l'une de ses amies de son âge lui avait crié cette phrase cinglante : "Ton père, c'est pas ton père, Inès ; ton père, c'est pas ton père !". J'étais sur le balcon et j'avais entendu. L'innocente gamine ne faisait que répéter les mots brutaux et cruels qu'elle avait entendus de la bouche de ses parents alcooliques. Sa mère était une amie de Maddaléna. Inès était aussitôt accourue en pleurs à la maison. Immédiatement, Maddaléna rassura notre fillette en lui certifiant que sa copine disait des bêtises. Je la soutins spontanément. Ce n'est que plus tard que nous avons décidé de ne plus dissimuler la vérité à Inès. Une vérité qui était déjà acquise pour elle. L'intelligence intuitive de ses onze ans ne l'avait pas trahie. Il n'en fallait pas plus pour perturber la scolarité d'une petite fille. Quant à la suite, point n'est besoin d'être psychologue pour comprendre les raisons d'un échec scolaire devenu inévitable.

Je refusais obstinément de voir la réalité. De cette grande différence d'âge, Inès me disait toujours qu'elle n'en avait "rien à foutre", qu'elle m'aimait, qu'elle resterait tant qu'elle le souhaiterait, mais que si j'insistais tout le temps…

- Attends, tu verras, toi, me lançait-elle en soulignant sa phrase d'un regard sombre comme un ciel d'orage où deux étincelles me braquaient façon lasers.

Je regrettais mes propos rabâchés chaque matin. Je tentais lourdement de convaincre Inès de rester, mais en vain. Sa décision était prise et maman Maddaléna n'y était pas étrangère. Maddaléna réagissait donc après trois années d'inceste et un an d'une situation de concubinage de sa fille avec son ex-mari.

- Tu sais, je vais peut-être revenir, il faut que je fasse le point. Je viendrai te voir tous les jours.

Inès vint effectivement rendre visite quotidiennement à celui qu'elle considérait toujours comme son homme - elle me tenait au creux de sa main - durant un mois, puis elle partit avec Django, chez la mère de celui-ci. Les deux lettres d'amour que je lui avais écrites quelques jours plus tôt et glissées - geste aux conséquences redoutables par la suite - sous la porte de l'appartement de Maddaléna, étaient tombées entre les mains de Django. Le garçon qui n'apprivoisait point les mots, présenta tout naturellement les missives accablantes à sa chère maman. C'est à partir de ce moment que je me vis dans l'interdiction de rencontrer Inès, sous peine d'être flingué par sa coterie et qu'elle fut éloignée logiquement de son père impudique et indigne. Il semblait que la belle famille eût un respect certain pour les moeurs et les lois de notre monde civilisé occidental. Bien que je les eusse un temps baptisés de pseudo-gitans ou de chie-culotte, ces gens-là avaient le sens de la famille.

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Published by suardatfs - dans inceste